Chapitre 104 : Discordance II

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Camaret-sur-Mer, presqu’île de Crozon, le jeudi 21 avril, midi.

Erwann émerge.

Il se sent un peu mieux. Moralement en tout cas. La visite de Richard hier soir n’y est sûrement pas étrangère. Ses conseils l’ont rassuré. Il avait besoin d’entendre autre chose que le discours accusateur de Quentin. Son ami a rééquilibré la balance. Erwann se sent soulagé d’être enfin soutenu, compris, validé.

Il sait qu’il doit en faire part à Gwendoline, mais une question demeure : comment reprendre contact avec elle ? Comment exprimer avec sincérité ce qu’il a ressenti ces jours-ci sans la blesser ? Comment lui ouvrir son cœur sans lui faire peur ?

Que fait-elle aujourd’hui ? Comment va-t-elle ? Lui en veut-elle pour son silence ? Un défilé de questions l’accompagne depuis son réveil. Toutes ses pensées sont tournées vers elle.

De l'agitation en provenance du rez-de-chaussée l'extirpe de ses interrogations. Cela ne peut être que Manon-Tiphaine, car son jardinier et sa femme de ménage sont sûrement déjà au travail à l'heure qu'il est. Ces derniers ont l’habitude de se montrer le plus discret possible car leur patron travaille à domicile, et ils savent qu’il a besoin de calme et de concentration dans son métier.

Les bruits qui lui parviennent d'en bas ne font plus aucun doute pour lui. Sa fille est là et ne va pas comprendre pourquoi il est encore au lit à midi.

Dans un effort presque surhumain, il attrape un tee-shirt et enfile un bas de survêtement. En passant devant un miroir, il surprend sa tête encore groggy. Bon, il va jouer la carte de la maladie, tant pis si cela l’oblige à mentir. Il ne peut décemment pas lui dire la vérité.

— Coucou ma puce, de retour au bercail ? clame-t-il d'une voix caverneuse.

— Salut Pa’ ! Oh la vache, c’est quoi cette tête ? s’exclame-t-elle en découvrant son père en vrac.

— Rien... juste une intoxication alimentaire, je crois. Sûrement des fruits de mer pas frais.

— Eh bah, tu me donneras pas l’adresse du resto où tu les as mangés, on dirait que tu viens de sortir d’un grand huit.

— Ouais, c’est un peu mon ressenti aussi. D’ailleurs, évite de manger ce pâté sous mon nez s’il te plaît, je ne suis pas sûr de le supporter là, dit-il en grimaçant.

— T’inquiète, je pars avec à mon entrainement. Je venais juste me préparer un casse dalle. Y’a plus de mayo ? demande-t-elle, en cherchant dans le frigo.

— De la mayo avec du pâté ? T’es pas sérieuse ? interroge-t-il avec un air de dégoût.

— C’est hyper bon ! Je t’assure.

Erwann tire la langue, ce qui fait rire sa fille, qui file au cellier chercher un nouveau pot de condiment pour agrémenter son sandwich expérimental. Il met une capsule dans la machine à café, s’assoit sur une chaise de la cuisine et observe sa fille s’activer d'un œil torve. Il remarque son air joyeux et son grand sourire.

— Tu as l’air en forme toi, en revanche, déclare-t-il en la dévisageant. Ça fait plaisir.

Le sourire de Manon-Tiphaine s’étire davantage, ce qui la rend encore plus belle qu’à l’accoutumée.

— Gwen avait raison. Les choses s’arrangent toujours, dit-elle en lui apportant la tasse qu'il vient de préparer.

En entendant le prénom de la Nantaise dans la bouche de sa fille, le cœur du photographe fait un bond dans sa poitrine, avant de se briser en mille morceaux. Si elle savait combien son père a merdé ces jours-ci.

— Et j’ai suivi les conseils de Richard, ajoute-t-elle, malicieuse.

— Je crains le pire, déclare Erwann en levant un sourcil, le visage au-dessus de son breuvage noir.

— Tu as tort. Je me suis réconciliée avec Clara. Et… je vais dormir chez elle ce soir, si tu es d’accord.

Le père soucieux qu'il est ne peut s’empêcher de se demander ce que sa grande entend par « dormir » avec Clara, mais voyant que l’adolescente est à la fête, il se retient de quelconque question déplacée. Après tout, il faut bien qu'elle vive sa vie. Une réalité qui était plus facile à envisager lorsqu'elle n'avait que huit ans...

— Comme tu veux.

— Tu remercieras Gwen pour moi. Ce qu’elle m’a dit m’a beaucoup aidé. Elle est vraiment top, je suis vraiment contente que tu aies rencontré quelqu’un d’aussi génial.

Erwann a envie de hurler. Qu’a-t-il fait, mais qu’a-t-il fait ? Pourquoi s’est-il laissé influencer par la mauvaise opinion de Quentin, quand tant de personnes louent les qualités de Gwendoline ?

— Elle revient quand en Bretagne ?

— Bientôt… j’espère.

— Attends d’avoir meilleure mine pour la revoir. T’es pas franchement beau gosse là !

— Ouais, ouais, je sais, on arrête pas de me le rappeler, au cas où j’aurais eu des doutes, ironise-t-il en détaillant son reflet dans la vitre de son four. Je vais surtout commencer par une bonne douche. Ça ira mieux après. Je l'appellerai ensuite. Encore faut-il que j'arrive à mettre la main sur mon foutu téléphone...

— Tu l'as perdu ?

— Non, juste... égaré...

Comme moi, pense-t-il pour lui-même.

— Passe par Messenger...

— Je préfère l'appeler de vive voix, et que ce soit par Messenger, Facetime ou une autre appli du genre, à cette heure-là, la connexion va sauter. Et, ce serait pas franchement le moment. C'est le problème quand on vit à l'écart de la civilisation, la modernité a ses limites. Pourquoi, à ton avis, je travaille plus souvent le soir ou de nuit ? Parce que le débit est meilleur.

— Ok, Pa'. En tout cas, quand tu l'auras au tèl, passe-lui le bonjour de ma part et dis-lui que j'ai hâte de la revoir... dit l'adolescente en venant lui faire une bise, avant de prendre la poudre d'escampette. A plus !

Malgré son état d'esprit chafouin, Erwann se sent de plus en plus soulagé, comme si son entourage conspirait à le pousser vers Gwendoline. Après son passage par la salle de bain, il appellera la jeune femme, se promet-il. Il a juste besoin d’un bon nettoyage pour se remettre les idées en place. Ensuite, il se jettera à l’eau.

Gwendoline lui pardonnera, se convainc-t-il. Elle lui pardonnera sûrement.

***

Nantes, le jeudi 21 avril 2022, 14h,

Depuis qu’elle est de retour chez elle, après son rendez-vous avec Véronique, Gwendoline est aux prises avec ses pensées les plus anxiogènes. Elle a beau avoir reçu les encouragements de sa thérapeute, rien ne peut la détourner de ses inquiétudes, de sa solitude.

L’évocation du souvenir de son frère vient raviver d’anciennes blessures mal cicatrisées. Son mal-être est prégnant, palpable, oppressant. Elle ne sait pas quoi faire pour combler le vide qu’elle ressent toujours. Sa douleur ne trouve pas d’apaisement. Sa fille est à l'école, elle est seule chez elle sans savoir quoi faire d'elle-même. Erwann lui manque, Guillaume lui manque, son frère lui manque.

Erwann ne donne toujours aucun signe de vie. Pourquoi ? Que s’est-il passé ?

Ancienne spécialiste des scénarios catastrophe, elle ne peut s’empêcher d’imaginer le pire, succombant à ses vieilles habitudes toxiques. Gwendoline est saturée d’images noires, d'idées sombres, de sensations malaisantes… Elle voudrait retrouver le calme et la paix qu’elle a connus ces derniers jours dans les bras rassurants du breton. Le séjour au phare lui semble pourtant si loin à présent. Erwann, son corps solide, sa voix chaude, son sourire bienveillant… Le bonheur était si bon, si agréable... Et puis soudain, ce silence. Implacable et douloureux.

Son téléphone est resté presque muet depuis des jours. Seuls quelques clients qui possèdent encore ses coordonnées ont essayé de la contacter. Mais elle n'a pas la force de leur répondre, quand bien même elle est à deux doigts de revenir sur sa décision. Comment Erwann, toujours si prévenant et disponible auparavant, a-t-il pu lui faire ça, alors qu'elle était prête à tout plaquer pour lui ?

Même si elle n'a jamais eu confirmation de ses doutes concernant Quentin, Erwann a sûrement dû apprendre qu'il a été son client. Elle imagine que le tatoueur n’a pas dû lésiner sur les détails sordides pour expliquer son travail. La jeune femme avait essayé de préserver son compagnon en lui faisant un exposé clinique de son métier, mais Quentin n’a pas dû faire preuve d’autant d’élégance. Peut-être en a-t-il rajouté des caisses, exagérant volontairement ses pratiques, tronquant la vérité pour la descendre plus bas que terre. Vu son attitude envers elle, il est évident qu’il ne la porte pas dans son cœur. Pourtant, elle n’a aucune idée des raisons de ce désamour qu’il lui voue si férocement.

Le photographe a probablement deux versions complètement différentes de son travail, à présent, et malgré leur week-end parfait, elle imagine aisément son choix. Le jeune homme est intelligent et rationel, et sera plus enclin à croire son ami de longue date qu’une simple pute de passage. Elle aura beau tenter de rattraper l’image que son meilleur ami a dépeint d'elle, elle sait d’ores et déjà qu’elle ne s’en sortira pas gagnante. Ce sera sa parole contre la sienne. Elle n’a aucune chance de remporter cette bataille. Si le côté pragmatique et responsable du breton est d'ordinaire un avantage, dans ce cas-là, il ne peut que desservir la jeune femme : qui mettrait son amitié et sa vie toute entière en péril pour une vulgaire catin ?

Face au mutisme de son compagnon, Gwendoline ne se fait plus d’illusion. Il lui a tourné le dos propre et net, comme on claquerait la porte à des démarcheurs un soir de semaine. Anéantie par cette idée, elle s’active dans toute la maison pour occuper ses mains. Ne pas flancher, pas maintenant. Le réfrigérateur n’est pas loin mais elle se met à son bureau pour tromper l’ennemi. Vider son sac dans son journal intime ne peut que la soulager. Elle y partage ses états d’âme pour en diminuer le poids.

D’autres choses viennent se greffer à son angoisse latente. Comme le fait qu’elle a décidé d’arrêter son job, sans aucune garantie derrière, comme le lui a fait remarquer Manuella lors de sa dernière visite. Comment va-t-elle faire si elle n’a plus suffisamment de ressources pour élever correctement Emma ? En quelques heures, à son retour de chez le breton, elle a fait table rase de son passé, jetant dans un grand sac poubelle tout ce qui avait fait autrefois son job de masseuse érotique : ses diverses huiles parfumées, ses tenues affriolantes en dentelle, ses trois perruques pour ne pas qu’on la reconnaisse. Tout avait été emballé et balancé dans le conteneur avec un soulagement indescriptible. Elle avait effacé son site internet en appuyant avec joie sur le bouton « désactiver ». Tout un pan de sa vie avait disparu d’un seul coup pour son plus grand plaisir, dans un premier temps, avant de générer une peur abyssale, aujourd’hui.

Et puis elle réalise une chose : même si elle a arrêté son travail, son passé de masseuse érotique ne la quittera jamais. Il y aura toujours des Quentin pour surgir de nulle part et lui rendre la vie impossible, en salissant son image et en la trainant dans la boue à la première occasion. Gwendoline en a tellement marre de tout ça, de tous ces jugements dont on la gratifie alors qu’elle n’a rien demandé, alors qu’elle essaie juste de s’en sortir.

Je n’ai fait de mal à personne quand j’ai fait mon métier ! écrit-elle en gros dans son journal intime. La seule personne à qui j’ai fait du mal en faisant cela, c’est moi. Laissez-moi tranquille, supplie-t-elle sur le papier, laissez-moi une chance de m’en sortir.

A présent, elle n’a plus de travail. Et plus d’Erwann non plus.

Dieu merci, elle a encore un toit sur la tête et sa petite fille en parfaite santé, mais quel genre de mère est-elle pour cette dernière ? Une mère inconséquente, irréfléchie, instable ? Elle n'est ni un modèle, ni une source d'inspiration pour son enfant. Elle a décidément tout raté.

Gwendoline tourne en rond dans sa chambre, à la recherche de quoi occuper son esprit, son corps, mais tout a été rangé plusieurs fois et son ventre se contracte de plus en plus fort. Une anxiété sourde lui serre les entrailles, et presse son cœur comme un citron dont on voudrait extraire le jus. Il n’y a même plus d'anxiolytiques chez elle pour y avoir recours, depuis qu’elle a fait un malaise un jour, à force d’en consommer.

Elle redescend au rez-de-chaussée, dévalant l’escalier de bois qui résonne sous ses pas rapides. Face à la cuisine qui lui tend les bras, elle s’immobilise, indécise, perdue, aux abois. Puis, elle attrape ses clefs de voiture, son sac et s’enfuit de la maison. Son téléphone a beau sonner, abandonné sur la table basse du salon, elle ne l'entend déjà plus...

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