Chapitre 6

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Comme il y a très peu d’habitations dans ce coin précis du quartier, qui tire plus d’une zone industrielle qu’autre chose, il n’y a aucune animation ce soir là. Un homme en cavale ne passe alors pas vraiment inaperçu. J’entends les trois flics derrière moi hurler une quelconque sommation apprise par coeur, car j’imagine que sans ces formulations toutes faites, ces abrutis seraient perdus dans le vocabulaire de leur propre langue natale. Je n’ai pas l’intention de m’arrêter pour leur demander de reformuler leur requête en articulant plus distinctement : s’ils m’attrapent, je suis foutu, c’est aussi simple que ça.

J’escalade un grillage, et j'atterris dans la cour d’une sorte d’entrepôt délabré pourtant encore en service. Impossible de me cacher ici : ces enfoirés m’ont vu prendre cette direction et ce bâtiment sera le premier à être fouillé de fond en comble. Aussi, je traverse la cour pour constater qu’elle est encerclée de grillages, mais surmontés de barbelés cette fois-ci, m’empêchant de les escalader et de rejoindre la rue directement. Je n’ai pas d’autre choix que de prendre la fuite à travers l’entrepôt. Sous une sorte de préau sur ma gauche, j’aperçois une large porte en fer, ornée d’une pancarte rouge et blanche sur laquelle on peut lire “Personnel autorisé seulement.” Je me précipite dessus alors que j’entends déjà derrière-moi le tintement du grillage que l’on secoue et sur lequel on grimpe.


Je n’ai jamais été aussi proche de me faire attraper. Jamais les soupçons de la police ou même de qui que ce soit d’autre ne se sont posés sur moi un jour. J’ai toujours accompli très proprement mon travail, réussi tout ce que j’ai pu entreprendre dans ma vie, alors comment j’ai pu en arriver là ? Il ne peut pas s’agir que de Jason Vorm, il n’a été que la goutte de trop finalement. Tout cela me pendait au nez depuis des années. Je suis responsable de tout ; ce sont chacun de mes choix qui m’ont guidés jusqu’ici. Si je m’en sors, il serait peut-être temps que je songe à en prendre de meilleurs. Je quitterais la ville, et changerais encore une fois d’identité pour ne laisser personne me percer à jour. Je pourrais aborder le meurtre plutôt comme une passion, un hobby de retraité au même titre que le jardinage, et non plus comme un travail. Les tueurs en séries sont les bénévoles les plus généreux que je connaisse.


La porte est fermée, mais mon arme me sert toujours de passe-partout. Après avoir reçu une balle, le verrou cède et je m’élance à l’intérieur.
La semi-obscurité à l’intérieur ne me permet pas d’y voir particulièrement clair, mais je peux distinguer vaguement plusieurs longues tables en bois mises bout à bout et croulant sous des outils et des pièces détachées bien abstraites pour moi. L’endroit ressemble à une sorte de chaîne de production bas budget, comme un laboratoire clandestin, et ce n’est pas du tout ce que je m’attendais à trouver ici. Éclairé par de faibles lampions au plafond, je file jusqu’à l’extrémité de l’espace de travail en essayant au maximum de ne pas trébucher dans tout ce foutoir d’acier, dont la résonance trahirait inexorablement ma présence. À proximité d’un bureau aménagé à la va-vite dans un préfabriqué moisi et grinçant, une fenêtre de taille moyenne m’apparaît comme mon unique espoir. Elle est assez large pour que je puisse passer, mais tout juste. Quelques années de picole ou de malbouffe supplémentaires, et j’aurais été piégé ici par ma propre panse. Je brise la vitre avec la crosse de mon arme, et je me glisse dans l’ouverture effrangée par les bris de verre avec tellement d’empressement que je ne peux que me réceptionner sur ces derniers, à l’extérieur, sur le trottoir glacé de Water Street.


Plusieurs petits morceaux effilés se logent dans mes paumes comme tout autant d’échardes dorénavant enracinées. À l’intérieur de ma main gauche qui commence à saigner, j’en remarque même un plus impressionnant que les autres, enfoncé de biais d’environ cinq centimètres dans ma peau. Je l’extrait d’un coup sec, ce qui a pour conséquence directe d’accélérer le saignement déjà presque abondant qui s’écoule de la plaie. Dans le feu de l’action, je n’ai pas le temps de ressentir la moindre douleur ; je me relève déjà et trace ma route en remontant la rue par la droite.

Je longe le trottoir le long duquel sont stationnées Audi, Hyundai, Skoda, Nissan Versa Berline, Land Rover et BMW série 3. Ces véhicules sont bien trop onéreux pour un quartier pareil. Pourquoi ceux qui se plaignent le plus de leur pouvoir d’achat sont ceux qui conduisent les plus grosses voitures ? Je chancelle et me rattrape de justesse sur la carrosserie d’une Mercedes-Benz classe C grise, en y laissant une parfaite empreinte de raisiné. Une sirène de police s’active derrière-moi, et je devine qu’une patrouille me prend en chasse.


J’arrive au croisement avec Hudson Street, mais je continue tout droit sur Evans qui est un sens interdit, même si je doute très fortement du fait que mes poursuivants s'enquièrent encore du code dans une situation pareille. Je n’ai aucune idée de l’endroit où ma fuite me mène. Cette rue est la même que la précédente, je dépasse des voitures quasiment identiques, au modèle près, alors que le quartier ressemble à une ruine d’après guerre, un village français tombé pendant le conflit mondial de 39-45. Il me semble n’y voir partout que des entrées de garage en bois vermoulus et des rideaux de fer tirés sur le seuil de quelconques entreprises en faillite. J’aimerais entrer par effraction à l’intérieur d’un appartement pour m’y cacher, quitte à liquider tous ses occupants, mais la seule habitation que je trouve au bout de la rue est inviolable, complètement fortifiée par d’épais barreaux noirs à toute les fenêtres ainsi qu’à la porte d’entrée, qui ressemble d’ailleurs plus à une clôture métallique qu’à un porche.


Evans Street débouche sur une grande place fermée, me laissant à présent littéralement dans une impasse. Tout autour de moi, d’épaisses colonnes de briques rouge à moitié camouflées par la végétation qui se trouve de l’autre côté soutiennent plusieurs rangées de barreaux noirs se terminant tous en pointes. À ma droite, je découvre un énorme portail verrouillé carrément enroulé dans du fil barbelé dans toute sa longueur, et interdisant définitivement l’accès à une majestueuse maison victorienne qui se dresse de l’autre côté. Bien que cette pensée soit totalement inappropriée, même pour moi, je me demande bien quel genre de richissime pédale a bien pu avoir l’audace de s’établir dans un quartier aussi dangereux. La maison, ou plutôt le manoir, a l’air d’être irréel vu depuis la place, comme si l’architecture surannée des alentours le transformait en anachronisme. Aucune brèche, aucune petite ruelle autour de moi ne permettait une évasion, la seule solution serait un demi-tour, malheureusement la voiture blanche et bleu clair du NYPD s’arrête au début d’Evans Street, et sa sirène déchire la nuit comme le cri terrifiant d’une hydre insatiable. Pour simplifier : c’est fini pour moi.


L’idée de me suicider me traverse un instant l’esprit, mais je me ravise. Je ne manquerais pourtant pas de courage pour le faire, là n’est pas le problème. Le problème, c’est que cette solution de facilité ne ferait que livrer sur un plateau d’argent ma propre tête à Vorm, avant même d’avoir pu le rencontrer. Je ne suis pas certain de vouloir faire en sorte que mon dernier acte sur Terre soit aussi couard. De toute façon, qu’est ce que je risque, au juste ?


La voiture de police s’engage dans la rue et se rapproche de ma position. Mon ultime réflexe est de m’emparer de mon arme et de la balancer le plus loin possible, par-delà les clôtures en fer du manoir et de la végétation qui les affublent. S’ils veulent m’arrêter, qu’il en soit ainsi. Après tout, ils n’ont rien sur moi. Je ne suis qu’un piéton fuyard, et il me sera facile de jouer l’imbécile en me faisant passer pour un drogué lambda paniqué par la police. Certes, il ne me sera jamais agréable de voir la police fourrer le nez dans mes affaires, et c’est pourquoi je désirais éviter ce désagrément au maximum, mais sans plus de preuves, avec un casier aussi vierge que le mien, ils seront bien déçus de constater que je ne représente pas la grosse prise qu’ils espèrent sûrement. Et si Vorm est bien l’instigateur de ce coup de filet, voilà enfin l’occasion de l’approcher.


Les phares m’aveuglent alors que la voiture s’arrête devant moi. Je ne vois plus rien, mes yeux sont plissés, mais je n’ai pas besoin d’attendre qu’on me l’ordonne pour poser mes mains ensanglantées au sommet de mon crâne et m’agenouiller en plein milieu de l’impasse. Les portières s’ouvrent, et ma reddition se fait calmement, sans accroc et sans rien laisser paraître, ce qui relève de l’exploit car à l’intérieur de moi, à cet instant fatidique, la haine calcine mes pensées et mon esprit tout entier comme une tornade de feu meurtrière et inarrêtable, ne laissant dans son sillage que sécheresse et désolation.

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