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Dewi expliqua d’un ton saccadé qu’il avait discuté avec le Wakil Wali Kota au marché. Devant les visages étonnés de ses collègues, il précisa que le Wakil Wali Kota est le vice-maire de la ville. Les deux hommes se connaissaient depuis que Dewi avait entrepris les démarches pour obtenir l’autorisation de monter l’expédition et de travailler dans la région de Pagar Alam. L’édile arpentait le marché à la rencontre de ses administrés et en avait profité pour questionner Dewi, qu’il savait fin connaisseur de la faune locale.
Dewi avait alors découvert, avec effroi, que les autorités de Pagar Alam se préparaient à organiser une battue, à la suite des plaintes répétées des agriculteurs. Les signalements de rôdeurs nocturnes se multipliaient et les esprits s’échauffaient. Dewi savait que les élections approchaient, et il n’était pas nécessaire d’être un génie pour deviner que l’équipe municipale voulait prouver qu’elle était à l’écoute de la population. C’est ainsi que le projet de battue, destiné à traquer les mystérieuses créatures aperçues en périphérie des zones habitées, fut inscrit à l’ordre du jour du conseil.
Le vice-maire semblait convaincu que la mesure serait adoptée à une écrasante majorité et que l’opération serait lancée sans délai. Il avait d’ailleurs déjà commencé à dresser la liste des volontaires, notamment ceux disposant de chiens aptes à suivre une piste.
Dewi fit une courte pause, puis termina son compte-rendu d’un ton inquiet :
— Le conseil se réunira demain. La battue pourrait commencer après-demain. Nous sommes pris par le temps.
Un silence consterné s’installa. La surprise et l’incompréhension se lisaient sur le visage des trois autres. Stella fut la première à réagir.
— Je crois qu’il faut agir immédiatement. Il faut lancer la dernière phase de notre plan dès aujourd’hui. On prend les sacs à dos avec le matériel, et on file à la caméra 41 sans attendre. On installe tout et on reste en alerte. Si on a de la chance, tout fonctionnera du premier coup et on pourra faire les prélèvements demain matin, c’est-à-dire la veille de la battue.
Sinta hochait la tête en l’écoutant. Elle prit la parole avec enthousiasme :
— Et comme ça, Numéro 1 aura le temps de se remettre sur pied et de regagner son territoire avant la battue !
— C’est court, mais nous n’avons pas le choix, répliqua Dewi, l’air contrarié. Je déteste travailler dans l’urgence, mais il faut se bouger immédiatement. La battue va faire fuir Numéro 1 et nous n’aurons peut-être plus jamais l’occasion de l’observer. A moins que les villageois ne le tuent tout simplement. Je vais vérifier le matériel et empaqueter les sédatifs. Je vous propose qu’on parte dans 45 minutes.
Stella se tourna vers Andrew.
— Ça ira pour toi, Andy ? Si tu es trop fatigué, tu peux rester ici. Il y a pas mal de marche jusqu’à la caméra 41. On y va à pied pour ne pas perturber Numéro 1 avec les bruits ou les odeurs d’un véhicule. Et il est d’autant plus crucial de ne pas le faire fuir, à deux jours de cette maudite battue.
— Stella, je n’ai pas fait tout ce voyage pour faire la sieste pendant que l’équipe passe à l’action ! Laisse-moi juste enfiler mes chaussures de randonnée et on y va.
Sinta remplit les gourdes d’eau filtrée et glissa des galettes de riz et quelques fruits dans la poche avant de son sac à dos. Stella consacra dix minutes à vérifier les batteries de rechange pour les caméras et le matériel électronique. Enfin, Dewi revint dans le salon avec une petite trousse kaki à la main.
— J’ai également pris le matériel de prélèvement, au cas où, dit-il d’un ton ferme. Pour ma part, on peut y aller.
C’est ainsi que le petit groupe quitta la maison et se dirigea vers la périphérie de Pagar Alam d’un pas décidé. Andrew avait pris un cachet d’aspirine en prévision d’une matinée qui s’annonçait plus éprouvante que prévu.
Ils adoptèrent rapidement un rythme soutenu et marchaient en silence. Après avoir emprunté les routes goudronnées des faubourgs, le groupe s’engagea sur une piste bordée d’une végétation de plus en plus dense. Les caféiers et bananiers dominaient au départ, mais furent peu à peu remplacés par des lambeaux de forêt secondaire. L’emprise de la civilisation s’atténuait un peu.
Chacun avançait, absorbé par ses pensées. Andrew était fatigué, mais il savourait les parfums puissants de la végétation et les cris d’oiseaux dans la canopée. Il se fit la remarque que cette sortie dans l’urgence avait un côté tragique : le groupe se retrouvait précipité dans l’action, pris par le temps. Tout leur travail, tous leurs espoirs, risquaient d’être anéantis par la décision d’un conseil municipal.
— Quelle dérision, pensa-t-il en songeant à l’enthousiasme de ses collègues.
Il eut une pensée particulière pour Stella. Il revit des scènes du passé, de l’époque où ils étaient ensemble. Il aimait son caractère entier, sa manière sincère de se donner à 200 % pour une cause. Tout en peinant à suivre le rythme soutenu des autres, bien entraînés à la marche en milieu tropical, il réalisa que ses pensées étaient confuses. Il était heureux d’avoir rejoint Stella à Sumatra… mais que restait-il vraiment de leur lien ?
— Décidément, je ne suis pas très en forme depuis mon arrivée en Asie, se dit-il en essuyant la sueur qui coulait sur son front. En tout cas, je suis heureux d’être ici avec Stella, quelle que soit l’issue de cette aventure avec l’Orang Pendek.
Les pistes devinrent sentiers, et la canopée se referma au-dessus d’eux, tamisant la lumière et plongeant la forêt dans une pénombre humide. Respirer efficacement dans une atmosphère saturée d’humidité rendait l’effort plus difficile, et c’est là qu’Andrew peina le plus. Il se concentra sur ses pas, observa la végétation changer et se réjouit lorsqu’ils pénétrèrent dans une forêt de plaine.
Les grands arbres dominaient désormais, formant un paysage impressionnant de contreforts végétaux, et de lianes entremêlées. Le sol, couvert d’humus et de feuilles mortes, étouffait leurs pas. Des cris d’oiseaux invisibles résonnaient, et plusieurs macaques s’enfuirent à leur approche. Bien que ces zones boisées évoquent parfois la forêt primaire, les scientifiques évoluaient toujours dans une mosaïque d’habitats. Le sentier débouchait parfois sur une clairière, où leurs yeux devaient alors s’ajuster à la lumière. C’est dans l’une d’elles que Stella proposa une première pause. Ils avaient marché deux heures d’une traite, et Andrew accueillit ce moment de repos avec soulagement.
— Ouf, dit-il, une pause sera la bienvenue !
Ils burent longuement et Sinta distribua des bananes sorties de son sac. Stella se tourna vers Andrew pour lui demander :
— Nous avons pris le chemin le plus direct vers la caméra 41. On y sera dans une demi-heure. Que penses-tu du paysage, Andy ?
L’intéressé avala sa bouchée et répondit avec enthousiasme :
— Magnifique ! La végétation est incroyable, mais ce sont surtout les odeurs que j’adore. Si on ajoute les sons de la forêt et cette lumière si particulière, on obtient une atmosphère extraordinaire.
Dewi et Sinta souriaient en l’entendant s’extasier devant la forêt de leur île. La pause fut brève, car tous tenaient à atteindre la caméra 41 au plus vite pour avoir le temps de tout installer et espérer revenir avant la nuit.
Un violent grain les surprit alors qu’ils arrivaient aux abords du site, une trentaine de minutes plus tard. Protégé par son chapeau de brousse, Andrew ouvrit grand les yeux à la recherche de l’appareil. Il ne vit rien, et réalisa que c’était normal : Stella et les autres l’avaient soigneusement dissimulé.
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