Chapitre 79 : Mon corps, mon choix

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— Bon…

— Sauf si bien sûr tu ne veux pas m’en parler… ajoute Erwann de peur de se montrer trop intrusif.

— Ce n’est pas ça, mais cela a été… douloureux.

— Comme beaucoup de choses dans ta vie, j’ai l’impression, renchérit-il.

— On vit tous des choses difficiles. Je ne suis pas la plus à plaindre.

— Peut-être pas tous. Certains d’entre nous prennent plus que d’autres, affirme-t-il en jetant un oeil sur son poignet tatoué.…

Gwendoline est hésitante. Il n’y a rien qu’elle déteste plus au monde que de se plaindre et de faire sa rabat-joie. Sa tendance à l’optimisme est devenue si forte qu’elle ne supporte plus de regarder son passé avec un œil humide. Pour elle, cela signifierait faire preuve d’ingratitude. Or elle ne s'est pas faite tatouer le mot « gratitude » en gros caractères sur son avant-bras pour rien. Chaque étape de son passé, aussi dure ou douloureuse a-t-elle été, lui était nécessaire pour évoluer et grandir.

— Je n’ai pas envie de te faire pitié, soupire-t-elle, un peu désabusée par cette discussion.

— Les gens qui font pitié sont les gens qui n’arrivent pas à surmonter leurs épreuves et s’enfoncent dans leurs malheurs malgré l’aide qu’on leur apporte. Ce n’est clairement pas ton cas. Donc, je peux déjà t’assurer que tu ne me fais pas pitié. Hier, tu ne m’as pas fait pitié. Au contraire, je suis admiratif. Même si tu as des petits coups de mou très passagers, tu es une battante. Je le vois et je le sens. Tu ne me feras jamais pitié, crois-moi.

— D’accord, acquiesce-t-elle pour se donner du courage. Allons-y alors…

La jeune femme se revoit à l'époque où l’inscription en italique apparaissait au fur et à mesure que son tatoueur travaillait. Minutieusement, ce dernier suivait le print violet qu’il avait au préalable décalqué sur sa peau. Cette image la replonge six ans en arrière.

La gorge sèche, elle se lance :

— Tous mes tatouages ont la même origine, pas seulement celui-là, précise-t-elle en montrant la fameuse phrase sur son bras : « Pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». Il a été le premier mais les neuf autres sont arrivés pour les mêmes raisons. J’avais besoin de me recréer. Presque de changer de peau. Je n’étais pas du tout tatouée jusqu’à mes trente-trois ans. A cette époque-là, j’ai rencontré un mec, un peu plus jeune que moi, qui s’appelait Stéphane. On a eu une histoire et je suis tombée amoureuse de lui. Cela avait l’air réciproque, même si j’en doute aujourd’hui. On s’est fréquenté pendant quelques semaines et tout se passait bien, jusqu’à ce que je découvre ma grossesse…

— Emma était déjà née, non ?

— Oui. Elle avait quatre ans à ce moment-là.

— Ok, je vois…

La respiration d’Erwann se fait plus forte. Un malaise s’empare de lui, incontrôlable. Pour encourager la jeune femme à continuer, il lui prend la main et la serre avec une fermeté bienveillante. Gwendoline avale sa salive et reprend :

— Quand j’ai appris la nouvelle, bizarrement, je me suis d’abord réjouit. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu cette réaction, alors que dès notre premier rencard, Stéphane m’avait prévenue qu’il ne désirait pas d’enfant. Mais, un bref instant, j’ai été heureuse. Ensuite, je l’ai appelé pour lui dire que j’avais besoin de lui parler. Je ne voulais pas le lui annoncer au téléphone. Il a compris qu’il se passait quelque chose d’important alors il a insisté pour venir dans la foulée. J’ai demandé à ma meilleure amie de me garder Emma pour la soirée et il a débarqué chez moi, inquiet. Dès qu’il a su que j’étais enceinte, il a paniqué et n’avait plus qu’un seul mot à la bouche. C’était… effrayant.

Les mots sortent difficilement. Elle redoute le regard d’Erwann, qu’elle fuit malgré elle, en se tournant légèrement vers le mur. Son hôte sent la panique la gagner et essaie de lui transmettre toute sa douceur. Il l’invite à poursuivre en aiguillant son récit :

— Ce mot était « avortement », n’est-ce pas ?

— Évidemment… avoue-t-elle résignée. Quand j’ai vu combien cela le perturbait, je l’ai rassuré. Je lui ai dit que j’allais me faire avorter. Je connaissais son point de vue. J’essayais de me mettre à sa place et de comprendre son attitude. J’imaginais son impuissance et son désarroi face à cette nouvelle et comme je l’aimais, je me suis rangée à son avis. Tout se passait bien entre nous depuis le début et je ne voulais pas imposer un enfant à qui que ce soit. C’était ce qu’on appelle un « accident ». Je ne désirais pas plus que lui cette grossesse, surtout dans ces conditions-là, car on se connaissait à peine.

— Je vois, intervient Erwann pour lui montrer qu’il comprend bien le déroulé de ses confessions.

— Nous avons discuté une partie de la soirée. J’ai pris conscience qu’il me quitterait si je ne me faisais pas avorter. Il ne voulait pas assumer. Indirectement, il ne me laissait pas le choix. Même si la décision finale m’incombait, il a été clair : si je le gardais, tout était fini entre nous.

Gwendoline replonge dans ses souvenirs difficiles, mais la présence d'Erwann lui apporte du réconfort. Leur complicité les rapproche de jour en jour et elle sent son appui dans la façon dont il l'écoute. Celui lui permet de se livrer davantage.

— Même si cela me blessait, je continuais à le défendre. Je n’arrivais pas à lui en vouloir car il avait été clair depuis le début. Finalement, c’est à moi que j’en voulais le plus… Je n’avais pas été assez vigilante concernant ma méthode de contraception et j’avais pris tout cela à la légère. Je pensais : « il ne m’arrivera rien ». Mais c’était arrivé et je me suis trouvée inconséquente, pour ne pas dire stupide…

— Tu es trop dure avec toi-même, intervient gentiment Erwann, qui ne supporte pas de l’entendre se dénigrer. Quand on a des sentiments pour quelqu’un, l’inconscient prend le relai.

— Peut-être… Mais j’aurais dû être plus attentive. Je ne prenais pas la pilule. On a viré rapidement les capotes. C’était idiot de notre part. En plus, je savais que j’étais très fertile… J’avais mis ce détail de côté.

— Un détail qui a son importance, effectivement, confirme-t-il, pensif.

Erwann se surprend à sourire intérieurement. Puis se réprimande dans la foulée. Il attend la suite de ses confidences, suspendu à ses lèvres de plus en plus bavardes. Il constate que Gwendoline semble soulagée de raconter cet épisode traumatisant. Comme si partager son expérience lui permettait de se délester de ce poids trop lourd à porter seule.

— Oui, confirme-t-elle en souriant, malgré elle.

La jeune femme a toujours considéré cette particularité comme une bénédiction, d’autant plus qu’autour d’elle, certaines amies souffraient d’infertilité. Mais, parfois, elle le vivait comme un cadeau empoisonné. À mesure qu'elle se confie à Erwann, les mots lui viennent plus aisément.

— Le soir de notre discussion, on a décidé que j’allais avorter et je pensais que c’était la meilleure chose à faire à ce moment-là, car je ne voulais pas perdre Stéphane. Pourtant, le lendemain, une fois qu’il était parti, je ne voyais plus les choses de la même manière et je n’étais plus sûre à cent pour cent de vouloir subir encore une IVG car j’en avais déjà eu deux auparavant.

Tendue par ses confessions, elle fait une pause. En a-t-elle trop dit ? Une IVG passe encore, mais trois ? Va-t-il le supporter ? La juger ? La peur enserre ses entrailles. Pourtant, elle doit aller jusqu'au bout. Sans attendre, elle poursuit :

— J’étais maman désormais, c’était différent de mes autres grossesses accidentelles. Je n’arrêtais pas d’imaginer ce bébé, cette nouvelle vie qui se profilait. Mais Stéphane a contrecarré chacun de mes arguments. Quand j'ai parlé d'un "bébé", il s'est emporté en me jetant à la tronche que ce n'était qu'un amas de cellules...

La jeune femme ferme les yeux. Un amas de cellules... Comment avait-il osé dire cela ? La colère et le dégoût s'emparent d'elle. Elle essuie ses yeux d'un geste rapide et renifle.

Erwann ravale ses propos acerbes à l'encontre de son ex. Cela ne servirait à rien d'en rajouter.

— Je... je sentais que j’avais besoin d’un peu de temps pour digérer l’information et faire le bon choix. Enfin, le moins pire des deux, surtout. Je ne voulais pas agir sur un coup de tête. Je ne voulais pas avorter mais je ne voulais pas garder l'enfant non plus. C’était une décision importante qui demandait réflexion. J'étais perdue.

Gwendoline se sentait au pied du mur, avec la désagréable impression que, quel que soit son choix, on le lui reprocherait. Ou qu'elle se le reprocherait. Elle avait tout envisagé. L'élever avec lui, sans lui, ne pas l'élever et y penser à chaque date anniversaire, pleine de remords et de regrets. Aucune solution ne trouvait grâce à ses yeux.

La voix d’Erwann, douce et apaisante, lui parvient malgré ses pensées encombrantes. Elle tressaille lorsqu'il l’encourage à continuer :

— Tu lui as demandé du temps pour réfléchir ?

— Oui.

— Il t’en a accordé ?

— Non. Lorsque l’on s’est revus, deux jours après, il était déjà différent, distant et froid. Je voyais bien qu’il n’était plus lui-même. Il avait peur.

— Que tu n’avortes plus ?

— Oui. Je lui ai proposé d’en discuter à nouveau, étant donné que je n’en étais qu’à six semaines de grossesse, on avait un peu de temps devant nous pour peser le pour et le contre. J’avais juste besoin d’en parler je pense. Pour être sûre…

Gwendoline a l’impression de revivre physiquement tous ces moments qu’elle avait enfouis au fond de sa mémoire. Ce moment où elle avait compris l’issue fatale qui se profilait pour elle. Sa gorge se noue malgré elle et son cœur cogne un peu plus dans sa poitrine. Ses doigts tremblent sur la couette.

— Mais… l’invite Erwann après quelques secondes de silence.

— Mais son attitude parlait pour lui, souffle-t-elle presque aphone. J’ai réalisé que, quelle que soit ma décision, je le perdrai. Il avait perdu confiance en moi. Il ne me voyait plus que comme celle qui voulait ruiner sa petite vie bien tranquille et insouciante.

— Tu as rompu ?

— Non, je l’aimais toujours. C’est lui qui a rompu. En précisant : "tu m'aimes plus que je ne t'aime". Une phrase qui a eu le mérite de remettre les pendules à l'heure, au cas où j'aurais eu des doutes, ajoute-t-elle, cynique.

Erwann sent la colère monter en lui. S’il l’avait en face de lui ce Stéphane…

— Donc tu étais enceinte et célibataire. Génial, ironise-t-il, de plus en plus énervé.

— Oui, et surtout j’étais sonnée. En deux jours tout avait changé dans ma vie et pas pour le mieux. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, j’étais sous le choc. Ça a duré une semaine avant que je ne réagisse et que j’envisage de prendre rendez-vous avec le planning familial. Pour l’avoir déjà vécu deux fois, je connaissais le procédé, mais pour la première fois, j’étais seule dès le début.

— Stéphane ne t’a pas épaulé ?

— Non, je n’avais plus de nouvelles de lui. Il faisait le mort. J’ai appris plus tard qu’il avait passé son temps à picoler. Il avait un problème d’alcool alors d’une certaine façon, c’était aussi bien que je ne sois plus avec lui. Mais être seule dans cette situation, du jour au lendemain, c’était dur à encaisser. Je ne voulais rien laisser paraître devant ma fille alors j’attendais qu’elle soit à la sieste ou couchée le soir pour pleurer…

Le jeune homme la serre plus fort dans ses bras, démuni face à son désarroi de l’époque, et à la tristesse qu’il perçoit encore aujourd’hui. Gwendoline se love contre lui sous la couette, puisant sa force dans l’énergie et la tendresse de son compagnon. Erwann lui embrasse la tempe. Puis tout en lui caressant le bras, il lui laisse reprendre ses esprits.

Parler la remue fortement mais la libère aussi, ce qui lui fait du bien. Elle ressent le besoin de poursuivre :

— Une fois que mon rendez-vous pour le premier entretien au planning a été fixé, je l’ai contacté pour lui demander de m’accompagner.

— Il a accepté ?

— Oui. Je ne suis pas sûre des motivations de Stéphane mais je pense que c’était pour s’assurer que j’allais bien le faire. Il était très jeune, immature… Peut-être, a-t-il cru que s’il ne venait pas avec moi, j’allais me venger et garder cet enfant juste pour le faire chier…

— Évidemment, commente Erwann qui imagine la mentalité malhonnête du gamin en question.

— J’ai choisi d’ignorer ses motivations profondes parce que je ne voulais pas être seule. Alors on s’est rejoint là-bas le jour du premier rendez-vous. Cela faisait deux semaines que je ne l’avais pas vu…

Gwendoline hésite. Doit-elle vraiment lui dire toute la vérité ?

— Tu sais c’était quoi le pire ?

Erwann réfléchit quelques secondes, essayant de se mettre dans la peau de la jeune femme éprouvée…

— Tu étais toujours amoureuse de lui ?

— Oui, murmure-t-elle, blasée. Enceinte et larguée par celui que j’aimais. Je devais encore le regarder avec des cœurs dans les yeux, malgré le grotesque de la situation. Mais je ne pouvais pas me raisonner.

— L’amour ne se commande pas.

— Effectivement. Le principal c’était qu’il était là et que je n’étais pas seule. C’était une maigre consolation mais j’ai préféré cela à rien du tout. Ensuite, c’était la routine pour moi, si je puis dire…

— Ce rendez-vous s’est bien passé ?

— Oui et non. Oui, car les personnes qui nous ont accueillis m’ont traitée avec beaucoup de bienveillance tandis que lui s’en est pris plein la tronche. Il est passé pour un gros connard irresponsable. D’une certaine façon, cela me faisait du bien d’être soutenue par des femmes qui comprenaient ma position et me défendaient.

— J’imagine que c’était important de remettre les choses à leur place.

— Tout à fait.

— Qu’est-ce qui s’est mal passé alors ?

— Si tu savais…

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