Chapitre IV (2/2)

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Touché ! Même si mon père tenta une contre-argumentation en règle, grosse voix et sourcils froncés, je partageais l’opinion de Ruti. Je n’étais rien qu’une bouche à nourrir, et à l’âge avancé de dix-sept ans et demi, avec mon physique banal et mon sang impur, je ne valais pas grand-chose sur le seul marché qui vaille : celui du mariage. Je n’étais ni la plus jolie, ni la plus espiègle de la fratrie. J’étais insignifiante, un point c’est tout.

La plus jolie, c’était Ruti, et elle le savait très bien. Très jeune, elle avait découvert son pouvoir sur les hommes. Et même si désormais, elle ne pouvait exercer ce pouvoir que dans l’alcôve de sa chambre nuptiale, avec son mari qui n’avait rien de reluisant, elle semblait résignée à son sort. Grâce à ses beaux yeux, nous avions uni notre famille de roturiers à une petite noblesse : c’était mieux que rien. En échange, Ruti vivrait des années auprès d’un garçon qui n’était pas méchant, mais qui ne disait jamais rien et qui ne l’avait épousée que parce qu’on lui avait ordonné de le faire… Triste sort, selon moi, mais sort très classique pour une jeune fille de Champarfait.

La plus filoute, c’était Suni, avec son petit nez taché de rousseur et son regard vif aux reflets d’olive verte. Elle était pleine d’humour et d’esprit, elle semait les bons mots à tous les coins de phrase et nul n’osait jamais la gronder tant elle avait l’air innocente… Elle connaissait tous les serviteurs du palais par leurs prénoms, elle se cachait aux écuries ou aux cuisines et rentrait toute crottée, mais avec un sourire jusqu’aux oreilles. Elle profitait de tout petits passe-droits, parce que tout le monde la connaissait, et tout le monde connaissait notre père, précepteur princier comme son père avant lui.

Nous ne possédions rien, à part un nom honorable, des montagnes de livres et le droit de loger au château. Droit que nous pouvions perdre du jour au lendemain… Mais je n’y avais jamais pensé, avant que mon père ne me force à regarder la réalité en face. Depuis toute petite, je savais qu’il accueillait parfois des personnes dont il ne fallait pas parler. Tantôt tel ou tel vagabond transi de faim. Tantôt une belle femme noire trempée jusqu’aux os. Tantôt un enfant aux yeux de miel, accroché à la main tremblante de sa grand-mère étouffée de peur. Je l’avais surpris plusieurs fois, offrant un peu de réconfort à ces pauvres diables, avant de refermer sur eux notre lourde porte et de les laisser reprendre le cours mystérieux de leur vie.

Un jour, quelques mois après le mariage de ma sœur, je m’étais levée aux premières lueurs de l’aurore et j’avais vu mon père, seul avec une femme brune roulée dans un grand châle. Elle avait la peau sombre, les doigts délicats, les yeux de velours. J’attendis patiemment qu’il finisse de la soigner et la raccompagne aux portes de notre logis. Puis je tentai de comprendre.

« - Pourquoi te caches-tu pour aider cette femme ?

- Parce qu’elle vient d’Héliopolis. Si on sait que je l’ai aidée, je serai châtié.

- Pourquoi ?

- Parce que nos cités sont ennemies depuis des années.

- Alors pourquoi l’aides-tu ?

- Parce que ta Maman, qui comme tous ceux de son peuple avait fait le serment de soigner tout le monde, m’a appris que la valeur des hommes, ou des femmes, n’avait pas de frontières. Champarfait est un paradis, mais les portes et les cœurs y sont toujours fermés. Je ne veux pas vivre ainsi. Je ne veux pas, et je ne peux pas. Cette femme avait faim, elle avait froid, elle avait mal. Je l’ai aidée, parce que je pouvais le faire sans me priver ni priver mes enfants. Notre pays est riche, ce que je lui donne ne nous enlève rien ! Si tu retiens cela, ma chérie, malgré le culte de la lignée sans tache dans lequel nous avons grandi, toi et moi… Si tu retiens cela, alors tu feras honneur à ta Maman. Et aussi, un peu, à ton vieux père. »

Il sortit sans me préciser de garder tout cela pour moi. C’était bien inutile, et il le savait ! Instinctivement, je ne parlais de cela qu’avec lui… Je laissai mes yeux se perdre quelques minutes dans les lumières délicates du petit matin qui éveillait les champs et la nature tout au long des rivières. Je réalisai, peut-être pour la première fois de ma vie, que si quelqu’un l’entendait me parler ainsi, mon père serait exécuté.

Et soudain, j’eus peur.

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