Chapitre XXIV (1/2)

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Nous naviguions depuis six jours et c’était un quart plus tranquille que les autres. Le jour se levait doucement, la mer était lisse et tiède comme une rivière sacrée sous le soleil de l’été. Le bateau avançait bien, toute la voilure sifflait de joie dans le lit du vent, depuis la civadière* jusqu’à la perruche**. L’équipage était serein, détendu, nous n’avions pas grand-chose à faire et même Ventura, notre officière de quart, regard profond et grand sourire, semblait plus préoccupée par sa conversation avec Orcinus que par la marche du navire.

J’étais à mon poste, gardant un oeil sur les voiles et l’autre sur l’équipage, mais ne manquant pas de profiter des mille nuances azuréennes qui nous entouraient de tous les côtés, sans autre point de mire que l’infini de l’horizon où le bleu du ciel se noyait dans celui des eaux. C’était une matinée propice aux rêveries solitaires et aux chants de marins qu’entonnaient parfois les uns ou les autres parmi les Lointains.

Soudain, le veilleur signala une voile, droit devant. Par courtoisie, nous mîmes la barre légèrement à tribord, afin de nous écarter de la route de cet autre bateau que l’on voyait au loin. Nous réglâmes les voiles en conséquence, actionnant les écoutes et les bras de toutes nos forces collectives. Puis nous nous préparâmes à vaquer de nouveau à nos occupations ou plutôt, à notre inoccupation.

Ce n’est qu’un peu plus tard que Ventura fronça le sourcil : l’autre bateau avait lui aussi changé légèrement de cap, et se trouvait de nouveau pile sur notre trajectoire. Elle me donna la consigne de faire la manœuvre inverse, et nous choquâmes la voilure pour abattre vers bâbord. Nous restâmes sur le pont, les yeux rivés sur l’horizon. Face à nous, le voilier nous apparaissait de plus en plus proche. C’était un deux-mâts vif et rapide, gréé de voiles latines, qui remontait le vent à vive allure et qui, en effet, s’obstinait à mettre le cap sur nous.

Ventura hésita à sonner le branle-bas, non pas de combat, mais de manœuvre, car nous pourrions avoir besoin de toutes nos forces vives en cas de virement lof pour lof***. L’ambiance était devenue fébrile, car notre gigantesque bateau, portant toutes ses voiles, n’était guère facile à manœuvrer : tout prenait beaucoup de temps et beaucoup d’énergie, et nous n’avions pas la possibilité d’être vraiment réactifs dans nos changements de trajectoire.

Quand le deux-mâts sembla s’écarter très légèrement de notre route, Ventura recommença à respirer. Il passa à quelques encablures de nous, nous laissant sous son vent.

Mais à peine avait-il quitté mon champ de vision que l’on entendit un bruit sourd, puissant, comme une détonation. Une seconde plus tard, le chaos s’était abattu sur nous. Le mât d’artimon, si fier et si droit un instant auparavant, était sectionné juste au-dessus du plateau de hune. Il pendait lamentablement vers tribord, empêtré dans les voiles et dans les vergues, déséquilibrant l’ensemble du bateau et créant un enchevêtrement indescriptible de cordages en tous genres qui traînaient à moitié dans l’eau et à moitié sur le pont.

La capitaine surgit devant nous, affolée, extirpée de son sommeil par le vacarme ambiant. Très vite, Ventura lui fit un point sur la situation, et au fur et à mesure de ses explications, l'œil de Rutila s’assombrissait de plus en plus.

« - Ils nous ont tiré dessus ?

- Je crois, oui.

- Et tu n’as rien vu venir ?

- Non ! Enfin, ils ont manœuvré de façon étrange, nous avons pu les éviter… Mais je n’avais aucune raison de penser qu’ils allaient nous attaquer ! Ce n’est jamais arrivé, personne ne s’en prend jamais à nous ! C’est une première historique, comment aurais-je pu savoir que…

- L’officier de quart est là pour tout prévoir, Ventura. Et pour aller chercher son capitaine quand il affronte une difficulté ! Pourquoi ne m’as-tu pas fait appeler ?

- Je… J’ai cru qu’ils s’éloignaient.

- C’est avant qu’il aurait fallu me réveiller. Quand tu as remarqué qu’ils avaient un comportement bizarre.

- …

- Est-ce qu’on sait d’où vient ce voilier ? Il porte un pavillon ?

- Non, aucun pavillon. Il est reparti comme il est venu.

- Bien. Merci, Ventura, je reprends le quart. Toi, tu vas aller voir s’il n’y a pas de blessé. Si besoin, va tout de suite chercher Milos. Et ensuite, tu iras m’attendre au réfectoire. Lumi, je veux un rapport dans cinq minutes sur l’état du bateau. Merci. »

* La civadière est la voile carrée située à l'avant du bateau, sous le mât de beaupré.

** La perruche est la petite voile située au deuxième étage du mât d'artimon, à l'arrière du bateau.

*** Le virement lof pour lof consiste à changer de direction en passant le lit du vent, avec le vent de face. C'est une manoeuvre trèèèèèèèèèès longue sur les grands voiliers.

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