Chapitre 3 : À la conquête du sentier des Douaniers

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Le GR 34, dont ils ne vont emprunter qu’un tronçon, car il est long d’environ deux mille kilomètres, serpente en bas de leur propriété, plantée sur les hauteurs de Camaret-sur-mer. Leur itinéraire a été prévu pour qu’ils puissent partir de la maison et y revenir à pied, en toute autonomie.

Sept jours à vadrouiller, en longeant les dunes, les criques et les falaises, face à une mer docile ou capricieuse, selon son humeur. Météo France prévoit cependant un temps plutôt clément même si la possibilité de voir défiler les quatre saisons dans la même journée n’est jamais bien loin, selon le traditionnel proverbe breton.

Aujourd’hui, ils commencent leur périple en direction de la Pointe de Dinan, située plus au sud, à la limite nord-ouest du Cap de la chèvre, deux points de mire incontournables offrant un panorama exceptionnel sur la mer d’Iroise. Erwann, qui espère profiter de ce séjour pour prendre quelques jolis clichés, n’a pas oublié de glisser dans son sac à dos son appareil photo le plus léger.

A seize heures, en cette première journée, les deux randonneurs font halte, pour avoir le temps d’installer leur campement avant la tombée de la nuit. Ce sera le modus operandi auquel ils vont s’astreindre tous les jours. Habitué de la Presqu’île, sur laquelle il a grandi, Erwann connait bien les coins sauvages où ils peuvent camper sans être délogés en plein sommeil, un risque fortement improbable à cette période de l’année. A part eux, qui serait assez fou pour dormir dehors en décembre et marcher dans le vent impétueux qui siffle sur les sentiers balisés ?

Le temps est froid et sec en cette fin de première journée ensoleillée, mais pas de pluie annoncée par l’horizon dégagé. A l’abri, dans un renfoncement, le père sort le minuscule réchaud à gaz qu’il stabilise avec des galets, afin de préparer le dîner, tandis que sa fille fait une toilette sommaire à l’intérieur de la tente, avant d’enfiler un pyjama en polaire.

Affamés, ils dévorent leur pitance en silence, mâchant consciencieusement chaque bouchée, pour profiter de ce premier repas chaud de la journée. La soupe lyophilisée est presqu’immangeable, garnie de morceaux douteux, au goût approximatif, et leur fait regretter le menu trop copieux mais savoureux de la veille. Le pain de campagne que Mama leur a donné est encore frais, bien enroulé dans un sac en papier et tous les deux trempent de généreux morceaux pour améliorer la préparation insipide en sachet. Personne ne fait la grimace, trop heureux de manger pour se plaindre. Ils savent que ce sera leur menu type pour les sept jours à venir, alors autant l’accepter sans rechigner. La beauté des paysages, dont ils ont pu se repaître au cours de leur marche, leur permet d’oublier la frustration d’un repas manquant de saveur.

Après six heures à crapahuter comme des bouquetins en pleine montagne, ils ne sentent plus leurs pieds. Leurs épaules sont crispées d’avoir porté leur sac de dix kilos (quinze pour Erwann qui se charge de la tente) et leurs cuisses et mollets sont durs comme de la pierre, à force d’avoir alterné les incessantes descentes et montées.

Bien que le sentier des Douaniers ne soient pas connus pour ses importants dénivelés, bien inférieurs à ceux de la Corse, par exemple, le GR 34 est légèrement vallonné, et fait autant travailler les muscles des jambes qu’un cours de stepper. Heureusement, au crépuscule de cette première journée, aucune ampoule n’est venue se greffer sur leurs pieds malmenés. Erwann avait veillé à ce qu’ils fassent leurs nouvelles chaussures de randonnée durant les semaines précédant leur périple. Cela aurait été une erreur de débutant de partir à l’aventure avec des brodequins neufs.

Après un peu de lecture à la lumière de leur lampe torche frontale, le père et la fille, chacun allongé de leur côté dans leur petit espace confiné, s’écroulent comme deux masses s’abattant sur un bout du bois. Le premier jour de randonnée est le plus éprouvant, surtout pour des corps inaccoutumés à porter un chargement complet.

Sans sonnerie stridente pour les réveiller, c’est aux alentours de huit heures qu’Erwann et Manon-Tiphaine émergent d’un sommeil sans rêves, uniquement bercés par le bruit du ressac au loin et le piaillement des mouettes affamées.

Le père sort le premier de la tente et constate une certaine humidité sur la toile, mais le jour n’étant pas encore levé, cela ne le surprend guère. Il s’ébroue de sa nuit à la dure, dont il ressort le dos endolori, avec l’impression que chacun de ses muscles a imprimé les irrégularités du sol sur lequel il a posé son tapis. Il n’a plus vingt ans mais le double aujourd’hui et chaque année supplémentaire pèse plus lourd que son imposant paquetage.

Note pour lui-même : contacter Grégoire, son ami ostéopathe, à son retour.

En revanche, malgré les températures basses mais habituelles pour une nuit d’hiver, il a dormi bien au chaud dans le sac de couchage que le vendeur de la boutique spécialisée lui avait conseillé. Le matériel de randonnée vaut une petite fortune mais la qualité a un prix et il se félicite de ses récents achats. Même si leur aventure a pour optique de les éloigner du confort doré dans lequel Manon-Tiphaine et lui sont baignés au quotidien, dormir au chaud la nuit ne lui semble pas un luxe. Erwann veut bien faire l’impasse sur son matelas king size Treca Impérial, mais pas question pour lui de mourir gelé à quelques kilomètres de la maison.

Leur petit déjeuner est frugal et composé de céréales au chocolat qu’ils piochent chacun leur tour par poignée, directement dans le sachet. Erwann a fait bouillir de l’eau dans sa minuscule casserole et commence par servir sa fille. Puis lorsque l’eau de la deuxième tournée se met en état d’ébullition, il sort son petit sachet de Nescafé instantané qu’il verse dans un gobelet tupperware. Après avoir mélangé la préparation noire et sucrée, il essaie d’imaginer la saveur de son expresso habituel pour éloigner de lui toute forme de déception. Comme le temps le permet, ils petit-déjeunent dehors, assis sous le minuscule auvent, bien abrités du vent par un talus, emmitouflés dans leurs manteaux épais.

Pour une fois, Erwann n’a pas à sortir dehors sur sa terrasse pour fumer sa première cigarette. Ni le cas échéant, en cas de mauvais temps, à se pencher par la fenêtre, afin d’éviter d’infester la maison par l’odeur nauséabonde de tabac froid. Bien que fumeur depuis sa jeunesse, il est de ceux qui ne supportent pas de sentir la fumée imprégner les vêtements ou les tissus d’ameublement.

Sa fille le regarde avec un air désapprobateur. Il sait qu’elle s’inquiète sincèrement pour lui et pour sa santé. Il aimerait se montrer exemplaire, mais connaît ses limites. Arrêter cette addiction actuellement est au-dessus de ses forces, même s’il garde l’espoir qu’un jour il sera dans les conditions favorables pour se sevrer.

— Ne me regarde pas comme ça, ma chérie, je me sens déjà assez coupable de ne pas être un modèle pour toi.

— Tu ne fumais plus quand tu étais marié avec maman. Pourquoi as-tu recommencé ?

Tandis qu’Erwann réfléchit à la question, Manon-Tiphaine est en train de construire un cairn avec les galets que son père avait ramassé pour caler le réchaud. En attendant la réponse, elle empile les pierres rondes et lisses les unes au-dessus des autres et érige un joli monticule, comme on en trouve partout sur les parcours bretons. Une sorte de petit hôtel sacré et laïc, destiné à guider les marcheurs, mais de plus en plus utilisé comme sculptures décoratives.

Erwann s’oblige à sortir de sa coquille pour répondre honnêtement à sa grande, comme il l’appelle souvent…


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