Je veux voyager !

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   Ma maison est devenue une île. Le fleuve, au loin, a traversé le champ qui nous séparait, a contourné la maison, s'est jeté dans la rue. Il a tracé un cercle autour de nous. Ma maison est une île. Au soleil, le fleuve devenu mer intérieure scintille. Le sol est recouvert de flaques de soleil. Depuis, je rêve de voyage en barque. Je partirais, sur l'eau presque stagnante, et j’admirerais au fond de l'eau les pâquerettes noyées. Plaine devenue monde aquatique. Les bulles qui remontent posent une question à l'eau qui dort : comment survivront les taupes ? Le territoire des cygnes, au contraire, s’élargit. Victoire du fleuve sur le champ. Invasion violente, pernicieuse.

   Quand on reste devant, on ne voit pas l'eau monter. Quand on détourne le regard, quelques heures, ou qu'on tourne le dos un moment, elle rampe en murmurant. L'eau n'a pas besoin de barque. Elle se lève de son lit un matin en se disant « Je veux voyager ! ». Alors elle tend ses bras en regardant ses doigts pour les faire grandir. Lasse de son lit de vase, elle tâte des territoires inconnus, glisse, pour se coucher sur un lit de fleurs, comme lorsque l'on se couche dans des draps tout chauds qui viennent d'être lavés. Ils ont perdu leur moiteur, ils sont doux comme une eau fraîche. Le fleuve qui envahit mon jardin est neuf comme une eau de source : il n'a plus rien du long serpent brun qui se traîne sous le pont. Le voisin, dont la maison est plus près du fleuve, est moins heureux que moi. Il a sorti sa barque, seul moyen d’accéder à chez lui désormais. Quand il part travailler, il la laisse devant chez nous.

   Alors ce matin, en voyant les flaques qui recouvrent mon jardin et grimpent le long des troncs, je me suis dit : quand le voyage te manque trop et que le voisin laisse une barque devant ta maison, tu saisis la corde, tu tires à travers la pelouse, jusqu'à l'étendue d'eau. Tu fais quelques pas, tes bottes s'enfoncent dans l'eau, ça fait un joli bruit de déluge. Tu montes dans la barque. Elle tangue. Tu as un peu peur de tomber à l'eau, mais tu sens aussi un long courant d'électricité remonter ta colonne vertébrale, tu te vois déjà dans un bateau aux grandes voiles s'éloignant dans la haute mer, et tes cheveux au vent. Alors tu reprends ton équilibre. Tu attrapes la rame, au fond. C'est ce qui compte dans un voyage, la rame. Tu t'en sers pour t'éloigner du bord, et puis, quand tu te rends compte que la barque flotte bien, tu t'agites, tu fais des ronds, tu rames de tous côtés ! Si bien que tu finis par faire un tour sur toi-même sans t'en apercevoir. Tu sais que tu peux revenir sur le rivage en deux mouvements. Tu sais aussi que deux mouvements à l'opposé t'en éloigneront pour longtemps. Entre la proximité et l'éloignement du retour réside le voyage. Quand ce voyage se limite à une immense flaque, il suffit d’un peu d’imagination.

   Je me suis dit ça, et je l’ai fait.

   Au bout d'un moment, On apprend la disparition de la barque. On avertit, on crie de tous côtés. On hurle, on s'agite, on parle à voix basse. « Vous vous rendez compte, dans le jardin d'à côté... », « Ce n'est pourtant pas leur genre. », « Des gens qui avaient l'air tout à fait bien ». On se réunit, on appelle la police. Il y a eu un vol. Il y a eu transgression. Quelqu'un a osé sortir la barque de son sommeil et la faire danser. L'eau chante dans le jardin d'à côté. Un joli bruit de déluge. C'est dangereux. Quelqu'un a osé ramer. Quelqu'un a osé voyager. La police a peur de ce genre de criminels. On prépare une battue. On arrive enfin près du bord de l'eau où tu fais tes tours de barque allègrement. Dans ton manteau rouge, avec ton bonnet rouge, sur ta barque rouge bien vernie, tu souris comme un coquelicot. On te regarde avec des yeux ronds.

    « C’est fou », pense-t-on.

   « Mais que fait donc cette personne avec cette barque ? A quoi ça sert ? »

   Tu les aperçois et tu te mets à rire. Tu brûles de joie tandis qu'ils fondent de peur. Hommes de cire, ils rendent l'eau où tu voyages épaisse. Elle ne file plus pareil sous la barque, elle devient plus terne, ses fonds brillants remplis de pâquerettes se couvrent de leur vase.

   « Descendez ! C'est dangereux ! Vous pourriez tomber ! »

   Tu ris. Tomber, tomber dans l'eau ! Pour qui sait nager, tomber, c'est voler. Tomber dans une flaque, c’est tomber dans un rire et un miroir.

   « Nous allons venir vous chercher, c'est interdit ! » L'autorité tremble. Elle n'a plus l'habitude, et elle finit par tomber tête la première dans l'eau interdite. On l'aide à s'en sortir, on la soutient. Elle hurle en trépignant sur place, et crie, toute rouge comme l'écrevisse qu'elle a dû avoir peur de croiser : « DESCENDEZ, DESCENDEZ IMMEDIATEMENT ! »

   « Revenez près du bord, lentement, tout va bien se passer, on va vous aider... ce n'est pas fini... » murmure la pédagogie.

   Personne n'en croit ses yeux. On est éberlué devant ton sourire de pirate, tu t'étonnes de ces êtres secs.
   « MA BARQUE, C'EST MA BARQUE ! » crie le voisin en arrivant. Alors je me dis : celui-là, tu le comprends un peu. Tu lui souris tristement. Tu sais que tu lui as volé son rêve de voyage alors qu'il vient de passer la nuit et le jour à vider l'eau de sa cave avec une passoire. Tu aurais bien fait demi-tour pour lui faire une place, mais tu as peur de ne pas pouvoir repartir. On est bien trop têtus, on est prêt à t'attraper si tu t'approches un peu trop du bord, si tu réponds, si tu hésites. On tend les bras pour s'agripper à ton écharpe, au pompon de ton bonnet. Tu commences à avoir peur de ces personnages tentaculaires. Bientôt, pourtant, tu comprends que ton voyage est sans doute sans retour. Tu es en sécurité dans ta barque, tant que tu te tiens loin du bord. On est pas capable de mettre un pied dans l'eau, on ne veut pas se mouiller, mais on te casse les oreilles. Les oiseaux t'avaient encouragé, ils s'étaient tus pour regarder ton départ, interloqués. Mais on a besoin de te gâcher la musique de déluge de l'eau rompue par ta rame ! On ne peut pas te laisser un rêve de voyage ? Rien qu'un petit rêve qui ne fait de mal à personne ?

Un voyage en barque sur une flaque !

Mais j’ai arrêté de me dire, et quand ils sont partis, j’ai laissé la barque devant chez moi. Le voisin a un peu bougonné, mais il s’est calmé et l’a laissée là.

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