Péché

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Les autres officiers se cachèrent le visage. Angevine contempla son œuvre pendant un dixième de seconde, puis elle fit volte face vers son écran et, avec une grimace de dégoût, actionna le circuit de communication sortante.

« C’est fou que je sois passée si vite à autre chose, mais, sur le moment, j’avais une urgence. À chaque seconde, les sœurs militantes progressaient et tuaient plus de mes hommes. Ganelon avait raison, Firmin était le dernier androïde conscient encore vivant à bord à ce stade, alors mon cerveau a immédiatement bondi sur l’évidence : il fallait mettre un terme au massacre immédiatement.

- Je vois.

- Personne n’est au courant, sinon les officiers qui étaient dans cette pièce et qui ont survécu à ce jour. Enfin, parmi eux il y avait un commissaire technocratique, donc je suppose que le gouvernement est tout à fait au courant. Quoi qu’il en soit, je n’ai subi aucune poursuite, et d’ailleurs, si ça arrivait j’aurai une défense imbattable : Ganelon a assassiné un officier de sang froid sous mes yeux, et il tenait encore son arme quand j’ai tiré. Vous comprenez, ce n’est pas la loi qui m’embête avec cette histoire…

- C’est la morale. Je vois. Mais continuez je vous prie, que s’est-il passé ensuite ? Par quel processus mental êtes vous passée ? »

L’image commença à s’obscurcir. Angevine devint très silencieuse. Un son étouffé, comme un soupir dans une gorge serrée, puis elle reprit la parole.

« Il avait eu raison de faire ça, hein ? J’ai assassiné celui qui nous a tous sauvés.

- Ignorez la question pour le moment. Je veux connaitre les faits, pour savoir au moins vaguement par quelles phases votre cerveau est passé. »

Un petit cadre blanchâtre apparut, un peu de verdure, des murets de marbre, une décoration simple mais belle, champêtre, avec des gravures végétales. Par dessus, on voyait un ciel turquoise avec des champs d’herbe verte et des forêts à perte de vue.

« Je suis restée en captivité dans un centre de prisonniers de guerre. En tant qu’officière supérieure, je n’avais pas à me plaindre. Mes soldats non plus, pour la plupart, mais la minorité de non-humains parmi eux en a bavé bien plus. Certains ont même été mis aux travaux forcés, c’est pourquoi le Commonwealth faisait en sorte de les faire rapatrier en premier. C’est que, selon les lois très fluctuantes de la théocratie chrétienne, les non humains n’ont pas les mêmes droits que les humains.

- Je ne suis pas sans le savoir.

- J’ai passé la majeure partie de mon temps dans l’apathie la plus totale. Je n’ai rien fait. Je me suis contentée de boire du thé et de regarder les œuvres d’art qui décoraient ma cellule. Au début j’ai essayé de faire des parties de rithmomachie avec d’autres officiers. À l’époque j’adorais ce jeu. Mais ça me rappelait trop Firmin. J’avais l’habitude de jouer avec lui à ce jeu presque quotidiennement. On avait commencé à y jouer parce qu’il était trop fort au métacryptage…

- À quoi ressemblait votre cellule ? Je ne vois pas les murs ?

- J’en ai pas un souvenir très clair. Les murs étaient des écrans, et je les réglais pour qu’ils aient l’air transparents et que je puisse voir un paysage, mais les seuls réglage qu’ils avaient pour « paysage » c’était des paysages de nature sauvage. C'est barbant et un peu anxiogène je trouve, mais on s'y fait.

- Je vois. Aviez vous des visites ?

- J’ai reçu des messages de mes parents, mais je ne les écoutais presque jamais. Je n’avais pas le droit de leur communiquer en retour de toute façon. On se voyait entre nous, entre prisonniers, mais je crois que beaucoup d’entre nous étions tombés dans la même apathie. J’en ai vu qui ne carburaient qu’au lithium. Par contre, il y en a qui se sont évadés.

- Ah, et vous en avez entendu parler ?

- Oui, ils m’ont proposé de me joindre à eux, mais j’ai refusé. Je ne voyais pas l’intérêt. Ça aura pourtant suffi à m'attirer des ennuis d’une certaine manière…

- Dites m’en plus. »

Les murs de la cellule qui montraient un ciel bleu et un paysage lointain devinrent noirs comme de l’encre, les décorations paraissant soudainement plus macabres avec leurs formes d’herbes tortueuses. Une silhouette sombre pénétra dans l’espace carré. Un grand individu drapé dans un large manteau d’un noir de nacre, constellé de modules de rangement qui dépassaient comme autant de bubons de métal.

« Peu après leur évasion, j’ai reçu la visite d’un homme détestable. Un inquisiteur Anakritis de l’ordre des Imprecatores. Anaclaste d’Agios Dominicus, un rejeton d’une des sectes les plus extrêmes tolérée par l’Église. J’ai compris en discutant ensuite avec un geôlier que les Imprecatores étaient considérés comme à la limite de l’hérésie, mais pour la faire simple, il appartenait à cette frange de l’église qui pense que les non-humains ont été créés par Satan pour leurrer l’humanité et l’éloigner de la vérité divine, ce qui implique tous les projets de génocide qu'on peut imaginer, lesquels ne sont bloqués que par le veto du Basileus.

- Je vois.

- Il est venu pour m’interroger. C’est lui que l’église a envoyé traquer les évadés. Il s’est présenté comme un Anakritis irrédentiste puritain, et il m’a bien fait comprendre qu’il nous détestait nous les technocrates. Il m’a rabâché les oreilles, comme quoi c’est une honte qu’on leur ait repris la Terre originelle, planète sacrée parmi toutes, berceau du Christ, et que ses parents à lui appartenaient à la dernière génération à avoir pu faire un pèlerinage au saint sépulcre… le pauvre, si il savait que Jérusalem a été rasée pour faire de la place à une usine de recyclage des déchets organiques.

- Cet homme vous a… interrogée ?

- Il avait des instruments de torture sur lui, mais il ne les a pas utilisé. Les inquisiteurs de l’Église ne sont autorisés à torturer que les non-humains et les relaps. N’étant ni l’un ni l’autre, il a juste essayé de me faire peur, mais il a rapidement compris que je ne savais pas grand chose, alors il est reparti.

- Je vois.

- J’ai appris plus tard comment ça s’était passé pour la bande d’évadés. Il les a retrouvé alors qu’ils s’enfuyaient dans l’espace proche de la frontière. Ils essayaient de leurrer les contrôles d’un trou de ver pour revenir en territoire positiviste. L’inquisiteur les a sommé de se rendre mais ils n’ont pas écouté, alors pour ne pas risquer de les voir s’enfuir il a abattu leur navette avec un tir de canon à poussière. L’arme de lâche par excellence. »

Il y eut un court silence.

« Avez vous autre chose à me dire sur votre captivité ?

- Pas vraiment. J’ai fini par revenir via un échange de prisonniersa u bout de huit ans, et j’ai pris une année de permission, le temps de me réadapter à la société normale.

- Où êtes vous allée pendant votre année de permission ?

- Chez mes parents. Mais je ne leur ai parlé de presque rien.

- Je vois.

- Là j’arrive à la fin de mon année de permission, et j’ai reçu un message me disant qu’au vu de mes actions lors de la campagne de 55Cancri, j’allais être promue au rang d’amiral de troisième classe. Vous comprendrez que ça me pose un problème. Pas que je ne croie pas avoir les capacités, ou même que je n’en aie pas l’envie. Ça a toujours été mon rêve. Mais…

- C’est la question morale qui vous taraude.

- C’est cela. Mes parents ne savent pas, ils ne comprennent pas. Ils m’ont suggéré de me confesser. Et me voilà.

- Madame, je crois voir comment vous aider. »

L’image s’éclaircit brutalement. L’univers devint blanc, et la silhouette opalescente du sacristain apparaissait clairement à présent.

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