Chapitre II (2/2)

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La nuit qui suivit sa mort passa en un éclair. L’hiver était dur et cassant tout autour de nous. Les pierres du château semblaient pleurer autant que mes petites sœurs, que la douleur avait saisies au vol comme on déracinerait un arbre. Je ne fermai pas l'œil de la nuit, bercée par leurs sanglots et par les murmures du vent qui secouait nos fenêtres. Je finis par me relever, le ciel était étonnamment clair sous les assauts de la lune, les rivières brillaient comme des miroirs sous le regard brouillé de mon père, debout, seul, devant son paysage tant aimé.

« - Papa…

- Lumi ! Que fais-tu debout à cette heure ? Retourne vite te coucher.

- Je n’arrive pas à dormir. Je n’arrête pas de penser à Maman.

- Je sais, ma chérie... Mais tu as besoin de dormir.

- En fait, j’ai surtout besoin de te parler. De comprendre.

- Comprendre ?

- Oui. Qui elle était. Ce qu’il s’est passé. Je vous ai entendus, tout à l’heure, parler de moi… Et de ses origines à elle.

- Ah…

- Papa, tout ça me tourne dans la tête comme un ouragan. Parle-moi, s’il te plaît.

- …

- Qu’y a-t-il de si honteux dans les origines de Maman ?

- Rien ! Absolument rien, ma chérie. Tu n’as pas à en avoir honte. Ce sont les lois de ce pays qui sont absurdes… Même si évidemment, on me jetterait en prison si on m’entendait te parler ainsi.

- Pourquoi ?

- Eh bien… Parce qu’à Champarfait, il est interdit d’épouser un étranger. Surtout quand on vit au palais.

- Et Maman était étrangère ?

- Oui, ma chérie. Mais nous avons juré, il y a plusieurs années, de ne jamais vous en parler, ni à tes sœurs ni à toi. C’était la condition pour que nous puissions rester au palais, et pour que nous puissions nous marier. Personne, jamais, ne devait savoir d’où venait ta mère.

- Et d’où venait-elle ?

- D’Asclépios.

- La cité des médecins ?

- Oui… C’est presque ironique, quand on sait qu’elle est morte justement parce que nous n’avons plus de médecin au château ! Celui de la ville basse n’avait aucune chance d'arriver à temps. Et nous n’avons pas le droit d’appeler celui de la famille royale… Voilà le résultat.
- …

- Excuse-moi, ça ne sert plus à rien de dire cela…

- Tu me racontes son histoire ?

- Eh bien… Elle était arrivée d’Asclépios pour soigner la reine pendant sa seconde grossesse. Sa Majesté n’était plus toute jeune, elle avait besoin d’un spécialiste, et ce fut ta maman que son peuple désigna. Son nom, son vrai nom, était Amorga, fille d’Amorgos. Je l’ai rencontrée complètement par hasard, dans les couloirs du palais, elle ne parlait pratiquement à personne. Mais elle a commencé à venir m’emprunter des livres, de temps en temps, alors nous avons fait connaissance. J’étais fasciné par ses yeux gris incroyables, tellement clairs… Elle me disait qu’ils étaient les mêmes que tous ceux de son peuple, qu’à force de vivre dans les bibliothèques depuis des générations, ils avaient tous le regard aussi clair qu’un livre sous un rayon de lune… Mais pour moi, ses yeux étaient uniques ! Une veilleuse dans la nuit de mon quotidien. Elle était si belle, avec sa peau comme une page blanche, ses cheveux bruns et ondulés comme une enluminure. Elle était très intelligente, très dévouée à son métier… Mais quand elle est tombée enceinte de toi, tout est devenu compliqué.

- Pourquoi ?

- Parce que nous n’étions pas mariés… Son peuple l’a bannie, parce que chez eux, faire des enfants avec les autres peuples n'est possible que dans les liens de mariage. Et les lois d’ici nous interdisaient de nous marier ! C’était insoluble… Si je n’avais pas été au service de la famille régnante, nous aurions sûrement été chassés d’ici.

- Tu es déjà allé dans son pays ?

- Non… C’est si loin, vers le Nord, tout au bout de la mer. Là-bas ne vivent que des gens très savants qui font le serment de soigner les autres peuples du monde. C’est une île sur laquelle est construite une citadelle immense, pleine de grimoires et de manuscrits qui contiennent toutes les connaissances scientifiques de tous les pays du monde, dans toutes les langues pratiquées par les Hommes dans le passé comme dans le présent. Mais elle n’en parlait jamais. Elle n’en parlait plus jamais, depuis que, quand tu avais six ans, elle avait fait le serment de vivre comme une Champarfaitoise, de ne plus exercer la médecine et de ne dire à personne qu’elle n’était pas d’ici. C’était la condition imposée par la reine pour accepter notre mariage. Nous avons juré, ta mère et moi : c’était le prix de ta légitimité… A partir de ce jour-là, elle a renié tout son passé. Elle a fait des bains d’huile d’avoine et de pépins de raisin blanc pour blondir sa chevelure. Elle a passé des heures à se peigner au fer chaud pour venir à bout de ses jolies boucles. Et elle a éteint tout ce qu’elle portait en elle… Mais tu ne peux pas t’en souvenir, évidemment. Depuis, elle n’était plus qu’une ombre. L’ombre d’elle-même, enfermée entre nos quatre murs.

- Mais si, je m’en souviens ! Enfin, c’est très vague, mais je me souviens qu’elle me racontait des histoires, qu’elle m’expliquait beaucoup de choses, qu’elle semblait connaître les plantes et les épices comme une encyclopédie, qu'elle me parlait d’hier et de demain… Voilà pourquoi j’avais parfois l’impression que j'avais rêvé, que ce n’était pas elle !

- Oui, si tu as gardé des images d’elle, avant, je comprends que tu aies eu cette impression ! Ta mère a dû faire semblant, pendant des années, d’être quelqu’un qu’elle n’était pas… Mais quand tu étais toute petite, elle te racontait tout, elle t’élevait comme une digne fille d’Asclépios. Elle t’appelait Lumina. D’ailleurs ton second prénom, même s’il n’apparaît pas sur tes papiers, est un classique de là-bas : Naxa.

- …

- Pardonne-moi, ma chérie, de t’avoir caché tout cela… Mais c’était pour ton bien. La reine a mis des années à accepter notre mariage, et en échange, nous avons dû prêter un serment solennel. Personne ne devait savoir, pour ne pas créer de précédent. D’ailleurs, c’est pour ça qu’il n’y a plus de médecin affecté aux résidents du palais. Sa Majesté ne veut pas risquer que ça se reproduise.

- Elle préfère risquer que l’on meure parce que le médecin de la ville-basse n’a pas le temps de monter jusqu’ici !

- … »

Toutes ces informations me tournèrent dans la tête pendant des jours et des jours… Mon père restait muré dans son silence, mes sœurs passaient des larmes à l’insouciance avec l’énergie de leur jeune âge, et je mesurais chaque jour un peu plus l’impact qu’avait eu ce serment étrange sur toute notre vie. Mon père restait avec trois filles sur les bras, ma mère nous laissait seuls face à une chaise vide à tous les repas, et mon cœur s’essorait de pleurs tous les soirs avant de dormir.

Le seul avantage fut que les fiançailles de ma sœur se déroulèrent finalement en tout petit comité, deuil oblige, et que j’échappais par la même occasion au velours rigide et pesant de ma tenue de cérémonie. Du moins pour cette fois.

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