La fin du monde, pour toujours.

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Les murs blancs, les blouses blanches, l’odeur d’éther et de javel, tout était pureté. Il était revenu en haut, dans le monde de beauté, c’était la porte vers son passé, vers cet ancien paradis disparu, sa vie d’avant. Parfois il hurlait, surtout la nuit lorsque certaines images venaient hanter son sommeil. Le jour il était plus calme, il répondait plutôt bien aux sollicitations des différents personnels soignants. Bientôt on le détacherait du lit, on diminuerait les doses de calmants puis on le laisserait sortir. Mais pour l’instant, sa souffrance était trop grande, son esprit encore trop perturbé. Le calme après l’enfer n’avait pas encore agi de son effet apaisant. Les médecins, les infirmières, les bénévoles, tous étaient aimables, tous le traitaient comme un être humain qui allait s’en sortir. Chaque jour, chacun à sa manière lui apportait un petit plus, une simple parole, un geste qui l’entrainerait vers la guérison. Les troupes alliées avaient commencé à débarquer fin 1917. Des milliers, des dizaines, des centaines de milliers et quelques mois plus tard plus d’un million d’Américains étaient arrivés sur le continent. Peu à peu, l’Allemagne perdait sur tous les fronts, ses pays alliés tombaient les uns après les autres devant les forces de la triple entente et americaines.

Chaque jour, Blanche, l’infirmière, lui prodiguait les soins sur le moignon. Sa main infectée avait dû être amputée. Jour après jour, la douleur diminuait, les chairs se refermaient, une peau se reformait. L’Allemagne reculait et avec elle la guerre chaque jour perdait du terrain, dans les esprits des béligerants aussi. Le médecin passait rapidement le saluer et lui assurer que si les progrès continuaient ainsi, il serait bientôt détaché de son lit. En octobre, les dés étaient jetés, les hauts dignitaires allemands, les chefs des armées et le kaiser Guillaume se réunirent pour prendre la décision de signature de l’armistice. Fin octobre, Émile fut libéré de ses liens. Chaque nuit une volontaire chargée de s’occuper du dortoir, dormait à côté de lui et au moindre signe de cauchemar le réveillait en le rassurant. Le 11 novembre, la France hurlait de joie, les cloches de toutes les églises et de tous les beffrois sonnaient pour répandre la nouvelle du retour de la paix. En décembre, Émile sortait accompagné par son cousin, c’était la fin de l’hôpital. Il fallait maintenant continuer son chemin, dans un monde qui n'aurait pas autant d’attention pour lui.

La France était détruite et à genou, partout on comptait ses morts, ses millions de blessés, d'infirmes. La France n’était plus qu’une immense plaie ouverte dont le sang venait d’arrêter de couler. À l’est de l’Europe, les combats continuèrent de faire rage plusieurs années. Les cris de ses camarades aux entrailles déchirées, les bruits des explosions, l’impression de mourir dans la violence des tranchées ont encore longtemps brisé le sommeil d’Émile.

Puis les années 20 prirent leur cortège de délire. La fête exubérante permettait d’oublier les douleurs de la guerre passée. Le monde se jetait à cœur perdu dans les dernières nouveautés techniques et artistiques. L’exubérance était de mise, comme pour cacher ce qui restait enfoui à l’intérieur. Le travail, les affaires avaient repris, l’argent coulait à flots engloutissant peu à peu les valeurs du passé, celle qui avaient amenée à ce que jamais on ne voulait revoir. On se saoulait d’alcool, de musique, de théâtre, de trains, de voitures, d’industrie, de machines. La société, ivre d’oubli, laissait au fond elle ceux qui représentaient les cicatrices de la Grande Guerre. On ne les voyait plus, à jamais reniés par la lumière.

Émile avait un temps participé à l’élan général. Mais bien vite, les fantômes ressurgirent en lui et firent de lui un des leurs. Alors, pour oublier, pour trouver le sommeil, Émile se mit à boire. Il restait là, dans la tristesse du café des gueules cassées. Il arrivait sur les coups de deux heures de l’après-midi et en ressortait vers vingt heures. La tête embrumée d’absinthe, le regard trouble et l’équilibre chancelant. Il rentrait tristement chez ses parents qui le logeaient depuis son retour, et allait directement s’enfermer dans sa chambre. Chaque dimanche, après la messe, il allait se recueillir un instant sur les tombes de sa femme et de sa fille. Il n’arrivait plus, depuis bien longtemps, à se rappeler de leurs visages ni faire émerger quelques souvenirs du bon temps. Il venait juste par habitude et sans but. Ce rituel immanquablement se terminait devant le monument aux morts. Il passait un long moment à regarder cette longue liste de nom. Visiblement il s’interrogeait, il questionnait des yeux ce monument inerte. Puis se retournait et crachait par terre, avant de s’éloigner en marchant.

Un jour d’octobre 1929, un mercredi, il sortait du troquet moins saoul que d’habitude, mais l’air étrange et solennel. Il ne rentra pas chez lui cette fois, il se dirigea vers le monument aux morts. Il défit sa braguette et urina sur le socle. Il referma sa braguette, remit sa chemise en ordre dans son pantalon, et fit un salut militaire au monument, dignement. Puis, le canon dans la bouche, il appuya sur la détente de son vieux revolver. Le lendemain, la bourse de New York s’effondrait dans un énorme krach, laissant de nouveau planer l’ombre du malheur qui s'abattra sur le monde dix ans plus tard…

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