III.

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  • J’ai vu ma mère hier.
  • Comment va-t-elle ?
  • Bien, bien mieux. Très bien même. Elle repeint son univers sur des toiles. L’autre jour, elle m’a entraîné dans son atelier. Ça m'a touché. Les choses évoluent. On ne voit presque plus que c’était une salle télé avant. Je lui ai parlé de notre dernière discussion.
  • Sur la colère ?
  • Non, sur la légitimité ; sur les complexes de mon père et ma difficulté à m’imposer. J’aimerais revenir sur ce que j’ai dit.

La plume de son stylo s’enfonce déjà dans la page blanche. Seule la date y est marquée, en haut à droite. C’est marrant, elle serait donc gauchère ? J’aurais tendance à l’écrire à gauche moi, la date. Son regard est si terne. On pourrait presque y lire les vingt-cinq ans d’obscurs récits qui occupent ses pensées. Elle attend que je poursuive là en fait ? Merde, où est-ce que j’en étais déjà ?

  • Vous vouliez revenir sur notre discussion concernant votre légitimité.

Juste, c’est ça ! Ouille…perspicace.

  • Oui, fin…non. Je ne sais plus trop comment je voulais amener la chose.
  • Allez droit au but alors.
  • … Ça faisait un petit moment que je n’avais plus vu ma mère. Je m’impatientais d’avoir son avis sur le fait de signer ce CDI. Ça m'angoisse cette histoire… Bref, de toute façon c’est réglé. Puis pour être honnête, je voulais surtout qu’elle pense que son opinion compte à mes yeux ; bien que ce ne soit pas vraiment le cas. Je la trouve parfois inconsistante. Elle a tendance à juger trop vite, à critiquer sans fondement, ni conviction d’ailleurs. Elle est si facile à convaincre… Prenez l’exemple de ce contrat : je m’attendais à ce qu’elle m'aiguille un minimum sur la bonne décision à prendre et, au final, je me suis retrouvée seule à peser le pour du contre devant elle acquiesçant bêtement. Mon père lui, au moins, aurait tranché. C'était quelqu'un de futé au-delà d'être cultivé. Ma mère dit que s'il se pensait indigne de ses acquis, c'est parce qu’il n’a jamais fait d'études. Sur ce point, elle doit avoir raison. Ça l'a terriblement complexé vous savez, qu’on fasse l’unif Math et moi. Il croyait qu'il n'aurait plus rien à nous apprendre après ça. Il devint…irascible après ça.
  • Il vous manque.
  • Probablement, oui, mais je ne ressens pas son manque.
  • En général, après un épisode brutal, le cerveau tend à mettre en veille la sphère émotionnelle de son système. Cela expliquerait ce pourquoi vous faites preuve d’une telle impassibilité face à la perte, et son revers : l’attachement.
  • … Je n’ai toujours pas pleuré Odile vous savez. Je suis un monstre.
  • Vous savez bien que non.
  • Je me sens frigide. L’autre soir, il y a avait une soirée chez des potes dont je n’étais même pas au courant. Ce n’est pas faute de m’avoir invité mais je pense avoir omis de réceptionner le message. Quand j’ai réalisé qu’ils se retrouvaient tous pour le retour de DD, j’ai donc fait l’effort d'y passer. Je crains qu’ils finissent par me délaisser à force de les nier. Il y avait Zoé à cette soirée. C’est encore celle que je vois le plus, Zoé. Ça faisait un petit temps qu’on ne s’était plus vue. On est décendue fumer une clope dans la cour où, d'entrée de jeu, elle m’a reproché mon incapacité à concéder mes désirs aux dépens de ceux des autres. Elle n’a pas tort, c’est toujours elle qui finit par céder. Ce que j’aime chez Zoé, c’est qu’elle a l’art de me confronter à mes défauts comme si de rien n'était : le menton levé, entre deux tafs sur sa cigarette, ou le regard perdu dans ses mots fléchés. Cette fois-là par contre, c’était différent. Elle ne cherchait pas à émettre un quelconque jugement, elle avait juste besoin d’exprimer sa vexation avant de s’en voir saturée. Entre les lignes, son discours disait : “s’il te plait, tout sauf toi ; pourvu qu’on cesse de négliger l’amour que j'ai à donner.” Ça me travaille.
  • Qu’est ce qui vous travaille ?
  • Ce tout ou rien. Cette transformation soudaine. Je suis passée d’un altruisme exacerbé à un individualisme opportuniste. J’y ai repensé à cette difficulté à m’imposer. Au fond, avant tout, ce dont j’ai du mal c’est à accueillir l’amour quand il s’impose à moi. Vous ne croyez pas ?
  • _ …

Driiiing.

  • On reprend cette discussion la semaine prochaine ? Que diriez-vous de jeudi, même heure ?

J’avais pourtant dit plus de rendez-vous hebdomadaires.

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