Bose

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« Et voilà, fit Martin avec un soupir de satisfaction. À la santé de Samy et de nos deux adultérins préférés. Je désespérais déjà, mais le ciel t’a envoyé. »

Celle-ci lui offrit de nouveau un sourire lumineux :

« Si c’est le ciel qui m’envoie, Qui est-ce Qui t’a envoyé hier quand je me faisais harceler par Samy dans l’indifférence générale ?

— Pas tout à fait générale. Najia m’a dit qu’elle t’a accompagnée chez le directeur. Et quand je lui ai dit que j’aimerais pas qu’il te fasse des misères plus tard, elle m’a répondu que son petit copain de Terminale, un cousin de Samy, aurait une petite conversation avec lui .

— Najia est une chic fille, et son mec aussi. Elle sait faire la différence entre un mec honorable et un blaireau. D’ailleurs, si elle était pas déjà avec quelqu’un, elle t’aurait mis le grappin dessus depuis belle lurette.

— Ben là ! Tu crois ?

— J’en suis sûre à deux cents pour cent !

— En tout cas, c’est pas elle qui m’a tiré d’un trouble injuste par rapport à un devoir de retenue sur une matière qui sert à rien.

— À rien ? protesta-t-elle. La physique-chimie ? Mais comment ça ?

— Ben, euh, oui. Non ? Je veux dire, en quoi est-ce que niaiser à apprendre que le magnésium se combine avec le chlore m’aidera à nourrir les pauvres, soigner les malades ou venir en aide aux opprimés ? D’accord, en faisant fondre les plaques de glace noire sur l’asphalte, peut-être, mais ça finit par polluer. »

Les yeux de Rajshri retrouvèrent leur douceur coutumière, doublée d’une étincelle indéfinissable mais envoûtante, et au fil de ses expressions corporelles, celle-ci se trouvait à son zénith lorsqu’elle fixait son regard sur Martin.

« Ah d’accord. Ce qui t’intéresse avant tout, c’est de pouvoir faire le bien autour de toi ? Soulager les souffrances ? Aider les gens à devenir meilleurs ?

— Voilà ! Je l’aurais pas mieux dit. D’ailleurs, tsé, je suis fier que ma mère m’ait donné mon prénom d’après le saint patron de la ville. Tu connais l’épisode qui l’a rendu célèbre ?

— Mais bien sûr, M. Tourangeau : je suis une tourangelle ! [Ils rirent.] Martin de Tours qui coupe, un jour de grand froid, la doublure de son manteau, qu’il avait fait mettre à ses frais, et qui la donne à un déshérité. Et la nuit d’après, le Seigneur Qui lui apparaît en rêve pour l’honorer devant Ses anges. Un très beau modèle de charité chrétienne, y a pas à dire.

— Quin, c’est drôle, je pensais que t’y croirais pas pantoute.

— Et pourquoi pas ? » fit Rajshri avec un haussement de sourcil.

Il valait peut-être mieux ne tenir aucun stéréotype pour acquis avec cette fille hors du commun.

« Ben, tsé, chez nous autres, les protestants ont la réputation de croire en rien si c’est pas noir sur blanc dans la Bible. »

Rajshri pouffa de rire.

« Oui, c’est fou toutes les bizarreries que vous colportez sur nous. Mais le truc, c’est que la Bible est notre autorité ultime en vrai. Alors si quelqu’un veut nous faire avaler un truc alors que la Bible dit ou implique le contraire, eh ben il a le bonjour d’Alfred. Par contre, comme y a rien dans la parole de Dieu qui dit ou implique que le Seigneur aurait pas pu apparaître en rêve à ton héros personnel, j’ai aucune raison de pas y croire a priori.

« D’ailleurs, en parlant de héros personnel, devine qui est le mien ! »

Martin se retint juste à temps de lancer ce qui risquait de s’avérer une fichu de niaiserie.

« Est-ce que je suis dans les patates si je hasarde que c’est pas Gandhi ?

— Voilà ! Oui, oui, oui ! Alors là, je jette mes fiches ! fit Rajshri en un pastiche de Julien Lepers qui fit sourire Martin. Plus sérieusement, je ne puis que m’incliner devant la manière dont Gandhi a libéré mon pays de la colonisation britannique sans employer la violence. Toutefois, à l’inverse de la majorité de mes compatriotes, et à l’instar du légendaire Bhimrao Ambedkar, figure du mouvement dalit, je ne lui accorde pas et ne lui accorderai jamais le titre de Mahatma, parce que contrairement à l’image d’Épinal que la propagande de mon pays a faite de lui, ce n’était pas une “Grande Âme”, c’était un humain faillible et pécheur comme tout un chacun.

« Tu vois, même en faisant abstraction de son attitude réfractaire et hautement irréaliste envers la modernité, et de son attitude ambigüe envers les Zoulous d’Afrique du Sud, il faut savoir qu’il établissait un distinguo entre le système de castes et l’antique système des varna, alors même que c'est exactement la même chose dans la pratique. Disons pour faire simple que selon lui, les varna, c’était un peu comme le concept de vocation, et le Seigneur sait que j’ai rien contre celui-ci à la base. Il prétendait aussi que l’intouchabilité et autres injustices du système des castes, c’était une “excroissance” de l’hindouisme qu’il fallait extirper. Mais moi, je regarde aux résultats pratiques, tu vois. On reconnaît un arbre à ses fruits. Et l’intouchabilité est un des innombrables fruits vénéneux de l’hindouisme, je te l’affirme. Si tout s’était déroulé comme l’avait souhaité Gandhi, il y aurait eu zéro possibilité de mobilité sociale pour tout un chacun. Pire encore, nous aurions été intégrés à la caste la plus basse, les shudra, et nous serions restés les serfs des autres castes. Ses intentions étaient peut-être bonnes mais sa vision du monde pourrie à la base !

« Bref. Allez, Martin, je te donne une autre chance. Indice : ce n’est pas Ambedkar.

— Je donne ma langue au minou.

— Satyendra Nath Bose, physicien et mathématicien bengali de génie, qui possédait aussi cinq langues, à savoir le bengali, le sanskrit, l’anglais, l’allemand et le français (qu’il a appris pour travailler avec Marie Curie, une autre grande figure personnelle), ainsi que de vastes connaissances en chimie, en biologie, en philosophie, en musique, en poésie, en minéralogie et en littérature, un véritable esprit universel ! Lors de son examen pour remporter son diplôme scientifique à l’université de Calcutta, il a obtenu une note équivalente à dix-huit sur vingt dans le système d’ici, record jamais égalé jusqu’ici et qui le sera sans doute pas de sitôt. Sa correspondance épistolaire avec Einstein, sans doute une des collaborations scientifiques entre l’Orient et l’Occident les plus importantes de l’histoire de l’humanité, leur a permis de faire faire un grand bond en avant à la physique quantique grâce à l’invention des statistiques quantiques, et cela lui a valu de voir la moitié des particules élémentaires de notre univers porter son nom : les bosons.

« Qui plus est, il a beaucoup travaillé pour que les jeunes bengalis puissent avoir accès à la science et à l’instruction dans leur propre langue, et c’est notamment grâce à lui que la technologie est plus présente et utilisée aujourd’hui dans mon pays. Alors, tu penses toujours qu’un physicien ne peut pas contribuer à rendre son prochain et son environnement meilleurs ? »

Qu’est-ce que Martin aurait pu répondre à ça ? Il préférait laisser la beauté de Rajshri – non pas juste son doux visage en forme de cœur, la pureté de sa noblesse morale ou l’envergure époustouflante de son intellect , mais surtout cette merveilleuse lumière qui émanait de toute sa personne et ne se percevait pas avec les yeux – inonder sa vision pour gorger son cœur et noyer son esprit de feux d’artifices.

« Et tu sais, j’ai même pas encore mentionné les progrès technologiques qui pourraient bien avoir lieu dans le futur grâce à lui ! Combien d’états de la matière est-ce que tu connais ?

— Ben les solides, les liquides pis les gaz... Ah oui, et le plasma aussi, quand la matière est ben chaude sur une étoile, là.

— Mais dis-moi, Martin, t’es pas si câlique que ça en physique-chimie en fin de compte !

— Ben c’est juste un souvenir d’un livre de vulgarisation scientifique pour les flos, tsé. De la chance, quoi.

— L’instruction n’est jamais une question de chance, Martin. Une personne est instruite parce qu’elle a fait le choix d’apprendre des choses et les actions pour y arriver, et parce qu’elle aura accordé suffisamment d’importance au savoir qu’elle a acquis pour faire l’effort de le graver dans sa mémoire. D’accord, tous n’ont pas le même accès ni la même appétence aux mêmes types d’instruction dans la même mesure, mais tout comme tout le monde peut devenir plus musclé en faisant des pompes chez soi, sans barres de traction ni haltères ni rien, tout le monde peut s’instruire.

« Mais pour en revenir à nos moutons, les statistiques de Bose et Einstein prédisent un cinquième état de la matière, d’où son nom de condensat de Bose-Einstein. Tu sais ce que c’est, un photon ?

— Ben oui : c’est une particule de lumière. Je suis pas niaiseux à ce point.

— Je crois pouvoir dire que t’es pas niaiseux tout court, Martin. Bref. L’intuition géniale de Bose, qui a résolu bien des problèmes, consiste à avoir postulé que quand deux photons ont la même énergie, on peut pas faire la différence entre eux. Einstein est allé plus loin en étendant ce raisonnement aux atomes.

— Eille, attends : ce que tu dis sur des photons, là, ça va pas contre le principe d’exclusion de Je-sais-plus-qui ? »

Rajshri pencha derechef le buste vers lui, ses yeux scintillants rivés dans les siens, un sourire stellaire aux lèvres.

« Martin, s’il te plaît, ne dis plus jamais que tu es niaiseux ou quoi que ce soit du genre. Même si ta conclusion est fausse, parce que le principe d’exclusion de Pauli concerne les fermions, comme par exemple les électrons, et pas les photons et les autres types de bosons, ton raisonnement est le bon. Les gens qui auraient assimilé ce principe tout seuls deux heures à peine après être partis de zéro en la matière sont très rares. Tu es un mec génial, Martin, à plus d’un égard.

— Et toi, tu es une fille super, Rajshri. Tu es d’une intelligence fantastique mais tu restes humble. Mieux, tu es un être humain authentique, avec une vraie compassion pour ton prochain. Je n’ai jamais rencontré quelqu'un comme toi. C’est féerique. »

L’ange de l’instant précédent repassa. Les feux d’artifices reprirent. Elle rapprochait sa face de la sienne. Non, c’était lui qui rapprochait sa face de la sienne.

Ou plutôt, ils rapprochaient leurs faces l’une de l’autre.

Et celles-ci furent illuminés par...

...l’éclairement cru des néons.

« Oh, mince, pardon ! »

Mme Prairat se trouvait à la porte, le bout de la main sur la bouche, incarnation même de la confusion.

« Je suis vraiment désolée. Je me doutais pas ! Je vous laisse, faites comme si j’étais pas là.

— Non, non, ça va, c’est bon » répondit Martin, l’interrompant dans son geste d’éteindre la lumière.

Elle était ben gentille, celle-là, mais elle était pas vite vite par contre. En tout cas, la magie avait disparu.

« Bon, soupira Rajshri, j’en étais où ? Ah oui, le condensat. Je vais pas te rebattre les oreilles avec la dualité ondes-particules et tout le ramdam pseudo-scientifico-mystico-débile autour de l’interprétation de Copenhague, surtout que ça sert à que pouic. Il faut juste savoir que toutes les particules ont une longueur d’onde. Imagine simplement la particule comme une minuscule boule qui fait flic-floc comme les vagues de la mer, ça devrait t’aider.

« Alors, si tu le savais pas, je te l’apprends, mais la matière peut pas geler plus bas que moins deux cent soixante-treize virgule quinze degrés Celsius. On appelle ça le zéro absolu. D’après les statistiques de Bose et d’Einstein, si on pouvait refroidir suffisamment – c’est-à-dire jusqu’à un micropoil du zéro absolu – un gaz formé d’un unique élément chimique, histoire que ses atomes arrêtent de rebondir partout comme des boules de loto et qu’ils fassent flic-floc beaucoup plus lentement et au même rythme, leurs longueurs d’ondes se superposeraient et ils ne formeraient plus qu’une sorte de particule géante : le condensat de Bose-Einstein.

« Pour commencer, ça explique la supraconductivité et la superfluidité : dans une particule, géante ou pas, les gains et les pertes d’énergie ne se font pas juste comme ça, ils se font par quanta (d’où le nom de la discipline, tu l’auras compris), c’est-à-dire par quantités finies et bien déterminées. L’énergie vient par paquets, si tu veux. Résultat : si la perte d’énergie due à la résistance ou au frottement n’atteint pas un quantum minimum, elle ne se fera pas, et il devient possible d’avoir une résistance électrique ou une viscosité égales à zéro.

« Et je te signale qu’avec la supraconductivité, il pourrait être possible dans le futur de créer des câbles électriques qui alimenteront beaucoup plus de foyers avec beaucoup moins de volume, ou des accus qui stockeront directement l’électricité sans aucune perte au lieu de la convertir en énergie chimique comme nos batteries actuelles, ou encore des trains à lévitation magnétique plus rapides encore que les T.G.V. D’ailleurs, il paraît que les Allemands vont construire un train comme ça pour désenclaver ces pauvres Est-Berlinois. Tu te rends compte ? Toute cette économie d’énergie ? Tout ce gain de temps ? Ce sera autant de choses plus facilement accessibles, autant d’argent redistribué dans l’économie pour le développement, au profit de tout un chacun, pauvres, malades et opprimés y compris !

« Et avec les condensats, on pourrait créer des lasers atomiques qui donneraient des hologrammes plus vrais que...

— Les enfants, appela Mme Prairat, c’est l’heure ! Je ferme dans cinq minutes. »

Saint-ciboulot, ça allait faire, là ! Cette pionne aurait consterné un éléphant dans un magasin de porcelaine avec son timing broche à foin(1) ! Quin, c’était peut-être pour ça qu’elle avait pas de chum.



(1) À deux balles, mal fichu, made in Taiwan

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