La veillée des offrandes

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Quelqu’un passa tout près d’elle. C’était la fille qui lui avait craché devant les pieds tout à l’heure. Grande, le visage anguleux, les cheveux noirs tressés en une couronne élaborée ornée de perles. Elle marchait avec cette assurance particulière qu’ont certaines âmes conscientes de leur valeur, comme si le sol lui-même devait s’estimer honoré de les porter.

Elle s’arrêta juste à côté de Suliko. Se pencha légèrement, comme pour ajuster sa sandale. Et murmura, à voix basse, mais assez distinctement pour que chaque mot pénètre comme une lame :

— Au moins, tu as un avantage sur nous toutes, la catin. Ton gosier de putain connaît déjà l’art d’engloutir la viande crue.

Elle se redressa sans attendre de réponse, rejoignit son groupe de nobles qui l’accueillirent avec des sourires et des chuchotements. L’une d’elles jeta un regard vers Suliko et fit un geste obscène.

Suliko resta figée, le visage brûlant. La honte et la rage se mêlaient dans sa poitrine, formant une boule pesante qui lui coupait le souffle. La mesquinerie de ces créatures à un moment si grave – non seulement pour Suliko, mais pour elles-mêmes – la stupéfiait.

— Tu as peur ?

Suliko se retourna. Une fille se tenait près d’elle – elle n’avait pas remarqué son approche. Elle regardait Suliko avec une expression difficile à déchiffrer. Pas du mépris. Pas de la sympathie non plus.

Suliko s’inclina, la main sur le cœur.

— La paix soit avec vous, damoiselle. Et oui, j’ai peur, pour être honnête.

L’inconnue hocha la tête.

— Moi aussi. Je m’appelle Nestan.

— Mon nom est Suliko.

Un silence. Nestan ne s’éloignait pas.

— Tu es seule ? demanda Nestan en regardant autour d’elles. Pas de famille ?

— Non, damoiselle. Personne.

Nestan hocha à nouveau la tête, comme si cette réponse confirmait quelque chose qu’elle pensait déjà.

— Ma mère voulait venir, dit-elle soudain. Mon oncle l’en a empêchée. Il a dit que ça ne servait à rien, que ça ne ferait que rendre les choses plus difficiles. Il a probablement raison. Mais maintenant je... je voudrais qu’elle soit là quand même.

Suliko ne savait pas quoi dire. Elle n’avait jamais eu de mère, pas vraiment – juste Aglaïa, et Aglaïa n’avait jamais été une mère. Alors elle resta silencieuse.

— On dit qu’une… qu’une sur deux meurt, continua Nestan. Tu crois que c’est vrai ?

— Je ne sais pas, damoiselle.

— Moi non plus. Personne ne le sait vraiment. On compte les choisies, pas les mortes. C’est plus... glorieux, je suppose.

Elle eut un sourire sans joie.

— Excuse-moi. Je parle trop quand je suis nerveuse. Mon père dit que c’est un défaut. Qu’il faut endurer les épreuves en silence.

— Votre père est chevalier ?

— Était. Il est mort il y a deux ans. Les armes à la main, Dieu merci. Ma mère... elle espère que je serai choisie. Que je deviendrai miresse. Que je continuerai l’honneur de la famille.

Elle se tut brusquement, comme si elle en avait trop dit. Puis elle regarda Suliko avec une intensité soudaine.

— Tu aimes la neige ?

Suliko cligna des yeux, décontenancée.

— Pardon ?

— La neige. Tu aimes ça ?

— Je... je ne sais pas. Oui, je crois. Les cristaux, surtout.

Nestan hocha la tête, comme si c’était une réponse profonde.

— Moi, j’adore la neige. Quand j’étais petite, ma sœur et moi, on construisait des châteaux ensemble. On se battait avec des boules de neige jusqu’à ce qu’on soit trempées et que ma mère nous crie dessus.

Elle sourit à ce souvenir. Puis le sourire s’effaça aussi vite qu’il était venu, et sa lèvre inférieure se mit à trembler.

— Je me demande si elle pense à ça maintenant. Ma sœur. Si elle se souvient de nos batailles de neige. Ou si elle pense juste que je vais mourir cette nuit.

Elle se tut un instant.

— Qu’est-ce que tu aimes, toi ? demanda-t-elle. Je veux dire, qu’est-ce qui te rend heureuse ?

— Je... les toits, peut-être. J’aime être sur les toits. Sentir le vent et… la ville en-dessous.

Nestan sourit douloureusement et baissa les yeux. Il y eut un silence. Puis elle se remit à parler, d’une voix basse, précipitée, désordonnée, comme si les mots lui échappaient malgré elle.

— Tu sais, quand… quand j’étais petite, il y avait non loin de la maison un vieil arbre. J’allais le voir, presque tous les jours, je parlais avec lui, je l’arrosais d’eau et de thé, je lui apportais des gâteaux au miel. Je l’aimais, oh… si tu savais ! Je l’aimais plus que tout ! C’était un sapin, je crois, un grand sapin. Eh bien, figure-toi qu’ils l’ont coupé. Un beau matin – je me souviens de ce matin, le soleil brillait dans un ciel d’une pureté parfaite –, un matin je descends la colline le long de la rivière et je vois qu’ils l’ont coupé, il n’était plus là. Tu n’imagines pas combien j’ai pleuré ; j’avais dix ou onze ans. Mais tu as raison, bien sûr (Suliko ne disait rien mais écoutait attentivement, les yeux grands ouverts), tu as raison, un arbre, qu’est-ce que c’est que ça, un arbre ? Ce n’est rien, rien du tout. Soyons sérieux ! Soyons raisonnable. Comment peut-on tomber amoureux d’un arbre ? Comment est-ce possible, hein ? Je veux dire… Admettons qu’il soit beau, agréable à regarder, ou bien disons même qu’il est extraordinairement admirable ; mais le meilleur des arbres ne sera jamais que du bois, n’est-ce pas, du bois muet et stupide. Je comprends fort bien que la mort d’un arbre n’a absolument rien de terrible, rien du tout. Mais j’ai pleuré, pleuré, comme jamais je n’avais pleuré de toute ma vie, j’ai versé des torrents d’eau vive. J’étais inconsolable. J’avais perdu un ami, un véritable ami, tu comprends … ah, que les enfants sont ridicules ! Qu’est-ce qu’ils sont bêtes ! Depuis, je déteste tous les arbres, acheva-t-elle en riant.

Suliko se sentit soudain envahie d’un sentiment morne et étrange.

— Pardonne-moi, ajouta Nestan. Je raconte vraiment n’importe quoi.

— Non, murmura Suliko. Je comprends.

Elles restèrent là, côte à côte, sans rien ajouter. D’ailleurs, qu’y avait-il à ajouter ?

À cet instant, un gong retentit à l’extérieur du pavillon – un son grave et profond qui sembla faire vibrer l’air lui-même.

Toutes les conversations cessèrent instantanément.

— C’est l’heure, murmura quelqu’un.

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