FISHING DAY
Ce matin-là, je me sentais d’excellente humeur. Nous étions au début de l’été. Les températures encore un peu fraiches à cette heure ne me troublaient guère. Vêtu de mon imposant manteau, je faisais face sans sourciller. Je me réjouissais d’avance du succulent petit déjeuner que je m’apprêtais à engloutir aux abords de la Talkeetna River.
Des petits écureuils batifolaient dans les branches des épicéas. L’un d’entre eux n’échapperait probablement pas au regard perçant, ni aux serres acérées de l’aigle survolant l’orée de la forêt.
Au loin, un jeune élan se désaltérait. Lorsqu’il sentit ma présence, il détala sans demander son reste. Il devait savoir que cette portion de rivière constituait mon domaine exclusif. Quelques mois auparavant, il aurait sans doute fait les frais de mon appétit dévorant. Cependant, en cet instant, j’étais plutôt enclin à me régaler d’un saumon bien gras et juteux à souhait. D’ailleurs, mon estomac se mit à gronder. Il était temps d’entamer ma partie de pêche.
C’est alors que j’aperçus, à quelques dizaines de mètres, l’un de mes concurrents. Un de ces pilleurs d’or rose qui pullulaient durant l’été. Celui-ci semblait pourtant différent de ses congénères. Alors que la plupart d’entre eux pêchaient en groupe, étroitement surveillés par un guide conventionné (et armé), cet individu paraissait complètement seul. Autant s’amuser avec les autres eut été risqué, autant avec cet énergumène-là…
Nous étions à plusieurs heures de marche de la bourgade la plus proche. Téméraire le bonhomme ! Je ne pus m’empêcher de ressentir une certaine forme de respect. Et puis, pour être honnête, malgré son équipement dernier cri, il ne ferait pas grand mal à mon garde-manger. Peut-être, avec un peu de chance, prendrait-il un ou deux Chinooks ou quelque Coho, mais le gros des troupes n’avait pas encore atteint mon secteur.
Malgré tout, la présence de ce pêcheur me contrariait. J’avais fait en sorte que ce territoire me revienne. Le combat avait été rude. Comme tout habitant de nos contrées sauvages, je considérais donc tout intrus comme un ennemi potentiel... ou un repas appétissant. Cependant, le jugeant inoffensif, je décidai de faire fuir l’importun en douceur.
Silencieusement, je m’enfonçai dans le sous-bois afin de l’approcher sans être repéré. Lorsque j’arrivai à son niveau, il me tournait le dos. Je l’observai un instant alors qu’il enchainait les lancers. Quelle concentration ! Je me délectais d’avance du tour que je m’apprêtais à lui jouer. Abandonnant toute discrétion, je surgis soudain du bois en vociférant :
— Comment oses-tu arpenter mes terres, insignifiante créature ?
Il sursauta si fort qu’il en lâcha sa Shimano dans le torrent. Dommage ! Avec une cuillère Pixee Blue Fox au bout, c’était le combo gagnant pour attraper un beau poisson.
Je me dis qu’il allait prendre ses jambes à son cou sans demander son reste. Je m’en amusai d’avance. Au lieu de quoi, ce petit monsieur sortit de sa poche un objet noir et rectangulaire, de la taille d’une Cracotte (il m’avait été donné d’en dénicher quelques-unes dans un sac à dos abandonné… insipide nourriture !). J’avais ouï dire que cela s’appelait « téléphone » et permettait de joindre n’importe qui de n’importe où. Je n’en croyais pas mes yeux ! Allait-il appeler les secours ? Je devais impérativement l’en empêcher, sinon je deviendrais un fugitif fuyant la troupe de rangers qu’ils ne manqueraient pas d’envoyer à mes trousses. Ils ne me feraient pas de mal mais je devrais probablement dire adieu à mon domaine et me trouver un nouveau logis. Hors de question ! Le mien me convenait parfaitement. Spacieux et douillet à souhait !
Je bombai le torse et lui hurlai dessus en prenant mon air le plus féroce :
— Hors de ma vue ou tu me serviras de petit déjeuner !
(Pour le coup, si je mettais cette menace à exécution, les rangers ne me laisseraient aucune chance.) Il sursauta de nouveau… et le téléphone rejoignit la canne à pêche dans les remous de la Talkeetna. Je ris à gorge déployée. Le bonhomme se figea sur place. Décidément, sa stupidité était sans limite ! Que faire pour qu’il comprenne qu’il devait s’en aller et me laisser enfin en paix ?
Je m’approchai davantage et agitai mes membres dans une dernière tentative pour l’impressionner. Et là, catastrophe…
— Nom d’un p'tit saumon !
J’avais mal évalué la distance entre nous deux et n’avais pas tenu compte de la longueur de mes griffes. Le sang gicla alors que le scalp de l’intrus voltigeait dans les airs. Abandonnant son paquetage (j’espérais qu’il avait autre chose que des Cracottes dans son sac), l’ennemi battit enfin en retraite en s’égosillant.
Il n’en mourrait pas mais le chemin vers la guérison serait long. D’autant plus que, chez nous, les urgences doivent être maintenues à leur strict minimum et demeurer rares.
* inspiré de « Alaska bear tales » de Larry Kaniut

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