Le mouton noir

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Sorelle Dokka

Les rayons du soleil glissent entre les barreaux, éclairent le coin où je suis assise. Adossée contre un mur, je secoue la tête ; le rythme dicté par l’ennui. Je soupire, me tourne, gratte, joue avec mes cheveux. Qu’est-ce que je n’ai pas fait encore ? Ah, oui : compter mes doigts de pieds.

  • Bienvenue Votre Sainteté, je ne m’attendais pas à vous voir aussi vite !

C’est le garde que j’entends ? Dans ce cas, « Sa Sainteté » doit être…

  • Je suis venue voir notre prisonnière. J’ai cru comprendre que des affaires l’attendaient, assure le vieillard.

Pourquoi est-il ici ? Pour étaler sa sainte parole ?

  • Suivez-moi, Votre Sainteté. Sorelle est dans cette cellule.

Des pas raisonnent dans le couloir de pierre, d’une rythmique assurée et ferme. Il n’y a que lui pour avoir une telle démarche ; surtout dans ce village.

  • Re-bonjour mademoiselle Dokka, comment allez-vous ?

Je tourne la tête, toisant d’un air ennuyé la silhouette derrière les barreaux. Un homme aux longs cheveux blancs, un masque couvert de feuilles et une tunique éclatante, voici l’être le plus puissant de ce village.

  • J’ai mal au cul.
  • Sorelle ! Comment oses-t…

Il l’interrompt.

  • J’imagine que vous avez eu le temps de vous calmer, cloîtrée comme vous êtes.
  • Vous êtes culotté. Non seulement vous m’envoyez croupir ici, mais en plus, vous osez me faire la morale.
  • C’est tout à fait légitime. N’avez-vous pas tenté de m’agresser lors de notre discussion ?
  • C’était un accident.

Un soupir résonne derrière sa parure.

  • La même excuse à chaque fois. Ne pourriez-vous pas être plus honnête ?
  • Très bien. Vos paroles m’ont agacé et j’ai voulu vous coller une beigne. Satisfait ?
  • Était-ce votre désir, ou étiez-vous influencée par votre Compromis ?

Je claque des dents, agacée.

  • Je ne souhaite plus aborder le sujet, j’ai eu ma dose pour aujourd’hui.
  • Très bien. Garde ? Pouvez-vous la relâcher, s’il vous plaît ?

Le milicien et moi partageons la même surprise, le vieillard continue :

  • Vous devez veiller sur votre fratrie, n’est-ce pas ? Ce serait dommage de pénaliser deux innocents pour les péchés de leur sœur.

Mes « péchés », bien sûr ! Prêche donc ta religion, profite de la crédulité des villageois. Tu auras beau essayer, c’est sans effet sur moi.

 Le masqué quitte les lieux. Le garde lui obéit, l’air confus. J’avoue ne pas comprendre cet élan de bonté, et pour être honnête, c’est inquiétant. Jusqu’à présent, le vieux croûton n’a porté aucune attention à ma famille.

  • Tu devrais te montrer reconnaissante. Sa clémence est un véritable honneur.

Je réprime un rire moqueur, désertant la prison.

  • Tu pourrais répondre, reprend le soldat. Si tu n’étais pas aussi impolie, le Totem t’aurait sûrement pris pour épouse.
  • Moi, sa femme ? Ah ! Quelle horreur.

Je m’éloigne du milicien avant de l’entendre riposter. J’ai eu ma dose de leçons pour aujourd’hui et je ne veux pas prendre de risque ; la colère est une tentatrice douée pour me faire céder.

CRAC

CRAC

CRAC

Merde… J’ai encore fissuré le chemin ! Si seulement je n’avais pas rencontré le vieux, et si seulement il ne m’avait pas parlé du Compromis ! Tant pis, je vais marcher dans le champ. La boue ne risque pas de craquer sous mes talons.

  • Regardez, c’est Sorelle.
  • Elle est sortie de prison ?
  • J’ai entendu dire qu’elle avait insulté le Totem.

J’aurais dû m’en douter… Nous sommes en pleine après-midi, les gens n’ont pas terminé leurs tâches.

 Les villageois sont de vraies pipelettes, toujours bons à dire des choses inutiles ; mais mieux vaut les ignorer.

  • Hier, je l’ai vu détruire le mur de l’épicier d’un seul coup-de-poing.
  • Vraiment ? Quelle violence !

Ne t’arrête pas, leurs mots ne sont que du vent.

  • Et moi, je l’ai vu guérir d’une blessure en un instant !
  • Quelle horreur ! Est-elle vraiment humaine ?

Ne dis rien, ne dis rien.

  • Je suis sûre que c’est un monstre, comme ceux dehors…
  • Son frère doit être pareil, non ? J’ai entendu dire qu’il ne sortait jamais de sa chambre.
  • Ça ne doit pas être évident de s’occuper de lui sans parents. Je la plaindrais presque.

J’interromps ma marche d’un pied ferme, la terre remue sous le choc. Je n’ai rien contre le fait d’être leur cible, mais ils n’ont aucune raison de s’en prendre à ma fratrie !

  • Ça vous amuse ?! Il est tellement facile de répandre des rumeurs, de juger bêtement les choses qu’on ne comprend pas. Vous me traitez de monstre, mais regardez-vous avant de beugler ! Mon frère n’a causé aucun tort, il ne fait que vivre dans sa bulle, en quoi ça vous dérange ?! Je peux comprendre que mon comportement vous agace, mais ce n’est pas une raison pour s’en prendre à un innocent ! Vous me détestez ? Très bien ! Huez-moi, critiquez-moi, détruisez ma fierté en miette ! Mais laissez ma famille en paix !

Le silence pèse sur les champs, laissant les paysans abasourdis, les muscles secoués par la terreur. Voilà une réaction qui me convient ; même si mon message ne passe pas, j’aurais au moins vidé mon sac. De toute manière, je n’ai rien à attendre d’eux.

 Ma route continue en leur tournant le dos. Les épis s’écrasent sous mes pas, les plaintes s’élèvent à mesure que je m’éloigne. Quelle bande de couards.

  Je cours jusqu’au plateau, là où se trouve notre demeure. Ma tête pivote vers l’arrière, la vue saisit mon regard. Ce panorama englobe tout le village. Ses champs, sa prison, l’école en contrebas, et la mer à l'horizon. Les falaises abruptes nous empêchent de construire un port, de nous ouvrir au monde. Je me demande comment sont les autres villages. Eux aussi sont menacés par l’extérieur ? Ont-ils un Totem qui les gouverne ?

 Si seulement je pouvais m’enfuir, vivre dans un endroit où nous serons acceptés. Malheureusement, un tel lieu n’existe pas. La forêt autour de notre communauté est peuplée de monstres, et s’y aventurer équivaut à perdre la vie. Il n’est pas question de vivre vieux et entravé, mais je refuse de mourir jeune et libre. Je veux créer mon propre Compromis et offrir le meilleur avenir à ma famille. Quitte à endurer, je ferai d’eux des gens heureux, le visage couvert de rides.

Et moi dans tout ça ?

Non, n’y pense pas ! C’est mon rôle dans la fratrie, je suis la plus responsable, la seule capable de les protéger. Cette force qui anime mes muscles n’est pas due au hasard. Elle existe pour eux, pour leur bonheur ; et c’est moi qui en détiens la clé.

 J’abandonne ma contemplation, puis ouvre la porte d’entrée. Une fois installée, je referme le battant, avachie sur une chaise. Il n’y a que dans cette maison que je me sens apaisée. Cette odeur renfermée, ces meubles rongés, tous portent de nombreux souvenirs. Je revois encore la silhouette de mes parents, souriants avec réconfort. Rien ne me tracassait à cette époque, si ce n’était la venue de ma petite sœur. Je me rappelle de la chaleur de ma mère, de ses histoires qui nous faisaient rêver, mon frère et moi. Vraiment, c’était…

  • AAAAAAAAAAAAAARH !

Je me relève en sursaut. Ce cri… C’est celui de mon frère ! J’accours jusqu’au grenier.

  • Madden ?! Qu’est-ce qui ne va pas ?

Entouré de vieilleries et de poussière, son corps s’enroule sous une couette épaisse. Ses muscles frissonnants et son regard terrifiés me permettent de saisir la situation :

  • Tu as fait un cauchemar ?
  • Q-Que fais-tu ici ? T-Tu ne travailles pas ?

Madden est un adolescent timide, presque adulte. En revanche, il possède un défaut bien handicapant : une anxiété dévorante.

  • J’ai eu un entretien avec le Totem, il m’a autorisée à rentrer. Je suis toute seule, ne t’en fais pas.

La pression sur ses membres s’atténue, le soulagement s’évade de ses lèvres.

  • C’est une chance que je sois rentrée, continué-je d’un ton doux. Comme ça, j’ai pu venir dès ton réveil. C’était un rêve effrayant ?

Le doute se lit sur son visage presque emmitouflé.

  • Effrayant… n’est pas le mot. Il y avait quelque chose de plus triste.

Je réduis notre distance en m’asseyant à ses côtés. Je lui offre ma main, capturée par ses doigts hésitants. Un sourire hausse mes lèvres ; je le ressens, une partie de sa peur s’évapore.

  • Tu veux bien me le raconter ?
  • C-C’était un rêve horrible. J’étais dans un marais… immonde.
  • C’est tout ?
  • N-Non, ça… ça allait. Après, il y a eu quelqu’un. Un-n-ne femme avec de longs c-cheveux. Elle a traversé l’eau, et puis… elle a préparé une potion.
  • Une sorcière ?
  • J-Je ne sais pas. M-M-Mais… ce n’était pas humain ! Elle était… repoussante et en même temps… elle avait de très beaux yeux. J’avais envie de l’aider, de la faire sourire. Mais je n’ai pas réussi.
  • Pourquoi ? Il s’est passé quelque chose ?
  • Elle s’est suicidée… empoisonnée ! Et j’entendais toutes ses pensées ! Il y avait mon nom et le tien !

Les tremblements reprennent, ses ongles plantent la chair de ma paume.

  • Calme-toi, Madden, ce n’est qu’un rêve ! Excuse-moi, je n’aurais pas dû poser trop de questions. Tu as faim ? Je peux te faire à manger, si tu veux.

Rongé de tristesse, son regard contraste avec ses traits tendus par l’effroi.

  • Q-Quelle heure est-il ?
  • Je ne sais pas. On doit être en fin d’après-midi.
  • Et notre petite sœur ?
  • Elle est encore à l’école.
  • C’est bientôt l’heure, v-va la chercher.

Tiens ? C’est rare qu’il me donne des ordres.

  • Tu t’inquiètes pour elle ?

Ses doigts libèrent ma main, son corps se recroqueville.

  • Sorelle… va chercher Thérèse... Promets-moi que tu ne l’abandonneras pas.

Qu’est-ce qui lui prend ?

  • Bien sûr, je ne t’abandonnerai pas non plus.
  • S'il te plaît...
  • D’accord, je te le promets. Je la protégerai, c’est notre petite sœur après tout.

Je me relève, prête à rejoindre l’échelle. Au fond, il n’a pas tort, les cours sont presque finis.

  • Au fait, ajouté-je avant de sortir, dans ton rêve, est-ce que cette femme a pensé à Thérèse ? A-t-elle cité son nom, comme pour nous deux ?
  • Non… Absolument pas.
  • Je vois. J’y vais alors, à tout à l’heure.

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