La mauvaise blague
L’homme au pyjama en velours était nerveux. C’était la première fois qu’il se retrouvait en garde à vue. La salle d’audition était “comme dans les films” : petite, sans fenêtre, simplement éclairée par deux néons blafards, et meublée de deux chaises en fer ainsi que d’une table sur laquelle était posé un ordinateur hors d’âge.
Lorsque le commissaire entra dans la pièce, l’homme parut soulagé.
- Ah, monsieur le Commissaire, vous voilà enfin ! Je vais tout vous expliquer, il s’agit d’une horrible méprise, d’un accident stupide ! C’est une blague qui a mal tourné, je n’avais pas l’intention de la tuer, je le jure ! D’ailleurs c’est moi qui vous ai appelé, en pleine nuit ! Je ne suis pas un assassin ! Je vais tout vous expliquer et elle pourra tout vous confirmer lorsqu’elle sera en état de témoigner. Au fait, elle va mieux ?
Le commissaire acheva de s'installer à son bureau, il fronça les sourcils et fit un geste autoritaire lui intimant de se taire.
- Calmez-vous, Monsieur. Bien sûr que vous allez tout nous expliquer. Mais veuillez d’abord décliner votre identité, situation maritale, domicile.
- Ah, d’accord, je ne suis pas habitué à ces procédures, monsieur le Commissaire. Donc, je m’appelle Michel Berthier, j’ai 45 ans, je suis marié, j’ai une fille de 9 ans qui se prénomme Élodie, et j’habite rue des Cerisiers au numéro 26 à Sèvres, mais vous le savez déjà puisque je vous ai demandé de venir me chercher chez moi.
- Très bien. Souhaitez-vous faire appel à un avocat ?
- Les avocats, c’est pour les coupables. Je n’en ai pas besoin, je suis innocent.
Michel Berthier regretta immédiatement ce qu’il venait de dire. Après tout, il n’était pas complètement innocent. Il avait failli tuer. Mais il était trop tard pour revenir sur ses propos de fanfaron.
Le commissaire finit de taper les informations administratives sur son clavier puis sourit.
- Parfait, allez-y, racontez-moi comment se sont déroulés les événements.
- Merci monsieur le Commissaire. Je vais tout vous raconter dans le détail, j’ai beaucoup réfléchi à l'enchaînement de malheurs qui m'ont amenés à me faire arrêter. Vous verrez, c’est un malheureux concours de circonstances. Voilà ce qu’il s’est passé : tout a réellement commencé il y a trois jours. Je venais de dire bonne nuit à ma fille Élodie, lorsqu’elle m’a posé cette drôle de question : “Papa, ils vont où les gens quand ils meurent ?” Vous savez, enfin vous ne savez pas puisque vous ne me connaissez pas encore, mais j’aime les blagues, je suis ce qu’on appelle un rigolo, j’ai un sens inné pour ça. Le problème, c’est que les gosses et l’humour, ça fait trois. Enfin, je veux dire l’humour subtil, intelligent. Donc je lui ai répondu : “Je sais pas où ils vont les morts, t’as regardé sous ton lit ?” C’est amusant, non ?
- Non.
- Ah, pourtant… j’ai posté ça sur twitter et j’ai eu plus de 3000 retweets et autant de likes… Enfin bref. Élodie n’a pas trouvé ça drôle non plus. Elle s’est mise à pleurer, à dire qu’elle ne voulait plus dormir dans sa chambre, qu’il y avait des morts sous son lit, que sais-je encore… Les mioches sont vraiment trop naïfs. J’ai essayé de la consoler, mais au bout de cinq minutes, j’ai perdu patience. Je l’ai laissée seule dans son lit, elle a hurlé, j’ai monté le son de la télé pour ne pas entendre, et elle a fini par s’endormir. Ma femme et moi, on a fini par se disputer. Selon elle, j’étais allé trop loin. Je ne suis pas d’accord. Les enfants, il faut les préparer à la vie, ça ne sert à rien de les dorloter, ils vont tomber de trop haut quand ils seront grands. Ils doivent s’endurcir un peu. Et faire preuve d’humour, surtout ! Toujours est-il qu’au réveil, on a constaté que notre fille s’était faufilée dans notre lit pendant notre sommeil. Elle nous a expliqué qu’elle ne parvenait pas à dormir dans sa chambre, à cause des morts sous son lit. Ma femme lui a demandé si elle les avait vus. Élodie a répondu par la négative et a semblé rassurée. J’ai répliqué que c’est normal de ne pas les voir puisque ce sont des fantômes. Par contre, on peut les entendre. J’ai trouvé ça subtil et bien trouvé, j’étais plutôt fier de moi. Ma femme m’a fusillé du regard puis a tenté de sauver la situation en demandant “J’imagine que tu ne les as pas entendus non plus, n’est-ce pas ma chérie ?”. Ma fille a répondu que non. Elle a séché ses larmes et fait un câlin à sa mère. Moi, je suis parti au boulot, j’avais à faire. Le soir, je suis rentré tard, tout le monde dormait. Et le lendemain matin, rebelote, Élodie était de nouveau dans notre lit. Forcément, je l’ai grondée. À 9 ans on ne vient pas dormir dans le lit de ses parents. Elle s’est défendue, en criant : “Je peux pas dormir dans mon lit, j’ai entendu des voix qui venaient d’en-dessous”. J’ai rigolé, pour dédramatiser : “À ton avis, pourquoi on a choisi de dormir dans cette chambre-ci et pas dans la tienne ?” J’ai tout de suite mis ça sur Facebook pour ne pas oublier ce bon mot. Encore une fois, la petite a chouiné, ma femme m’a lancé un regard qui tue puis m’a ordonné de quitter la pièce. Je ne me suis pas fait prier. Je les ai laissées seules, je n’aime pas trop les conflits et je devais aller à une réunion tôt le matin. C’est la nuit suivante que tout a vraiment dérapé. Vers 1h du matin, Élodie s’est mise à hurler. Nous sommes allés la voir, et elle a expliqué confusément que des voix en dessous du lit avaient murmuré plusieurs fois “On vient te chercher, Élodie, on vient te chercher…” J’ai explosé de rire devant tant de crédulité. Alors, j’ai sorti : “Ce n’est pas possible ma chérie...” Ma femme m’a lancé un regard bienveillant, jusqu’à ce que je dise la suite “... les voix qui appellent pour venir t’emmener dans les ténèbres ne viennent pas de sous le lit, mais des placards.” Là, ma femme a explosé. Elle m’a traité de connard, m’a dit que c’était moi qui lui avait mis toutes ces idées idiotes dans la tête, que j’étais un sale irresponsable. Irresponsable, moi, vous trouvez ? Hein, vous trouvez ? Pourquoi ne répondez-vous pas ? Il y a un problème ?
Le commissaire le rassura d'un simple geste l'invitant à continuer son récit.
- Ah, tant mieux, j'avais peur de vous avoir perdu. Donc je disais que j'ai juste sorti des bonnes punchlines, de l’humour noir top niveau. Non, franchement, faut pas pousser mémé dans les orties, elle porte pas de culotte. Je me suis fait enguirlander comme pas possible, et finalement, on m’a forcé à dormir dans la chambre de la petite tandis que la mère et la fille dormaient dans mon lit moelleux. Je me suis donc endormi tranquillement au milieu des peluches Hello Kitty, sous une couette Reine des Neiges. Mon ego en a pris un sacré coup. Mais durant la nuit, un bruit m’a réveillé. Un craquement. J’ai ouvert les yeux, essayé d’allumer la lumière, mais la lampe était HS. Je me suis dit que ce n’était rien, sûrement une ampoule grillée, mais au moment de me rendormir, d’autres grincements plus forts encore se sont manifestés, comme si quelqu’un marchait sur le parquet. Je me suis dit que ma femme me faisait une blague, alors je me suis levé, j’ai fait le tour de la pièce à tâtons pour l’attraper, mais je n’ai touché personne. Je me suis juste écorché le pied en marchant sur une pièce de Lego oubliée par terre, et je peux vous dire que ça fait horriblement mal. Dans le doute, j’ai continué mes investigations en allant voir dans la chambre voisine. Elodie et sa mère dormaient paisiblement. Je suis donc rentré me coucher. Mais une fois de plus, j'ai entendu des craquements. Puis des voix. Caverneuses. Indistinctes. Qui venaient d’en-dessous. Là, je me suis vraiment mis à flipper, j’avoue. J’ai essayé de décrypter ce que disaient les voix, et en me concentrant très fort, j’ai fini par comprendre “On vient te chercher, Michel, on vient te chercher”. Ces mots résonnaient dans ma tête jusqu’à me donner un mal de crâne épouvantable. J’ai plaqué les mains sur mes oreilles pour ne pas entendre, je me suis dit que je faisais juste un mauvais cauchemar, que tout allait s’arrêter, puis j’ai senti que quelqu’un tirait ma couette, par à-coups. J’ai honte de le dire, mais je me suis uriné dessus, littéralement, monsieur le Commissaire. J’étais tétanisé. Je suis resté comme ça dans le lit, jusqu’à ce que les bruits cessent, d’un coup. J’ai attendu une quinzaine de minutes dans le noir. Silence total. Alors je me suis levé pour prendre une douche, cette sensation d’humidité sale entre les jambes me dégoûtait, il fallait que je me lave et que je fasse le point sur cette nuit d’horreur. La douche a été agréable, bien froide comme je l’aime. Je me suis rhabillé, puis je suis retourné dans la chambre d’Elodie pour finir la nuit. En ouvrant la porte, la lumière du couloir à éclairé la pièce, et ce que j’ai vu m’a glacé le sang. À côté de la table de chevet se dressait une statue recouverte d’un drap blanc. Je ne l’avais jamais vue avant, et elle n’avait rien à faire ici ! Et si c’était un fantôme, en réalité ? J’ai pris la première chose que j’ai trouvé sous la main, c’était la lampe de chevet, et je me suis approché lentement. J’ai tiré le drap doucement, quand la statue s’est mise à bouger. Par réflexe, j’ai frappé un grand coup, et la statue s’est effondrée sur le sol avec un bruit mou. En retirant le drap, j’ai compris que c’était ma femme qui m’avait joué un sale tour. J’ai immédiatement appelé les pompiers. La police est venue, la suite vous la connaissez, ma femme a été envoyée en soins et vous m’avez conduit au poste. Est-ce que vous avez des nouvelles de ma femme ?
- Oui, elle va bien, elle a donné une version qui concorde plus ou moins avec la vôtre. Et elle n’a pas manqué de vous agonir d’injures en tous genres, vous allez être habillé pour l’hiver. Mais...
- Ah, c’est bien ma femme, ça, m’insulter au réveil... Un vrai caractère de cochon. Comme sa fille, d’ailleurs. Bon, maintenant que je suis innocenté, je peux récupérer ma fille et rentrer à la maison ?
Le commissaire prit un air grave et leva les mains de son clavier.
- Quelque chose ne colle pas dans votre histoire, monsieur Berthier. Et il va falloir que vous nous donniez de sérieuses explications. On arrête de jouer, maintenant.
- C’est à propos de ma fille ? Il lui est arrivé quelque chose ?
- C’est justement à vous de me le dire, monsieur Berthier.
- Pardon ?
- Votre fille a disparu.
- Disparu ?
- Lorsque nous avons inspecté la maison, nous ne l’avons pas trouvée. Qu’en avez-vous fait, Monsieur Berthier ? Où est-elle ?
- Mais, ce n’est pas possible, vous n’avez pas bien cherché ! Elle dormait dans notre chambre !
- Justement, dans votre chambre, nous avons trouvé un grand placard ouvert. Et à l’intérieur, des traces de lutte. Et du sang, qui est en cours d’analyse. Qu’avez-vous à me dire, Monsieur Berthier ?
- Mais je n’ai rien fait, je suis innocent monsieur le Commissaire ! Je ne suis pas un assassin ! Je ne sais pas où est ma fille ! Je ne comprends rien à ce qu’il se passe ! Je vous le jure !
- Allez-vous me dire que ce sont les fantômes de la nuit qui ont emmené votre fille, monsieur Berthier ?
Devant le regard implacable du commissaire, Berthier était livide, toute son assurance s’était envolée. Il s’effondra en larmes sur la table, et murmura, dans un souffle : “Je veux un avocat”. Le policier le regarda un long moment, puis finit par se lever. Il se dirigea vers la porte, puis se retourna vers l’homme en pyjama, dont le visage était décomposé.
- Vous pouvez y aller, monsieur Berthier, vous êtes libre.
- Quoi ? Mais je ne comprends rien ! C’est une blague ?
- Votre fille va bien, monsieur Berthier. Je viens de vous prouver que vous n’avez pas le monopole de l’humour “subtil”, "intelligent". Que cela vous serve de leçon !
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