En fin

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Elisabeth habite désormais seule avec Aster. Une proximité qui dérange ses certitudes. Elle s’était persuadée que la simple présence de l’homme qu’elle aimait la comblait. Que l’amour inconditionnel suffisait à son bonheur. Un amour qui se dérobe ne se ternit pas, dans dis que le quotidien érode les sentiments. Elle s’accroche à l’idée que maintenir la distance avec Aster la lie plus sûrement à lui. Raisonnement paradoxal chez celle qui se dit libre de toute attache, mais utilise cette soi-disant liberté pour se rendre prisonnière d’un amour aveugle. Se taire est devenu sa façon d’aimer. Mais elle ne sait plus aujourd’hui, à quoi elle aspire. Une brèche s’est ouverte. Un vacillement. ’impression d’être passée à côté de l’essentiel, d’avoir abusé de faux-semblants. Elle a toute sa vie évité, reculé. C’est plus simple que de demander ou de reconnaître un besoin. Elle a cultivé la discrétion non pas pour s’affirmer ni par fierté. Mais par manque de courage.

Un soir qu’Aster se tient, debout, immobile dans l’encadrement de la porte, elle est troublée par son regard, son silence. Elle pressent qu’il a quelque chose à lui dire. Rien ne l’a préparée à ça. Ils ont déjà fait l'amour. Un enfant. Ils ont traversé ces dernières années ensemble. Cependant, elle n’a jamais eu à affronter un tête à tête, et elle le redoute. On dirait une adolescente à son premier rendez-vous. Paralysée autant à l'idée d'aborder des sujets intimes que de s’en tenir à des généralités dérangeantes. Terrifiée à l’idée de ne pas se montrer à la hauteur de l’objet de ses fantasmes. Elle attend, le cœur battant, les mots qu’il s’apprête à prononcer. Mais il ne dit rien. Il tourne les talons et se dirige vers sa chambre, dont il ferme calmement la porte. Elle entend qu'il tire les rideaux. Elle est là, dans la lumière tamisée de la lampe de chevet qui fait danser des ombres sur le mur, à fixer la traînée lumineuse qui provient de la pièce d’à côté et disparaît brusquement. Il a éteint. Aucun bruit. Elle soupire et s’allonge sans défaire le drap, sans trouver le sommeil.

Une routine s’installe. Ils cohabitent, chacun occupé à ses propres activités. Il peint, elle pianote sur son ordinateur. Un jour, il lui demande :

  • Tu fais quoi ?
  • Je travaille.
  • Tu travailles à quoi ?
    C’est bien la première fois qu’il pose la question. Il s’approche d’elle, se penche sur l’écran ouvert.
  • Traduction, correction de textes...
  • Quel genre ?
  • N’importe quoi. Ce qu’on me propose. Là par exemple, ça parle de foot.
  • Tu t’y connais ?
  • Non. Et d’ailleurs, je ne m’en sors pas.
  • Demande à Antoine.
  • J'y ai pensé.
  • Ou à Olivier.
    Elle lève la tête vers lui.
  • Il aime le football ?
  • Oui, il y jouait quand il était gamin.
  • Dis-donc, tu sais beaucoup de choses à son sujet.
  • On a pas mal discuté. C'est un brave type.

C’est assez surprenant. Il s’intéresse très rarement aux autres.

  • Vous semblez bien vous entendre.
  • Il aime ma peinture.
  • Ah bon ?
    Est-ce si inattendu que ces deux-là partagent les mêmes passions ?

… Mais toi, tu n’aimes pas le foot.

  • J'aime bien l'odeur du white spirit.
    Une réponse qui la prend de court. Ils sont assis l’un près de l’autre, plus proches qu'ils ne l'ont jamais été, en toutes ces années de vie commune. Elle respire le parfum de son cou, se noie dans ses yeux gris, le tressaillement de ses épaules lui met des coulées de lave dans les veines. Soudain, ses lèvres sont sur les siennes, avec une ferveur qui fait d’elle la femme la plus désirable au monde. Elle goûte la douceur de sa bouche, sa langue se fond à la sienne avec une tendresse vertigineuse. Cet homme sur lequel se cristallisent ses désirs est en train de l'embrasser. Somme toute, la vie se révèle bien plus palpitante qu'un roman. Il se recule et s’ensuit un silence aussi dense qu'une nuit opaque. Elle a la fugitive et désagréable impression qu’il regrette son geste, qu’il va la repousser. Désorientée, elle est sur le point de rompre ce moment de gêne, en lui livrant enfin ce qu’elle a sur le cœur. À quel point elle l'a toujours aimé, tout ce temps à penser à lui, à rêver à cet instant, lui avouer qu'ils ont eu un enfant. Mais elle retient son souffle, la nuque raidie par l'attente. Il agit alors comme à son habitude, profitant simplement de l’instant présent sans se poser de question. Il se penche vers elle, cherche son visage et presse de nouveau ses lèvres contre les siennes. Des monceaux d'espoirs enfouis se concrétisent, et elle ne parvient pas à se détendre, incapable de déterminer l’attitude à adopter. Faire durer le vertige qui s'empare d'elle, le savourer tant et tant ? Ou abréger cette tension insupportable ? Alors, malgré elle, sa sensualité se réveille. C’est comme le vélo, on n'oublie pas. Elle se défait fébrilement de ses vêtements. Il s'allonge à son côté. Débarrassé de sa chemise, il est irrésistible. Il effleure alors sa poitrine tremblante et l'intérieur de ses cuisses. Leurs peaux se cherchent et s’épousent, comme pour en mémoriser chaque courbe. Comment a-t-elle pu vivre si longtemps sans éprouver ce bonheur, sentir ce poids à la fois si léger et si pesant sur son corps abandonné ? Il y a des moments dont on n‘ose même pas rêver. C'est intense au point de lui faire peur. Elle est bouleversée de l'accueillir spontanément en elle. C'est sa place, il est chez lui. Et leurs sexes soudés bougent à l'unisson.

Quand ils se détachent l’un de l’autre, repus et rassasiés, elle a du mal à s’extirper de ce songe éveillé. Néanmoins, elle reste lucide, ne prétend pas à un début de relation passionnée, et encore moins à ce qu'il lui déclare sa flamme. Pourtant, s'ils ont une histoire à écrire, si brève soit-elle, elle est prête à s’y engouffrer. Elle traverse le reste de la journée dans une autre dimension. Le soir venu, elle se persuade qu’il manifestera le désir de s’endormir auprès d’elle et scrute la porte close, dans l’espoir de la voir s’ouvrir aussi grand que son cœur. Mais c’est seule qu’elle se tourne et se retourne dans son lit. Le lendemain matin, il prend un café en fumant un cigare, l’air absent. Elle énonce quelques banalités auxquelles il répond à peine, avant de s’esquiver. Elle se remet au travail sur son ordinateur. Il paraît distant, même s’il ne l’est pas plus qu’à son habitude. Si lointain, si intrigant. A-t-il des regrets ? Est-il déçu ? Doit-elle aborder la question tout en délicatesse ? Peut-être préfère-t-il oublier. Que c’est compliqué de vivre côte à côte ! Comment appréhender le quotidien dorénavant ? Il sort dans la cour, la mine soucieuse. Incapable de se concentrer, elle prépare du thé qu'elle emporte au jardin pour le boire, installée sur un transat. Le soleil radieux brille haut dans le ciel jusqu’à l’engourdir. Aster ne pense à rien de précis, il se demande seulement comment occuper sa journée. Il déambule sans but sur le parking quasi vide, qui donne au lieu un air abandonné. Il se dirige ensuite, d’un pas nonchalant, vers la piscine. Elisabeth avale une dernière gorgée du breuvage qui ne lui procure aucun plaisir. Elle se rend dans la cuisine, pose la tasse dans l’évier. Elle oublie ses désirs, ses besoins, sa confiance en elle. Mais qu'y a-t-il de plus important que lui ?

Comme aimantée, elle finit par le rejoindre. D’un tuyau encastré dans le sol, coule un fin filet. Le bassin rond taillé dans la pierre permet quelques brasses, à condition d'effectuer des cercles le plus près possible du bord. Elle s'assied un peu plus loin sur le talus, et l’observe qui nage tranquillement. Il est resté si beau. Sa serviette est posée de façon à pouvoir l’attraper dès qu’il sortira de l’eau. Alors que la plupart des habitants de Raspaioun se promènent quasiment dévêtus au plus fort de la chaleur, il reste particulièrement pudique.

  • Viens te baigner, lance-t-il.
  • Je n'ai pas pris de maillot.
  • Va le chercher.
  • Je ne sais pas où il est.
  • Il y a un souci non, quand on ne trouve plus ses affaires ?

Suis-je la seule qui se moque de ne plus avoir toute sa tête, qui le souhaite même ? se demande-t-elle. Pourquoi la mémoire s'impose-t-elle comme fondamentale à ce point ? Oublier est parfois bien pratique, ce n’est que pour les autres que c’est dérangeant. Ça commence l'air de rien. On cherche le nom des gens, un mot nous échappe, un maillot de bain s’égare. Il n’y a pas de raison de s’en cacher. C’est si bon d’avoir l’esprit vide, du lâcher-prise. L’oubli, un confortable refuge pour fuir une vérité douloureuse, effacer un passé gênant, un présent troublant. Aster prend appui sur le rebord et gagne le sol rocailleux. Ensemble, ils remontent le sentier abrupt. Il se met à sa peinture. Elle s’enferme dans sa chambre.

Il n’est jamais venu la rejoindre. Elisabeth oscille entre anxiété, résignation et désespoir. N’a-t-elle pas eu son quota d’amour ? Elle avait cru pouvoir se satisfaire d’une unique fois. Elle s’aperçoit qu’en fin de compte, elle était bien plus tranquille avant. Les jours s’étirent, silencieux, entre regrets et attentes déçues. Ils cohabitent tous les deux dans un calme feutré, une accalmie trompeuse, où chaque geste geste est mesuré, chaque mot retenu. C’est un équilibre précaire, troublé par les pensées tumultueuses d’Elisabeth.

Cette proximité délicate prend fin avec la venue d’Olivier et de Jessica, qui s’annoncent pour le début des vacances scolaires. Ils en ont longuement discuté, avant de prendre finalement la décision de s’installer définitivement à Raspaioun. Ils arrivent au cours de la deuxième semaine de juillet. Elisabeth est partagée entre déception et soulagement de revenir à un environnement supportable. Aster est ravi. Il se comporte comme s’il recevait des invités de marque et multiplie les attentions. On dirait qu’il a peur de les voir repartir. Leur présence apporte une légèreté nouvelle, une agitation joyeuse. Les enfants s’adaptent vite. Jessica note avec plaisir que Chloé est moins casanière. Elle est obligée de sortir pour jouer avec le chien. Elle s’est également prise d’affection pour les chèvres, qu’elle vient nourrir régulièrement.

  • Pas trop de pain ! prévient Aster.
  • Elles adorent ça.
  • Tu ne fais pas n'importe quoi. Tu demandes avant.
  • J’ai demandé !
  • À qui ?
  • Ben, à elles.

Chloé boude. Il dit ça juste pour l'embêter. Parce qu’il veut être le seul à s’occuper des chèvres. Elle voudrait changer leur nom, ce qu’Aster refuse.

  • C’est Blanchette, et c’est tout.
  • Mais il y en a deux, et une qui est noire.
  • Et alors ?

Malgré ces chamailleries, une complicité s’installe entre eux ; ils s’assoient côte à côte pour les admirer. De son côté, Manon a réclamé un vélo et pédale à longueur de journée, sous le regard bienveillant et inquiet d’Olivier qui n’aime guère la voir s’éloigner. Elle apprécie d’avoir une piscine à proximité, même si elle fronce les sourcils quand sa mère enlève le haut de son maillot. Chloé refuse de se baigner. Olivier voudrait lui apprendre à nager, mais elle résiste. Elle hurle lorsque Manon la fait tomber dans le bassin, qui n’est pourtant pas profond.

  • Tu m’as poussée !
  • Tu parles d’une affaire !
  • Comment tu as osé ? Espèce de malade !
  • Il ne faut pas avoir peur de l’eau, dit son père
  • Pourquoi ? Qui ça dérange, si je n’y vais pas de toute ma vie.
    Un point de vue que partage Aster.

Lui, qui ne quitte pratiquement jamais son coin paisible, multiplie les initiatives. Il emmène la famille voir sa galerie, soucieux de montrer sa peinture, dont il est si fier. Olivier s’extasie sur la beauté du lieu, s’arrête devant chacune des toiles pour les commenter avec sa femme. Manon et Chloé se sont assises à l’écart. Elles ont trouvé du papier, un bol rempli de crayons de couleur, et se sont mises à dessiner. Jessica s’étonne de les voir si calmes. Aster leur jette un regard distrait. Il ne le montre pas mais il est heureux. Il organise également une sortie kayak. Pendant qu’il attend sagement sur la berge, Olivier s’installe avec Manon, et Jessica se charge de Chloé. Les quatre kayakistes enfilent des gilets, prennent chacun une pagaie et s’éloignent, assis sur un siège bas au fond du bateau, les pieds sur des cales. Aster les regarde disparaître. On est en plein milieu de l'après-midi. Tout est calme. L’eau étonnamment transparente laisse deviner les galets, les ombres mouvantes des poissons, et le silence des profondeurs. Les embarcations glissent presque sans effort. Le courant est doux. Avec des coups sourds et réguliers contre la coque, les rames s'enfoncent dans l'onde puis en ressortent dans un clapotis rassurant, un rythme saccadé et mécanique. Une poussée à droite, une poussée à gauche. C’est une rivière étroite et sauvage. Les oiseaux s'écartent à peine sur leur passage. La surface limpide qui les entoure dévoile un paysage fascinant, les arbres qui s’y réfléchissent prennent une allure échevelée. Olivier et Jessica ralentissent et peuvent même deviser côte à côte. Jessica tente de comprendre comment ce diable d'Aster a pu persuader son mari de venir le rejoindre. Olivier s'amuse de ses interrogations, répliquant qu'il a réussi à l'amadouer elle aussi, ce qu’elle est bien obligée d’admettre. Ils s’accordent à louer ses efforts pour leur rendre le séjour agréable. « Tu es venu chercher une mère, tu as trouvé un père », conclut Jessica avec malice. Elle doit reconnaître qu’Olivier est plus détendu, depuis qu’il habite ici. Pour sa part, elle commence à s’habituer à cette nouvelle vie. Les minutes s'étirent. Manon et Chloé commencent à montrer des signes d'agitation. Ils passent sous un pont de pierre. Une église se dessine au loin. C’est la limite qu’on leur a indiquée. La fin du parcours. Il est temps de rebrousser chemin. Le soleil est déjà en train d’entamer sa descente à l’horizon. Les filles se plaignent d'être fatiguées. Olivier revient, enthousiasmé par la promenade.

  • Il faudra prévoir à l'avenir un circuit plus grand, voire de plusieurs jours pour explorer la région, s'exclame-t-il.
  • Emporter une tente, un matelas, un duvet, de la nourriture et des lunettes de soleil, précise Jessica, toujours pratique.
  • Et un appareil photo, dit Aster.
  • Ah oui, c'est vrai que tu fais aussi de la photo !

Aster affiche un large sourire. On a enfin conscience de ses talents ! Les gamines retrouvent leur mauvaise humeur coutumière et déclarent que c’était une journée ennuyeuse. Elles n’ont aucune envie de renouveler l’expérience.

  • On est mal barrés pour en faire des championnes de kayak, conclut Aster.
  • On ira à la mer ? lui demande Manon.
  • Sans moi, tranche-t-il. Je n'aime pas la mer.

La petite a affaire à quelqu'un qui ne cède pas à tous ses désirs, et s’en accommode sans broncher.

Une autre fois, Elisabeth se joint à eux pour se rendre au marché. Un marché situé le long du fleuve où se reflètent de hautes bâtisses perchées sur la rive. Ils vont y rencontrer des commerçants, tous plus sympas les uns que les autres, et un choix énorme de produits où la qualité rivalise avec la fraîcheur. Du moins c’est ainsi qu’Aster leur vend l’article. Au cœur de la vieille ville, les étals embaument de senteurs provençales : la lavande, les olives noires, les courgettes avec leurs fleurs poêlées dans de l'huile parfumée. Il y a foisonnement de fruits et de légumes servis avec le sourire, et des stands où faire provision d’anchoïade ou de charcuterie italienne. On endort les touristes en bonimentant, et en faisant goûter toutes ces bonnes choses, dont les saveurs éclatent en bouche. On peut aussi acheter des babioles à moindre prix, comme des savons en forme de cœur, des pochons en coton fuchsia, bleu canard ou mauve, ornés de pompons, dans lesquels glisser sa lingerie, ranger du pain, de l'ail, de l'échalote ou des oignons. Ils achètent de la viande, du poisson frais et de la salade de museau. Ils terminent par la boulangerie et, un peu plus loin, la cave à vin où Aster fait le plein de rouge et de rosé. Ils achèvent leur virée en s’installant en terrasse, sur une place animée bordée de bars et de restaurants.

Aster accompagne ensuite tout le monde à une fête foraine, avec ses attractions pour les petits et les grands, ses manèges à sensations, ses stands de tir, ses pinces à nounours, ses boutiques ambulantes de confiseries ou de boissons. Elisabeth refuse de les suivre, c'en est trop pour elle. Les filles reviennent ravies en croquant dans des pommes d'amour, la tête remplie de bateaux-pirates, de trains-fantômes et de Shanghai Express.

Ça y est, c’est le jour de son anniversaire. Comme prévu, Aster organise une réception dans sa galerie afin de présenter les toiles qu'il vient tout juste de terminer. Il a distribué des cartons d'invitation à sa famille, ses amis et de vagues relations. Il gratifie les premiers arrivants d’un rapide discours, par lequel il les remercie de lui faire l'honneur de leur venue et les invite à boire et à se restaurer. Il y a du champagne, de la bière, du vin, de la limonade et des jus de fruits. Également des canapés sur du pain grillé, des rondelles de saucisson, du fromage en tranches et des biscuits. C’est un début de soirée ensoleillé avec un goût d'été, les vêtements sont légers. Certains arborent des tenues chics, d'autres font preuve d'originalité, mais la plupart affichent une extrême décontraction. Aster est étonné de la quantité de gens attirés par sa peinture : l'article du journal a visiblement porté ses fruits. Dans la chaleur, les parfums parfois prononcés sont incommodants. On entre et on sort dans un flot continu, curieux, affamé ou indifférent.

  • Pourquoi ils se sont déplacés, puisqu’on voit bien qu’ils s’en fichent ? grogne Aster.
  • S’ils sont là, il y a une raison, réplique Elisabeth.
  • Regarde, moi je suis venue. Est-ce que ça me plaît pour autant ? En plus, on ne me reconnaît pas sur le portrait que tu as fait de moi, ironise Rachel, bien que ravie d’être exposée en bonne place. Aster se détourne, doublement agacé : par la remarque et par l’air radieux de Rachel, en pleine forme au bras de son compagnon, dans une robe bleu pétrole qui lui va un peu trop bien. Il est fébrile à l’idée d’exposer sa production aux regards critiques, Même si la plupart se jette sur le buffet, sans même prendre la peine de faire un tour. Ils assurent qu'ils reviendront quand il y aura moins de monde. Mais il est évident qu’ils n’ont guère d’intérêt pour l’artiste et ses réalisations. La réception se passe bien. Chacun papote avec son voisin comme avec une vieille connaissance. Elisabeth constate qu’Aster n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction. Rien d’ostentatoire : une simple chemise blanche, et il est magnifique. Il ne parle pas fort, ne gesticule pas de manière outrancière, mais c’est ainsi : il en impose. Il serre des mains, discourt avec aisance, répond aux questions les plus saugrenues, heureux et surpris de la bienveillance qu’on lui témoigne. Le charme dans toute sa somptuosité. Elisabeth se sent, une fois encore, submergée par un amour démesuré. Quelqu'un lui demande ce qu'elle pense de l'exposition. Elle déclare poliment, et avec sincérité, qu'elle aime surtout les portraits, mais que c'est personnel, dans la mesure où les gens qui la composent lui sont familiers. Si elle était honnête, elle admettrait que sa préférence va à un tableau en particulier, un tableau totalement inattendu. Il représente une femme nue aux longues jambes gainées de soie. Elle est de dos et on ne voit pas son visage. Il s’en dégage une grande sensualité, et beaucoup s’arrêtent pour l’admirer. Elle devine que c’est elle qui a inspiré Aster. C’est déconcertant, troublant, et ça lui réchauffe le cœur. Un vieillard en costume gris négocie avec le peintre, qui n’a aucun sens du commerce et brade volontiers son travail, comme dans une vente de charité. Elle prie en silence pour qu’il ne l’emporte pas.

Dans le brouhaha ambiant, les gens déambulent de façon désordonnée, certains s’ennuient, baillent ostensiblement. Un homme prend des photos. Un autre, sourcils froncés, bras croisés, s'applique à expliquer les œuvres à son fiston, visiblement peu concerné. Un échalas tente de distribuer ses coordonnées à un groupe de filles bruyantes, qui préfèrent réclamer un autographe et des selfies à l’artiste. Personne ne rapporte son verre au bar, ni ne jette son gobelet dans la poubelle. Tout traîne un peu partout. Elisabeth, amusée, observe Rachel qui ne peut s'empêcher de mettre un peu d'ordre. Jusqu’à ce qu’elle s’arrête soudain, en apercevant Pipo. Il a une nouvelle fiancée, une grande blonde qui a l'heur de plaire un peu plus à sa mère que la noiraude qui l'a précédée. D'autant que Rachel, focalisée sur sa propre vie sentimentale, est plus encline à accepter les choix de son fils. Et puis, depuis qu’elle s’est réconciliée avec lui, elle ne tient pas à raviver les tensions. Aussi la blonde a-t-elle droit à une poignée de main énergique, qui ne laisse transparaître aucune animosité. « Allez donc un peu voir par là, il y a des choses intéressantes », glisse-t-elle au couple, avec un léger mouvement de la main.

Elisabeth ouvre le livre d'or déposé à l’entrée.

Chapeau l'artiste ! C'est la première appréciation, suivie de quelques signatures et d'observations moins élogieuses :

C’est tout sauf de l'art.

Je ne comprends toujours pas ce que je suis venu faire ici.

Et moins élégantes :

De la merde !

Elle se retient d’arracher la page. Heureusement, d'autres avis sont plus flatteurs :

Magnifique !

C'est génial !

Belle visite.

On trouve également des souhaits de bon anniversaire et une femme, sans doute, affirme que le peintre est super canon, en indiquant son numéro de téléphone entre deux cœurs. Une critique surtout fait sourire Elisabeth. Elle est le pur reflet de qui est Aster : Quelle supercherie, votre expo ! Du grand art ! Bravo ! Elle en est à la dernière page, quand elle sent une présence à côté d’elle. C’est Antoine qu’elle n’a pas entendu venir.

  • Tu as fini de lire ?
    Elle repose le stylo qu’elle s’apprêtait à utiliser.
  • Certains commentaires valent le détour. Surtout le dernier.
  • Oui, j’aurais pu l’écrire.Tu as vu comment il m’a représenté ?
  • Ça ne te plaît pas ?
  • J’ai l’air d’un type hyper sérieux.
  • Tu ne te considères pas comme ça ?
  • Dire que c’est moi qui me destinais à une carrière de peintre.
    Elisabeth hoche la tête.
  • Et il s’est passé quoi ?
  • Je suis devenu infirmier, ensuite le commis d’Aster. Et il en a profité pour me piquer la place.
  • Vous étiez une bande d’artistes, non ?
  • À cette époque, Aster évoluait dans la danse. Viko dans la musique.
  • Il n’a pas changé de voie, lui. Tu as des nouvelles ?
  • Aucune. Il nous a oubliés.
    Aster vient vers eux et lance avec son tact habituel :
  • Alors Antoine, tu es venu seul ? Vous vous êtes engueulés avec Sylvie ?
    Antoine élude le sujet, car autre chose attire son attention.
  • C’est qui le type avec Rachel ?
  • Son nouveau mec.
  • Je n’y crois pas ! Rachel aurait enfin réussi à t’oublier ?
  • C'est son professeur de sport.
  • Il n'est pas prof de sport, il est urologue, intervient Elisabeth.
  • Ah ? dit Aster avec une moue dégoûtée, du ton de celui qui n'a jamais eu vent de cette information.
  • C’est moins romantique, conclut Antoine.
  • Aster dit ça parce qu’ils vont courir tous les deux, explique Elisabeth.
  • Effectivement, elle a l’air…
    Asters’éloigne avec un geste dédaigneux, tandis qu’Antoine hésite, semblant chercher le mot juste.

… affûtée. Cela dit, elle n’a pas l’air si heureuse que ça.

  • Qui est véritablement heureux ?
  • Pourquoi tu dis ça ? Tu ne te sens pas bien à Raspaioun ?
  • C’est triste. J’aimais bien quand vous étiez tous là.
  • Quand on se marchait les uns sur les autres ?
  • Et qu’on n’arrêtait pas de se chamailler.
  • Ce sont les femmes qui chipotaient pour rien.
  • La jalousie, sans doute.
  • Vous avez Olivier et Jessica, maintenant.
  • Les voilà justement.

Olivier déambule avec sa femme et ses filles. Antoine les suit des yeux.

  • Ils ont l’air de compagnie agréable.
  • Ils le sont.
  • Il me semble qu’il y a aussi leur portrait.
  • Oui, ils font partie de la famille. Aster les a adoptés.

Ils sont distraits par l’arrivée d’Angélique qui a tenu sa promesse et amené Noé. Il gambade joyeusement au milieu des invités. Il a l’air totalement remis de son départ et de la séparation d'avec son père. Ainsi sont les enfants, ils ont le cœur brisé, et ça passe comme c'est venu.
Avec son héritage affectif, une lignée paternelle si dépourvue de sentiments et une mère indifférente, il a toutes les raisons de ne pas s'encombrer d'un trop-plein d'émotions.
Aster en ressent un pincement au cœur. Il choisit de s’adresser à Olivier :

  • Alors tu penses quoi de mon expo ?
  • Pas mal.
  • Tu n’as pas rencontré ma fille, je crois, dit-il en désignant Blanche qui vient les saluer.
  • Pas encore.
  • Non, en effet, précise Blanche.
  • C’est Olivier, le fils d’Elisabeth. Il habite chez nous, avec sa femme et ses enfants.
  • Le fils….
    Blanche dévisage Olivier. Ce n’est pas tant d’apprendre qu’Elisabeth a un fils qui la trouble. Non, c’est autre chose. Une impression confuse, comme un écho intérieur. Elle le connaît ou le reconnaît. Il ressemble à cet autre frère qui hantait ses rêves de petite fille, celui qui lui échappait, malgré ses efforts pour l’atteindre. Son insistance frôle l’impolitesse. Elle se reprend.
  • Enchantée Olivier… On ne s’est jamais croisés, ailleurs ?
  • Je ne suis pas d’ici, répond Olivier avec un sourire étrangement familier. Je suis venu sur l’invitation de votre père.
  • Nous nous reverrons alors.
  • Je suppose.
  • Venez. Je vais vous faire rencontrer ma femme et mes filles.
    Ils traversent la pièce et s’arrêtent près d’une fillette, absorbée dans la contemplation d’une toile représentant une silhouette voûtée, en compagnie d'une chèvre.

… C’est Chloé, dit Olivier. Ça l’intéresse parce qu'elle adore les animaux. Comme moi. Je suis vétérinaire.

Elisabeth remarque avec étonnement la confusion de Blanche. Mais son attention se porte aussitôt sur Aster, en pleine tirade improvisée. « Je ne m’identifie pas à la réalité », dit-il, suffisamment fort pour être entendu, en jetant à Antoine un regard de défi. « Je m’exprime par la couleur. J'ai grandi au nord, dans la grisaille, et c’est la raison pour laquelle j’ai besoin de lumière. » Louise est subjuguée et s’approche imperceptiblement. Elle vieillit mal. Fini la robe rouge, la jupe corolle. Elle étrenne un tee shirt rose pâle sous lequel ses seins s’affaissent, mais elle est encore séductrice et sensuelle. Elle écoute Aster, suspendue à ses lèvres. « Je me recule, ensuite je reviens à mon ouvrage, comme si j’étreignais une femme. Dans ce va-et-vient entre mon pinceau et ma peinture... » Louise ferme les yeux, imaginant qu’il s’adresse à elle. « … ce que j’expose aujourd’hui, c’est mon âme. » Il cherche Viko, sûr qu’il va, comme à son habitude, appuyer sa prose d’une mélodie de circonstance. Mais Viko n’est plus là, et il est tout seul à faire le pitre. Il a bu, se dit Elisabeth. Une fois de plus. Son cœur se serre, en le voyant empoigner le coude de Louise, qui lui emboîte le pas pour le suivre hors de la pièce, avec un sourire radieux. Une brûlure familière. L’impression d’être toujours mise de côté.

C’est alors que Sophie apparaît avec Hugues. Les conversations s’interrompent. Elle n’a rien perdu de sa magie. Hugues marche en retrait. Il ne respire pas la joie de vivre, sa femme se refuse à lui depuis des mois. Son union avec Sophie n'a nullement comblé ses espérances. Ce n’est pas ainsi qu’il imaginait le mariage. Mais ce n'est pas son air abattu qui interpelle.

Le plus surprenant est qu’il serre contre lui un nourrisson. Ce qui est également déconcertant, c’est à quel point ce petit ressemble à Noé. Ses traits sont encore plus fins et réguliers. Elisabeth est frappée de son appartenance évidente au clan Willau, il n'a décidément rien de commun avec Hugues. Elle ne comprend pas pourquoi Sophie a passé sa grossesse sous silence. Sophie qui la toise l'air de dire : On a ce qu'on voulait, non ? Toi celui d'Aster, moi celui d'Alex. Car Elisabeth est persuadée que Sophie sait. Que toutes deux ont le même destin. La jeune femme s’avance lentement sans saluer personne, et s'attarde longuement devant les portraits. Quand elle trouve enfin celui d’Alexandre, elle fixe le visage fermé, les traits durs, le regard glacé. Aster l’a peint froid, distant, hostile. C’est ce que son père a toujours voulu croire de lui. Un fils qu’il n’a pas compris, pas aimé. Sophie tient Aster pour responsable du départ d’Alex. C’est à ce moment qu’Aster revient, accompagné d’une Louise épanouie. Elisabeth lit dans les yeux de Sophie un message de solidarité et de compassion : Ta souffrance vaut bien la mienne. Aster, considérablement éméché, ne sait plus très bien qui est qui, entre son plus jeune fils et le bébé inconnu. Il renonce.

Elisabeth est debout, devant le tableau qui est le sien. Sa posture dit l’autorité, la présence, la capacité à rassembler. Elle a quelque chose d’une chef de clan. Une voix s’élève à son côté. « Dites voir, c’est Raspaioun qu’on voit dans le fond ? » Elle détaille le paysage qui l’entoure, s’arrête sur un point minuscule, presque effacé. Peut-être bien leur maison. Vivante. Traversée par ceux qui sont passés, ceux qui sont restés.

Un peu plus loin, Aster discute avec Olivier. Elle les observe en souriant.

C’est sa famille. La sienne. Elle seule le sait.

Elle a gagné. Sa revanche est là.

Avec Aster, insouciant et libre, au cœur de ce qu’ils ont construit.

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