Zou
J’ouvris la porte en verre, et sans la refermer, je pénétrai dans ce box qui lui faisait office de bureau depuis trente-cinq ans. Zohra – Zou pour les intimes – m’afficha un sourire radieux, et répondit à mon bonjour par des louanges effrontées :
- Quel bel homme je vois ! Regardez-moi cette taille, ce sourire timide au coin des lèvres, et ce beau bleu de veston… Elle s’interrompit pour soupirer longuement avant de reprendre. Si seulement je pouvais retrouver mes années de gloire, oh mon cher il y a longtemps que je t’aurais passé une corde autour du cou.
- Il n’est jamais trop tard Zou, lui expliquai-je dans l’espoir qu’elle le prenne au second degré.
Elle laissa échapper un rire tonitruant, qui raisonna dans l’étage au complet. Je ne me lassais jamais de cette involontaire manifestation de bonne humeur.
- Tu ignores ce que c’est que de m’avoir pour épouse mon mignon. A peine le temps de répondre « oui » à l’autel, que tu te retrouverais séquestré dans une cage en verre, aménagée par mes soins jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et dans la famille, on est ce genre de bonnes femmes qui passent l’arme à gauche après avoir pleuré la mort de leurs maris.
Je ne pus contenir mon amusement, tout en oubliant que j’avais beaucoup de travail ce jour-là. Zou m’expliqua aussi qu’elle poserait ma taule en plein open space. Ses collègues de bureau pourraient « se languir en vain face à son mâle alpha ». Ça leur rappellerait ces malheureux épisodes où, pendant des après-midis entiers, elles léchaient les vitrines des boutiques hors de prix.
Dans les bureaux en face, des oreilles commençaient à se dresser aux aguets. Non pas pour flairer le bon scoop, personne n’ignorait l’impudence de Zou, et nos trente ans de différence feutraient d’amitié nos affinités. Mais dans la normalisation ambiante de mes collègues dans l’humour politiquement correct, la subversion de cette assistante de direction – dont le patron était mort depuis plus de deux ans, et qui fut gardée dans l’entreprise par égard aux dernières volontés du feu associé fondateur – les pinçait comme le désir d’une vieille nonne à se faire sauter dans le confessionnal de l’église par le jeune curé de la paroisse.
J’interrompis toutefois la lancée fantasmatique de mon interlocutrice, pour aller droit au but. C’est que j’avais du boulot à ne plus en finir, et il fallait la féliciter pour son bon rétablissement. Zou fut parmi les mille premiers individus à être touchés par la grippe du COVID-19. Elle réussit cependant, malgré ses décennies de sédentarité et sa morbide obésité, à s’en tirer vainqueur sans la moindre complication.
- Au début je pensais que c’était un petit rhume, balayable d’un revers de la main. Mais ma fille m’a expliqué que dans le cas d’une perte de l’odorat ou du goût, cela signifiait qu’on avait chopé cette saleté de fabrication chinoise.
J’avais aussi entendu parler de ces symptômes révélateurs. Zou m’expliqua qu’à peine la fièvre envolée, elle ne réussit plus à distinguer son café au lait, de la moutarde de Dijon dont raffolait son mari. Son parfum s’adoucit peu à peu, pour disparaître finalement, au même moment où son bouillant de poisson ne flairait plus que de la vapeur d’eau. Effrayée, mon amie ordonna à sa fille d’aller lui chercher du coton et une pommade à base de menthe. La crème ne manquait pas, mais il n’y avait plus de coton. Il fallait trouver autre chose. Zou emprunta alors deux tampons hygiéniques à sa fille, qu’elle imbiba dans ce baume médical. Enfin elle fit pénétrer les verges dans ses narines en quête de sensations olfactives.
- J’avais pris le temps d’inspirer longuement, me dit-elle. Et je me suis tourné vers ma fille et lui ai signalé que j’avais enfin réussi à déceler une once de menthe dans cette ingénieuse fabrication.
Elle conclut alors qu’elle n’était aucunement atteinte par la maladie. Mais sous la pression de ses proches, et surtout celle de sa fille – que Zou ne cessait de venter la beauté en ma présence – elle fut contrainte de se rendre à l’Institut Pasteur pour se faire tester. Deux jours plus tard, le résultat s’avéra positif. Toutefois Zou resta sereine. Elle me relata sa certitude à ce moment-là, que, hormis ces quelques symptômes, un tel virus était incapable d’avoir raison d’elle.
Il fallait avouer aussi que Zou n’était pas du genre à exposer la vantardise à demi-mesure. Elle aimait glorifier ses courbures d’antan – les mêmes dont sa fille a hérité –, sa chance de cocu dans les jeux d’argent, sa subtilité dans l’assaisonnement des côtelettes de bœuf, et même les aptitudes de son organisme à fendre le virus de la COVID en « deux jours trois tisanes » comme elle aimait à dire. Néanmoins vers la mi-décembre, huit mois après sa première incubation, Zou fut contaminée une seconde fois. La maladie fut, cette fois-ci, foudroyante. Mon amie peina rapidement dans ses respirations, et elle passa le nouvel an dans un service de réanimation. Hier soir, en pleine séance de jogging on m’annonça qu’elle s’était éteinte. J’étais passé devant son box ce matin. Très vite j’accouru aux toilettes pour fondre en larmes. Avant cela, j’ignorais que je l’aimais autant.
L’enterrement aura lieu cette après-midi à quinze heures. Le rassemblement autour d’un enterrement – et à forte raison lorsque le sujet est mort des suites du virus – est proscrit. Mais moi je m’en cire les godasses de leur protocole à deux balles. Zou mérite au moins qu’on vienne lui dire au revoir, même de loin, à sécher quelques larmes. Vaniteuse mais peu exigeante, mon amie s’en contentera.
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