Chapitre 101 : L'autre discussion

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Camaret-sur-Mer, presqu’île de Crozon, mercredi 20 avril, 23h30

Erwann sursaute, à moitié endormi sur son canapé, étalé devant son home cinéma et une énième rediffusion de Gladiator.

On vient de tambouriner sur son portail à l’extérieur. Il reconnaît le bruit métallique qui résonne dans le silence de la nuit. Comme il a éteint sa sonnette, personne ne peut venir le déranger jusque chez lui. Personne, hormis l’intrus qu’il entend s’acharner au loin sur l’entrée de sa propriété. Qui peut bien faire un tel boucan à une heure pareille ?

Il se lève, hagard, et ouvre la baie vitrée menant à sa terrasse. Le froid pénètre à l’intérieur et l’oblige à se chausser et à enfiler un sweat à capuche avant d’aller voir qui joue du tam-tam sur sa porte. Il rejoint le petit chemin longeant ses massifs de fleurs, avant d’atterrir, un peu chancelant, face au portail blindé.

— Ouais ?

— Du con, ouvre, c’est moi !

— Bud ?

— Lui-même, trou de balle. Ouvre-moi, ça fait des plombes que je poirote. Grouille, ça caille.

— Attends, je déverrouille le système de sécurité.

— Magne.

— Deux minutes, ça se fait pas comme ça. Faut que je tape un code. J’y vois rien, en plus.

— Utilise la lampe torche de ton tel.

— Je sais pas où il est. C’est bon, voilà c’est fait. Entre.

Richard patiente le temps que le portail coulissant soit suffisamment ouvert pour le laisser passer et s’introduit dans la propriété d'un pas énergique. Il s’approche d’Erwann avant de se reculer.

— Depuis combien de temps tu t’es pas lavé, bordel ? Tu schlingues !

Le photographe hausse les épaules, avant de lui répondre, sur un ton peu aimable :

— Ravi de te voir aussi.

— J’ai faim, t’as pas un truc à grailler ? T’as l’air d’en avoir besoin, ajoute Richard en le dévisageant.

— J’ai pas faim, je dormais, rétorque Erwann, de mauvaise humeur.

Tous les deux remontent l'allée et se dirigent vers la maison éclairée par les lumières qui se déclenchent sur leur passage.

— Je commande une pizza, propose son invité surprise, en attrapant son smartphone. Tu me paies un verre en attendant ?

— Comme tu veux, se résigne Erwann, dont la tête tourne presque en continu depuis qu’il s’est levé trop rapidement de son sofa.

Dans la cuisine, Erwann leur sort de la limonade fraîche du réfrigérateur. Bien qu’il aurait préféré se voir offrir une bière, Richard ne dit rien et accepte le breuvage de bonne grâce. Observant avec dépit l’état de délabrement avancé de son pote, il se fait la réflexion que, de toute évidence, l’alcool ne serait pas la meilleure idée ce soir.

— Raconte, le somme le coiffeur, en buvant une première gorgée acidulée qui réveille ses papilles.

— J’ai rien à raconter, se défend Erwann, les bras croisés sur le torse.

— À d’autres.

Les deux hommes se dévisagent en chiens de faïence, assis de part et d’autre de la longue table rectangulaire. Erwann attrape le briquet qui traîne dans le vide poche et s’apprête à se lever pour aller s’en griller une à la fenêtre.

— Repose ton cul sur ta chaise, lui ordonne un Richard, qui semble déterminé à obtenir ce qu’il est venu chercher.

Des aveux ou des explications, apparemment.

— Du calme, je suis chez moi, objecte Erwann sur la défensive.

Ce dernier se rassoit néanmoins, n’ayant pas la force physique pour affronter la hargne qu’arbore son visiteur.

— Peu m’importe. Je viens de traverser toute la presqu’île de nuit, c’est pas pour te voir continuer à t’enfoncer. Fais un break avec les clopes. T’es plus gris que ton chat siamois.

— Pourquoi t’es là ?

— Pour te ramasser à la petite cuillère, une fois de plus, souffle son ami, blasé.

Erwann se resserre un autre verre de limonade. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il était déshydraté.

— C’est bon, n’en rajoute pas, je suis déjà assez mal comme ça.

— Je vois ça. Tu devrais essayer les hommes, les femmes ça ne te réussit pas, mon vieux.

— Ah, ah, ah. Tu es venu chez moi pour m’offrir ton corps ?

— Pas dans l’état où t’es, non merci. J’ai ma dignité.

— Viens-en aux faits, assène le photographe, qui commence à perdre patience face à cette intrusion nocturne.

— Ta fille m’a envoyé un message. Elle m’a dit que tu lui avais paru bizarre. Elle te connaît bien, tu sais.

— Oui, pas surprenant, c’est ma fille. Abrège.

— Je suis passé chez Quentin récupérer du matos pour une soirée. Il avait à peu près la même dégaine que toi. Blanc comme un cul qui n’a pas vu le soleil depuis l’été dernier. Des cernes de trois kilomètres de long. Une haleine à décoller le papier peint. Vous faites un concours de celui qui aura la tronche la plus dégueulasse ou bien ?

— Viens-en aux faits, insiste Erwann, qui se renifle sous les aisselles, avant d’afficher un air de dégoût.

Son pote a raison, il pue vraiment.

— Que s’est-il passé avec Quentin ? interroge Richard en s’adossant à sa chaise.

— Il a baisé ma meuf.

Le coiffeur ouvre de grands yeux ronds comme des soucoupes.

— Explique.

— T'es au courant pour le métier de Gwen ?

— Qu’elle se prostitue ?

— Hum.

— J’ai entendu dire, oui. Mais je préférais avoir ta version des faits. Je ne vais pas te cacher que cela m’a étonné. Elle n’a pas du tout l’air d’une fille de joie.

— Elle fait ça depuis plusieurs années. Quentin a été son client. Il me l’a envoyé en pleine gueule, avec beaucoup d’insistance, de mépris, de jugement…

— Du Quentin, quoi.

— Je n’ai pas recontacté Gwen depuis.

— Tu ne l’as pas rappelée depuis son retour à Nantes ?

— Non.

— Pas très malin.

— Je pouvais pas.

— Pourquoi ?

— Mon ex-femme s’est fait baiser dans mon dos par ce connard de Loïc. Ma nouvelle meuf a été… par un de mes deux meilleurs amis. C’est au-dessus de mes forces. C’est trop.

— En dehors de cette histoire avec Quentin, cela ne te dérangeait pas qu’elle se prostitue ?

— Je ne sais pas. Je ne voulais pas trop y réfléchir. J’avais mis ça de côté dans un coin de ma tête. C’était pas concret. Mais avec cette histoire avec Quentin, c’est devenu réel. Trop réel.

— Et donc, tu vas tout arrêter avec elle ?

Erwann ne peut pas répondre à cette question. Une douleur virulente lui broie le ventre. Sa migraine lui vrille à nouveau les tempes. Tout son corps ressent et manifeste la souffrance de son coeur meurtri.

— Non, bien sûr, parce que tu es amoureux d’elle, maintenant, suppute son ami en se resservant à son tour un verre de limonade.

Il sourit devant l’évidence. Erwann amoureux, ça faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu ainsi. Cette constatation lui fait plaisir, malgré tout.

— Tu tiens à elle, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Appelle-la.

— Pour lui dire quoi ? Excuse-moi d’avoir paniqué quand j’ai commencé à réfléchir à ton boulot et à ce que cela impliquait…

— Déjà, pour commencer. Ensuite, pour lui dire que tu l’aimes. Même si à mon avis, elle le sait déjà. C’est écrit en gros sur ta tronche que tu es fou d’elle. Tu as toujours su masquer tes émotions, mais cette fois, tu es grillé.

Erwann détourne le regard, gêné qu'on lise en lui comme dans un livre ouvert. Richard continue :

— Ok, vous avez couché avec la même meuf avec Quentin, mais c’est bon, c’est juste un malheureux concours de circonstances.

— Je n’ai pas couché avec elle, intervient le photographe. Pas officiellement, on va dire.

— Comment ça ? Le week-end dernier, vous n’avez rien fait ?

— Je ne voulais pas. Je voulais… attendre. Et elle aussi. Elle passe son temps à supporter les assauts des hommes. Je ne voulais pas faire la même chose.

— C’est tout à ton honneur, mec. Vraiment classe. Vous avez vraiment de belles réactions, vous les hétéros. Du coup, je comprends mieux d’où vient ton dilemme.

— J’en ai marre de passer après tout le monde.

— C’est pas une marchandise, le sermonne Richard, en dardant sur lui un regard noir.

— Je sais, reconnaît Erwann, honteux de ce qu’il vient de dire. Mais avoue que la situation n’est, une fois de plus, pas à mon avantage. Je me sens un peu comme le dindon de la farce. Encore.

— C’est de la fierté mal placée ça.

On sonne à la porte. Erwann avait volontairement laissé le portail ouvert cette fois. Le livreur leur dépose les pizzas toutes chaudes et se fait régler la commande. Puis repart, laissant Erwann faire le service.

— Ne gâche pas tout pour ça, lui conseille le coiffeur, en attrapant une part de la quatre fromages que son hôte vient de lui servir.

— Plus facile à dire qu’à faire, constate le photographe, en se rasseyant et en commençant à manger.

— T’es un mec bien, Gaz, tu peux faire la part des choses.

— Je suis un mec bien qui en a marre que ses relations sentimentales soient foireuses.

— En dehors de ce détail de taille, qu’as-tu à lui reprocher ? demande Richard, la bouche pleine.

— Rien. Elle a été honnête du début à la fin.

— Alors, appelle-la, et règle les choses au plus vite.

Tous les deux laissent s’installer un silence, uniquement rompu par le bruit de leur mastication respective. Après quelques minutes, Erwann sort de ses pensées et reprend :

— Est-ce que tu soupçonnes Gwen de s’intéresser à moi pour mon fric ?

— Ben vu ta tronche ce soir, je vois pas trop ce qui pourrait l’intéresser d’autre.

— Très marrant.

— Pour être franc, je ne crois pas. Elle doit bien gagner sa vie. Elle ne t’a pas attendu pour avoir de l’argent. Pour moi, elle s’intéresse à toi pour autre chose. Bien sûr, je peux me tromper, je ne l'ai pas vue longtemps. Mais je l’ai sentie sincère. A toi de voir pour le reste.

— Et que penses-tu de son job ?

— C’est pas la mort. Elle utilise son corps pour travailler, la belle affaire. Si j’avais pu vendre mon cul contre un peu de blé, crois-moi, je l’aurais fait moi aussi, s’exclame-t-il en riant.

— T’es con, ne peut s’empêcher de dire Erwann, qui parvient enfin à sourire.

— Ouais, mais ça te fait rire, dit Richard avec un clin d'oeil. Au moins, elle n’attend pas que tu l’entretiennes. Je trouve ça positif.

Ses arguments rassurent Erwann, qui apprécie d'entendre son ami défendre la jeune femme, surtout après que Quentin l'ait descendue en flèche.

— Quentin n’est pas de cet avis, explique le photographe, tendu par ses confessions. Il m’a bourré le mou à base de « oui mais elle ne s’intéresse à toi que pour ton pognon », etc., etc. On le sait qu'il a toujours eu une piètre image des femmes. A l’écouter, elles sont toutes intéressées par l’argent. Je ne sais pas d’où lui vient cette idée, mais il a dû se faire pigeonner à une époque. Si c'est le cas, il ne m’en a jamais parlé.

— A moi si, annonce le coiffeur, en s’essuyant la bouche.

— Ah oui ? demande Erwann, surpris.

— Quand il était plus jeune, genre beaucoup plus jeune, il est tombé très amoureux d’une fille sublime. Comme il gagnait déjà pas mal sa vie, elle en a profité pour se faire offrir des bijoux, des fringues, des week-ends de princesse. Bref, tu vois le tableau. L’amour l’a rendu aveugle et il ne résistait pas à la gâter, pensant qu’elle était la femme de sa vie.

— J’attends la chute et je m’attends au pire, dit Erwann en levant un sourcil.

— Cette fille, c’est Hannah.

— Hannah ? C’est pas la femme de son frère ? Celui à qui il refuse d’adresser la parole ?

— Dans le mille, Émile. Un truc con. Elle a craqué sur son frangin et a lourdé Quentin du jour au lendemain. Tu te doutes bien que cela ne lui a pas fait beaucoup de bien.

— Arrête de faire des rimes !

— J’y peux rien, ça sort tout seul.

— Comme se fait-il que je n’aie jamais été au courant de cette histoire ?

— Bah déjà parce qu’à l’époque, tu vivais à Nantes, pour tes études. On ne te voyait que rarement et quand tu t’es mis en couple avec Alice, tu as clairement disparu de la circulation. Ensuite, la petite est arrivée et tu as probablement été très occupé par ton nouveau rôle de père. Lorsque vous êtes revenus vivre à Crozon, quand tu as hérité de la villa de ton père, tout ça était déjà loin derrière nous. Entre temps, Quentin était devenu le connard que tu connais avec les femmes, comme s’il cherchait à leur faire payer la trahison d’Hannah. Même si je trouve que ces derniers temps, il est encore pire que d'habitude et ça, je ne me l'expliques pas.

— Je vois, dit Erwann, en s’étirant, repu, après avoir avalé la plus grande partie de sa pizza. Et maintenant, j'en conclus qu'il pense que toutes les femmes sont comme elle.

— Franchement, Gaz, qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu veux que je te dise ce que je pense ?

— Vas-y, l’encourage Erwann d’un hochement de tête.

— Gwen est super. Tu serais un vrai cake de la planter pour ça.

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