Chapitre 91 : Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve

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— Je te remercie pour cette magnifique après-midi, commence Erwann lorsqu’ils se mettent à table pour le dîner.

Le breton leur a confectionné des galettes de sarrasin, qu’il a garnies d’œufs, de fromage râpé et de saumon fumé.

— Tu as eu raison de proposer à Manon de rester avec nous, continue-t-il, en attaquant sa galette. C’était une super idée.

— Je t’en prie. J’ai trouvé ça chouette de passer du temps avec elle. Ta fille est vraiment géniale. Mais cela ne m’étonne pas. C’est ta fille, ajoute-t-elle avec un clin d’œil.

— Merci, c’est gentil.

— Et tu m’en as parlée avec tellement d’amour et d’admiration depuis que l’on s’est rencontré que j’avais déjà l’impression de la connaître. Et je n’ai pas été déçue. Elle est aussi belle qu’intelligente, et vraiment adorable. Vous avez une belle relation. Tu peux être fier de toi, tu as fait du bon boulot, Erwann.

Il lui sourit franchement, flatté et touché par ses compliments sincères. Il sait qu’elle a raison mais se l’entendre dire est toujours appréciable.

— Manon est géniale, c’est vrai, reconnaît-il à voix haute, presque pour lui-même.

Une ombre passe un instant sur son visage.

— Je me doutais qu’elle était gay… mais je n’ai jamais osé aborder le sujet avec elle. C’est une bonne chose qu’elle s’en soit libérée. Toi et Richard, vous l’avez rassurée, c’était vraiment… cool de votre part.

Erwann grimace légèrement. Ses yeux noisette sont fuyants et il coupe sa galette d’un geste un peu trop vif.

— Le saumon fumé est déjà mort, Erwann, le charrie-t-elle gentiment. Tu n’as pas besoin de l’achever.

Elle l'observe avec tendresse puis, après quelques instants, ajoute :

— Tu as l’air de t’en vouloir de quelque chose.

— J’aurais dû lui en parler il y a bien longtemps. Je me dis qu’elle a dû porter ce fardeau toute seule depuis peut-être des années. C’est difficile à encaisser. J’ai été con, avoue-t-il, la tête basse.

— Tu pensais bien faire, et j’imagine que tu ne voulais pas te montrer intrusif…

— C’est sûr. C’est une fille. Je suis un homme. Tous ces trucs de nanas, j’ai laissé ça à Alice, mais je sais bien qu’elle n’est pas la mieux placée pour discuter de… ces choses-là.

Erwann soupire et pose ses couverts, comme si la faim l’avait quitté.

— En tant que parents, je ne pense pas que nous puissions éviter de faire des erreurs, argumente Gwendoline. Et même si je ne crois pas que ta manière de réagir ait été une erreur, à mon avis, se tromper, c’est inévitable. Manon ne t’en tiendra pas rigueur. Elle est assez intelligente pour comprendre que ta retenue n’a été que de la pudeur et de la discrétion, et que tu voulais bien faire.

— Je m’inquiète pour elle. Être gay, c’est encore mal vu par certaines personnes. On aura beau dire et faire, les préjugés ont la dent dure.

— Elle saura faire face.

— Tu crois ?

— J’en suis sûre. Je n’ai aucun doute là-dessus. Elle tient de toi et tu es une forte tête. Elle a sûrement hérité de ta solidité. Elle affrontera les futures difficultés avec toute la force dont tu l’as pourvue, grâce à l’amour que tu lui as prodigué.

— Cela sera-t-il suffisant ?

— Je comprends ton impuissance mais il faut accepter que ton travail d’éducation ait ses limites aussi. Tu ne pourras pas la protéger éternellement. Elle va forcément rencontrer des déconvenues, et même si cela nous brise le cœur de voir nos enfants souffrir, on ne peut pas les mettre sous cloche.

— Je sais bien que tu as raison mais…

— C’est dur à admettre, concède-t-elle, en posant une main sur la sienne.

Erwann la saisit et la caresse de son pouce.

— Tu seras là pour me le rappeler quand… je l’oublierai ?

Prise au dépourvu, la jeune femme ressent une boule de douce chaleur en provenance du bas du ventre. Comme des bulles imaginaires remontant vers la surface, cette sensation agréable se dirige jusqu’à sa poitrine. Son visage rosit légèrement et elle peine à soutenir son regard.

— Je serai là pour te le rappeler.

Il plante ses yeux dans les siens et se dissout peu à peu dans ses iris d’un vert clair lumineux.

— Merci, répond-il, en déglutissant avec difficulté.

— Je t’en prie.

Le soir, lorsqu’elle s’allonge dans le lit, exténuée, Gwendoline savoure le contact des draps propres et des oreillers moelleux. Erwann arrive, armé d’une bouillotte qu’il lui tend.

— Tiens, pour ton ventre. Cela te soulagera. Je t’ai vu grimacer aujourd’hui…

— Oh merci, c’est adorable, s’exclame-t-elle, reconnaissante. J’avoue, les deux premiers jours sont toujours les plus pénibles.

Il se glisse sous la couette et la serre dans ses bras. Son corps chaud collé contre elle la réconforte instantanément. Elle attrape son livre sur la table de chevet improvisée et l’ouvre là où elle avait glissé le marque-page lorsqu’elle était à Nantes. Au vu des deux dernières soirées qu’elle a passées en compagnie du jeune homme, l’envie de lire ne s’était pas franchement manifestée jusqu’à présent. Mais ce soir, elle a envie de partager ce moment avec lui.

— Ça te dit de bouquiner ? demande-t-elle, en baillant, une main devant la bouche.

— D’accord. J’ai ramené le livre que je suis en train de lire, dit-il en lui montrant « Le crépuscule et l’aube » de Ken Follett. Je l’ai presque fini. Et je dois me dépêcher de le terminer, Manon l’attend.

— J’ai presque fini le mien aussi, annonce-t-elle en ouvrant « L’art de la victoire » de Phil Knight.

Elle chausse ses lunettes et se blottie contre lui et chacun de leur côté, plonge dans leur lecture. Au bout de quelques minutes, Erwann rompt le silence de leur concentration.

— J’ai eu Manon au téléphone, quand tu étais sous la douche tout à l’heure… elle semblait heureuse et épanouie par cette folle journée.

— Tant mieux. Parler a dû lui faire du bien.

— Sans aucun doute. Moi aussi cette journée m’a fait beaucoup de bien, tu sais. De vous voir toutes les deux, cela m’a rappelé combien la vie de couple pouvait être agréable. Je l’avais complètement oublié. Ou volontairement occulté plutôt. Pendant quatre ans, je ne me suis pas autorisé à y croire à nouveau. Mais aujourd’hui, je vois combien la vie à deux, à trois, m’avait manqué.

Gwendoline ne réagit pas aux remarques d’Erwann. Silencieuse, elle joue machinalement avec les pages de son livre. Il remarque aussitôt son malaise.

— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? s’inquiète-t-il.

— Non… non, tout va bien… tente-t-elle en vain de le rassurer.

— Vraiment ? On peut en parler si tu veux. Un couple, c’est aussi de la communication, tu sais…

— Un couple ? répète-t-elle, surprise.

Voilà deux fois qu’Erwann utilise ce mot et elle se sent son ventre se nouer rien qu’à l’écouter.

Elle a été tellement déçue et a vécu tant d’échecs, qu’au fond d’elle, et malgré le superbe week-end qu’ils ont passé ensemble, elle ne donne plus aucun crédit à ces deux mots.

— Oui, un couple, insiste-t-il, malgré lui. Cela t’ennuie que je dise ça à propos de nous ?

— Non, bien sûr, Erwann, pas du tout, excuse-moi. Je ne sais pas ce que j’ai… mais tout va bien, je t’assure. J’ai… j’ai juste perdu l’habitude d’être « en couple », je crois. Ces dernières années, j’ai passé plus de temps célibataire qu’en couple, alors ça me fait bizarre de t’entendre dire ça.

Décontenancé, Erwann essaie de la sonder.

— Bizarre, comme quelque chose de désagréable ?

— Bizarre comme un vague souvenir d’une époque si lointaine que je ne sais plus comment on fait. Cela me fait peur, en vérité…

— C’est pareil pour moi aussi, dit-il précipitamment, avant de revenir sur ses propos dans la foulée. Non, en fait, je mens, désolé.

Elle tourne la tête vers lui, étonnée par cette déclaration.

— En réalité, j’ai adoré ta présence à mes côtés ce week-end. J’ai adoré te voir si complice avec ma fille et j’ai adoré chaque moment partagé avec toi. Chaque repas en tête-à-tête avec toi, chaque réveil dans la douceur de tes bras, ainsi que tous nos moments intimes, bien évidemment. Ce week-end a vraiment été génial. Et… j’aime être… en couple avec toi. Et cela me fait davantage plaisir que cela me fait peur. Je ne crois même pas avoir peur d’ailleurs. Au contraire, il y a une certitude en moi, une chose pour laquelle je n’ai plus aucun doute, c’est que…

— Erwann, s’il te plaît… le coupe-t-elle, terrorisée, son visage reflétant une angoisse soudaine.

Il se tait. Gwendoline tremble entre ses bras.

— De quoi as-tu si peur, Gwen ?

Elle réfléchit en caressant la couverture de son livre comme si elle allait pouvoir en extirper l’inspiration. Puis se lance :

— J’ai peur… que l’on soit très heureux… et puis plus du tout… comme beaucoup d’histoires que j’ai vécues, ou celles que j’ai vues autour de moi…

— C’est le passé ça… Je comprends tes angoisses mais j’imagine que si tu es là aujourd’hui, à mes côtés, c’est que tu y crois encore un peu, non ?

La jeune femme triture son bouquin, à la recherche d’une bonne réponse. Une réponse sincère, honnête, mais la seule chose qui lui vient sonne comme un désaveu :

— J’essaie d’y croire… mais je ne suis pas sûre d’y arriver.

— Tu as des doutes vis-à-vis de nous… ou de l’amour en général ?

Blessé par ses propos, il essaie de faire bonne figure et de ne pas le lui montrer. Pour autant, il aimerait savoir ce qu’elle ressent vis-à-vis de lui.

— Je n’ai pas de doute par rapport à toi. C’est plus envers moi que j’en ai, envers ma capacité à faire confiance à l’amour. J’imagine qu’il faudrait que j’arrête de penser que je n’en suis pas capable, ou que je ne le mérite pas… mais c’est plus facile à dire qu’à faire. J’ai échoué tant de fois que j’ai fini par me convaincre que je n’étais pas faite pour être en couple. Que je resterai célibataire éternellement…

— Eh bien, tu ne l’es plus à présent…

Gwendoline sourit malgré elle, malgré la peur qui lui tenaille le ventre, malgré les doutes oppressants qui lui compriment la poitrine. Elle respire profondément. Puis, dans un souffle, déclare :

— Tu officialises donc les choses…

— Je l’ai déjà fait ce midi, si tu t’en rappelles.

Elle se mord la lèvre inférieure. Oui, elle s’en rappelle.

— Oui, tu m’as présentée comme ta compagne auprès de Manon.

— Exact.

— C’est donc officiel.

— Que l’on soit en couple ? répète-t-il en souriant. Oui, ça l’est. Et pour la confiance, que ce soit en moi, en nous ou en toi-même, ça va venir, j’en suis certain, affirme-t-il avec conviction en lui pressant la main avec douceur. Tout ça, ça vient avec le temps.

Songeuse, elle veut croire à ses mots tendres et remplis d’espoir qui, à son oreille, ont la douceur du miel. La jeune femme soupire légèrement, soulagée de le sentir si compréhensif. Puis, en proie à une certaine honte, elle demande, sans le regarder :

— Tu me trouves dingue, n’est-ce pas ?

— Non, amusante. Je pensais avoir des problèmes relationnels mais je vois que tu me surpasses, renchérit-il pour la taquiner, en la serrant un peu plus dans ses bras. C’est pas grave, je te prends telle que tu es. Sans mauvais jeu de mots.

Elle rit, consciente du ridicule de la situation. Il lui embrasse la tempe en passant la main dans ses cheveux argentés.

— Bienvenu dans mon monde, Erwann.

— Bienvenue dans le mien, Gwen.

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