Flower Power

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— Asseyez-vous, Madame Gauthier, je vous en prie.

Le sourire est forcé. Elle me désigne un fauteuil qui est aussi déprimé que la déco de son bureau. Il y a trois sièges, tous différents les uns des autres. Je m’installe et, instantanément, je rentre dans une profonde contemplation de cette conseillère funéraire qui penche la tête sur le côté, à chaque fois qu’elle s'adresse à moi. Je suis fascinée. Elle est à l’image de son bureau. Dépareillée. Visiblement, le pantalon en velours côtelée qu’elle porte n’a pas eu d’autres choix ce matin que d’être jumelé avec un chemisier noir, en soie, dont les roses brodées, par effet de transparence, ont l'air comme tatouées sur ses bras. Un badge « Anne-Marie » transperce l’une d’entre elles. Mortuaire mais Punk cette Anne-Marie. Puis, mon regard se pose sur une énorme pile de feuilles entassées à côté de moi. J'aperçois des ratures, des « impayés » tamponnés en rouge, des croix et des anges embossés sur du papier qui semblent vouloir faire corps pour entrainer l’ensemble de la pile vers un suicide collectif. J’hésite un instant à donner un léger coup de coude dans la pile pour abréger leur souffrance mais je suis interrompue par mon interlocutrice.

— Un café ?

— Non, non, merci.

De manière très naturelle, elle enjambe alors la dizaine de câbles électriques emmêlés de son bureau puis prend une grande respiration. J’ai peur pour la suite.

— Merci beaucoup d’avoir accepté de revenir dans nos locaux cet après-midi.

Ma collègue, Elodie, m'a dit que vous aviez choisi le modèle cercueil Prestige en chêne massif hein c’est bien ça ? Malheureusement, on a repris les mesures ce matin et ça va être trop juste… 1m85 c’est trop grand pour ce modèle. Là, vraiment… il manque dix centimètres et on aura beau faire de notre mieux mais votre papa, bah il va être serré comme une sardine me dit-elle en me mimant une sardine, les bras le long du corps et la tête rentrée dans les épaules.

À cet instant, il y a débat. Est-ce le mot « sardine » ou l’imitation à laquelle je viens d’assister le plus surréaliste ? Seule certitude : le talent d’acting indéniable de mon hôte du jour. Quels sont les autres mimes de son répertoire? Ose-t-elle parfois la baleine, la crevette ou même le thon selon le contexte ? Captivée, je la regarde s’agiter sur sa chaise. Je n’ai plus le son, juste l’image. La suite de notre échange reste floue. Une courte amnésie plus tard, me voici devant le couloir attenant à son bureau. Le grésillement du néon qu’elle vient d’allumer juste au-dessus de moi me ramène au présent et me glace pour de bon.

— Je vous laisse regarder tranquillement à nouveau les modèles et gardez bien en tête que les capitons sont personnalisables ! lance-t-elle en s’éloignant.

Je suis là plantée devant quinze cercueils alignés. Prestige en chêne massif n’est plus dans la course alors forcément, pour les quinze autres, c’est une remontada inespérée. Ils sont face à moi, fiers et bien décidés à me courtiser en me présentant leur meilleur profil. Je fais tant bien que mal mon choix avec, au loin, les talons d’Anne-Marie qui s’impatientent sur le carrelage froid de son bureau.

Après avoir arrêté mon choix, dans le silence le plus profond, je retourne presque avec entrain aux chaises dépareillées, aux câbles et aux anges qui semble encore plus m’implorer. Gerbes de fleurs, livre d’or, on passe tout en revue. Je hoche la tête pour valider et retrouver au plus vite un peu d’air frais mais, quand vient le moment de la personnalisation des faire-part, mes yeux se mettent à cligner bizarrement.

— Et pourquoi pas une rose ? C’est indémodable une rose. Il y en a une en particulier qui plaît beaucoup….Attendez, je vous la cherche. Ma conseillère est penchée, les yeux rivés sur son écran. Au centre de celui-ci, une page blanche semble attendre sa sentence. Je retiens ma respiration. Si je n’interviens pas, je sens que je vais avoir droit à la rose de La Belle et la Bête, la cloche en verre qui va avec et le nom de mon père écrit en police Commic sans MS. Un clic de souris nerveux plus tard, une panoplie de roses apparaît tout à coup à l’écran. C’est Jardiland sur mon faire-part. J'interroge du regard l’ange suicidaire de la pile de courriers mais celui-ci semble encore plus paniqué que moi. Au moment où je m'apprête à mettre mon véto, mon portable se met à vibrer. Sur l’écran, une notification de message : « Je pense fort à toi dans ce moment douloureux. Bises, Anthony » Je glousse. J’ai dû recevoir une vingtaine de messages de soutien ces deux derniers jours mais celui-ci vraiment, c’est la meilleure vanne de l’année. La voilà ma bouée. Celle qui est venue me tirer des griffes du velours côtelé et du flower power.

Je me lève alors timidement de ma chaise :

— Vous m’excusez un instant ? dis-je, prétextant un appel important.

— Je vous en prie, dit Anne-Marie sans détourner les yeux de son écran.

Avant d’atteindre la sortie, il me faut traverser la boutique des pompes funèbres où se côtoient marbre, ornements et la bonne centaine de fleurs en plastique qui, étrangement, ont l’air de crever de soif. Je me frayes un chemin et, à cet instant, j'ai l’étrange sensation d'être en plein épreuve de Fort Boyard quand le reste de ton équipe te crie à plein poumons : « Sors ! Sors ! Sors ! » pour éviter la prison.

Lorsque je pousse enfin la porte du bâtiment, un vent frais vient alors m’enlacer comme un ami maladroit. Le mois de mars débute à peine, tout comme l’averse qui se joue autour de moi. Je m’abrite sous le porche. La pluie assène des petits coups de lame dans la structure métallique située au-dessus de ma tête et moi je me blottis dans une profonde contemplation des graviers sous mes pieds.

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