Chapitre XXII (1/2)

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Nous quittâmes les côtes pour une longue traversée de plusieurs semaines. Curieusement, la haute mer ne me faisait pas peur : au contraire ! Je me sentais en sécurité sur le bateau, et j’avais l’impression que le milieu de l’océan était l’endroit le plus sûr du monde pour quiconque était potentiellement recherché par un ancien fiancé fou furieux. Et puis j’avais pris goût aux voyages, et j’étais plutôt contente de voir du pays. Un pays, surtout, puisque Rutila nous avait expliqué que nous mettions le cap sur Asclépios.

J’allais donc voir de mes propres yeux le pays de ma mère ! J’étais impatiente d’y être, et en même temps, j’éprouvais une angoisse profonde, un peu irrationnelle, à l’idée de découvrir ce monde dont elle ne m’avait jamais parlé. Nous ne ferions qu’y passer, le temps pour Milos d’échanger avec quelques-uns de ses confrères et compatriotes et d’approvisionner le stock d’onguents, de bandages et de remèdes divers qu’il gardait précieusement dans sa cabine. Mais c’était bien assez pour exciter mon imagination.

En attendant, l’équipage manœuvrait sans relâche, à toute heure du jour et de la nuit, sous les ordres des officiers et de la capitaine. Le navire tenait bien la mer et s’ébrouait dans les vagues comme un animal vivant ! Je prenais mes quarts avec de plus en plus de confiance, car je connaissais désormais presque tous les points de tournage*. Je ne confondais plus les écoutes et les rabans**, le grand perroquet*** et le petit hunier****… Petit à petit, je comprenais le fonctionnement du bateau, le maniement des voiles et les subtilités du gréement.

J’avais l’impression d’apprivoiser le navire, jour après jour, quart après quart, comme un animal sauvage qu’il fallait soigner, remercier et même éduquer, lorsque les éléments se déchaînaient partout autour de nous. Mes repères à bord étaient de plus en plus solides, je commençais à connaître le vaisseau par cœur, de la quille à la pomme de mât. Je pouvais désormais marcher les yeux fermés, et me sentir comme un poisson dans l’eau de jour comme de nuit. Et j’apprenais l’enchaînement des manœuvres, au point d’anticiper presque tous les ordres de l’officier de quart.

Rutila sembla le remarquer… Puisqu’elle me fit prendre du galon en me nommant chef de tiers. Un honneur très inattendu qui me fit rougir comme un soleil d’été ! Et qui me poussa à travailler encore plus, tant pour le maniement des voiles que pour l’apprentissage de la langue.

Pour l’instant, je connaissais bien le vocabulaire marin, les différents états de la mer, les couleurs du ciel, les plats du quotidien… Je n’étais pas près de savoir dire “poulet” ou “biscuit” en Lointain ! Mais ce n’était pas très grave, puisque les tables du réfectoire étaient invariablement recouvertes de crustacés, de poissons et d’algues cuisinées.

En revanche, je devais veiller à ce que mes ordres soient toujours clairs pour éviter les quiproquos pendant les manœuvres. Mon nouveau rôle consistait à coordonner les actions des marins de quart, que ce soit sur le pont ou dans la mâture, pour suivre les consignes données par l’officier. Il pouvait s’agir soit de Rutila, soit de l’un de ses lieutenants : Tempetus, un garçon timide mais compétent avec lequel je m’entendais très bien, et Ventura, la conquête d’Orcinus, qui ne cessait de me faire comprendre à demi-mots que je n’étais pas du tout à ma place.

A certains moments, je n’étais pas loin de partager son avis ! J’avais l’impression d’avoir été promue au détriment des natifs, alors que je n’avais que très peu d’expérience. Rutila m’avait expliqué son choix, insistant sur mon esprit d’équipe, mon attention aux autres et ma méticulosité, disant que les officiers seraient là pour me soutenir si besoin mais que l’essentiel était surtout de réussir à faire travailler tout l’équipage au même rythme. Ce qu’elle me pensait tout à fait capable de faire, malgré mes deux mains gauches et mon vocabulaire hésitant.

J’étais de quart tous les matins à huit heures tapantes. En rejoignant mes équipiers au banc de quart, je croisais Orcinus qui finissait son service. En théorie, car même quand il n’était pas de quart, il arrivait que l’on ait recours à lui pour certaines opérations délicates dans la mâture. Il me saluait d’un signe de tête, gardant prudemment ses distances.

Mais avec le reste du monde en général et avec Ventura en particulier, il semblait joyeux, inventif, attentif. C’était comme si j’avais cassé quelque chose, lors de notre dernier échange qui n’en était d’ailleurs pas vraiment un. Quelque chose que je n’osais pas vraiment réparer, malgré l’azur interrogatif qui brillait dans ses yeux quand il me regardait parfois de loin.

* Le point de tournage est l'endroit du pont où un bout, c'est-à-dire un cordage, est attaché. Dans les manoeuvres, il est essentiel de savoir où trouver chaque bout ! Il y a donc des dizaines de points de tournage à apprendre.

** Les rabans sont de petits cordages utilisés pour attacher les voiles quand on les replie sur elles-mêmes pour les ranger.

*** Le grand perroquet est une voile carrée située au 3ème niveau, sur le grand-mât, au-dessus du grand hunier.

**** Le petit hunier est une voile située au 2ème niveau, sur le mât de misaine, en-dessous du petit perroquet.

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