Le jour de l'aube bleue

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Séville, 8 juillet 1982, l'aurore vespérale

Ce jour-là n'est pas tout à fait comme les autres. À compter de 19h00, Les rues désertes succèdent aux rues désertes. Le pouls du pays a cessé de battre. Ce soir, le petit poucet bleu défie l'ogre germain dans une arène sévillane.

L'hexagone s'est enflammé pour cette équipe romantique, surgie du bout de l'horizon, émergeant d'un néant qui dure depuis 1958, autant dire depuis toujours.

Partout durant les 60ies et les 70ies, le coq s'est fait brutaliser, humilier, moquer, déplumer, gifler, quand il n'a pas carrément été absent des phases finales des grandes compétitions internationales.

Et voilà qu'une équipe romantique de chevau-légers, poitrail fièrement bombé vers l'adversaire, déjà vainqueurs en éliminatoires d'Oranjes doubles-finalistes mondiaux, trace son chemin scintillant de Bilbao à Valladolid, de Madrid à Séville, avec un aplomb esthétique affirmé.

Le mondial espagnol touche à son terme, après avoir connu plusieurs épisodes grandioses :

Le match arrangé entre la RFA et l'Autriche, la descente du Cheikh sur le terrain lors de France-Koweït, les matraquages des cerbères italiens sur Maradona et Brésiliens...

Quand tu t'installes avec ton père sur le canapé du salon, il n'y a plus que trois postulants au titre suprême, les Transalpins s'étant débarrassés dans l'après-midi de Polonais bien timides : Italie, RFA, et France, cette dernière en position d'outsider, tant sa présence à ce niveau semble incongrue. En toute logique, la phalange teutonique, championne d'Europe en titre, composée de joueurs rompus aux âpres succès internationaux, mélange de surpuissance rigoureuse et d'arrogance, et qui a surclassé l'hôte espagnol au tour précédent, doit croquer le poussin bleu sans coup férir.

Et pourtant...

Passés les quelques instants de trac sanctionnés par un but précoce du Berlinois Littbarski, le onze tricolore prend les choses en main, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour des footballeurs. L'égalisation de Platini — Oui, Michel !!! — consécutive à un pénalty obtenu par Rocheteau, le défenseur s'étant fendu sur celui-ci d'un plaquage dans les règles de l'art, remet la tête des coqs dans le sens de la marche.

A partir de ce moment, les Uhlans cavalent dans le vide après un ballon dont ils ne peuvent s'emparer, pendant que les cuirassiers français virevoltent, se faufilent, dansent, s'immiscent dans l'armure noire et blanche, symphonisent. Mozart mystifie Wagner. le paquebot germanique tangue sous les piqûres de l'escadrille hexagonale...

Scotchés à l'écran, vous contemplez dans l'euphorie David qui ridiculise Goliath. La muraille va finir par céder, c'est évident, au vu de la différence d'allant et de classe entre les deux équipes.

Mais, tout scénario qui se respecte doit s'appuyer sur une dramaturgie digne de ce nom. L'attentat du gardien allemand Harald Schumacher, au nom devenu symbole d'ignominie, sur Patrick Battiston, sans que l'arbitre ne bronche, porte la rencontre au paroxysme de la tension et fait définitivement basculer le match dans la légende. Des noms d'oiseaux fleurissent à destination d'Harald le boucher et de M. Corver, ce complice arbitral frappé de cécité, d'incompétence, et plus sûrement encore de malhonnêteté.

Alors que s'approche la fin du temps réglementaire, le tout jeune Manuel Amoros, qui a escaladé le terrain depuis son poste d'arrière gauche, bardé de l'audace de ses vingt ans, déclenche une frappe lointaine d'une pureté inouïe. Tous la voient au fond. L'arrogante escouade va enfin mordre la poussière.

Las, la barre du portier adverse, qui, non content d'être brutal, l'a vraiment bordé de nouilles, rejette un cuir qui méritait mille fois de faire trembler les filets, contribuant à accentuer le sentiment d'injustice qui vous enserre de sa poigne persistante.

La prolongation, comprimée sous la chaleur d'un stade Sanchez Pizjuan plongé dans l'ivresse, élèvera les débats au rang de mythe.

Sur un coup-franc du lutin Giresse, et malgré un mur honteusement proche, Marius Trésor, Marius le géant, Marius le bien nommé, Marius le fidèle, que des millions de bras veulent étreindre, décoche une volée cristalline qui fait chavirer le pays, avant de s'envoler dans une course christique. Dans ta mémoire, il court encore. Ça fait quarante ans qu'il court. Le salon est submergé d'embrassades qui le disputent aux hurlements de joie. La quartier entier est embrasé par de folles clameurs. Deux ou trois bras d'honneur baptisent le dernier rempart allemand et l'homme en noir.

Et les bleus n'ont pas terminé leur chef d'œuvre. À l'extrémité d'une action limpide, Didier Six sert Alain Giresse dont l'extérieur du droit téléguidé envoie le maudit aux pâquerettes et la France au paradis.

L'explosion de joie du petit Alain n'a rien à envier à celle de son coéquipier Marius. Lui aussi se lance dans une échappée démente, hors du temps, les poings boxant l'air épais d'Andalousie dans une saccade endiablée. Lui non plus n'a jamais cessé de courir, et ne cessera jamais.

La rencontre n'est malheureusement pas terminée. Comme la roche Tarpéienne reste toujours aussi proche du capitole, que la résilience caractérise la Manschaft, et que les Bleus jouent à onze contre douze... la menace d'un retour adverse pèse... et les craintes ne tardent pas à se confirmer.

Au départ de l'action qui permet au blondinet Rummenigue de ramener le score à 2-3, l'ami Charles Corver parachève son œuvre en 'oubliant' deux grossières fautes commises sur des attaquants français. Tu crispes le maxillaire. Ce type est le vendu absolu.

Quand Klaus Fischer, sur une remise la tête d'Horst Hrubesch, le colosse hambourgeois, égalise d'un magnifique retourné, tu te dis que rien n'est perdu, que les tirs au but peuvent encore sourire aux plus méritants. Ce serait bien le moins.

La séance mortelle épouse le même schéma que la prolongation. Une prise d'avantage soulevant les espoirs les plus insensés... suivie d'une désillusion, une douche écossaisse. Le rêve se désagrège dans la nuit andalouse.

Pour l'heure, l'immonde déception a imposé sa présence indélicate et insistante. L'épilogue cruel empêche momentanément la conscience d'avoir cotoyé un mythe footballistique. Tu ignores alors qu'en l'espèce victoire ou défaite n'ont pas la moindre importance, que seule subsistera de ce thriller une fenêtre étincelante, la quintessence du spectacle sportif, un morceau d'éternité.

Tu ignores également que les triomphes de 1984, 1998, 2000 et 2018 seront les enfants de cette épopée magique, les enfants de l'aube bleue.

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