Chapisode 32 : Nom de Zeus !
Zargua claqua ses talons sur les mosaïques cinétiques du Riad al-Layali. Parvenue devant le miroir d’émeraude, elle réajusta sa blondeur impériale.
Un battement de cils. La surface se déchira. Elle traversa, trouva Warren penché sur la table, manches retroussées. Il enfonça un cristal dans la fente du moteur, régla la bague d’énergie, fit pivoter un levier et lança, exalté :
— Activation du protocole Δ‑9 ! Fonctionne, ma beauté !
Les circuits s’embrasèrent ; la chaleur s’effondra.
— Putain de merde.
Elle caressa du bout des ongles l’imprimante nafastique :
— Mauvaise calibration, darling. La tête émeraude doit être replacée.
Il se gratta la barbe, puis rectifia le composant. L’appareil ronronna aussitôt, docile.
— Tu m’agaces quand tu as raison.
Un pli amusé à la commissure, Zargua huma l’échec cuisant.
— Toujours tes joujoux intersidéraux, mon chéri. On dirait que tu bricoles la fin des temps.
Rivé sur les glyphes en fusion, Warren rétorqua :
— Peut-être. Et toi, encore perdue dans tes drames cosmétiques.
Zargua slaloma entre les étagères gorgées d’artefacts, consciente de ce qu’ils deviendraient une fois tous assemblés. En secret, elle observait ses avancées magicologiques : pièce maîtresse du Grand Plan. Sentant son impatience, Warren aboya :
— J’ai pas le temps, Beauté. Épargne-moi ton cinoche et crache le morceau.
— Oh non, Darling, ton humeur maussade me lasse. Mais bref ! Je suis là parce que j’ai décelé un défaut dans le serveur ésotérique du Palais.
L’étincelle prit. Warren se redressa, pupilles contractées :
— C’est-à-dire ?
Elle inclina la nuque, timbre feutré :
— Il y a un vide que je n’explique pas dans la cathédrale de Quantique, mon chou.
— Cathédrale Quantique… rien que le nom fait rêver. Tu n’imagines pas depuis combien de temps j’attends ça.
Bingo. Elle l’avait ferré.
« Il suffit d’un germe de curiosité pour t’attacher à mon jeu… Tu crois explorer, Warren ; tu creuses au rythme que je trace. »
Alors, elle claqua des doigts. Une nuée argentée les enveloppa. Ils furent happés. L’éther s’étira, leurs silhouettes évanescentes foncèrent hors du labo.
À l’intrusion, le Riad réagit. Murs fuyant, fresques se tordant, escaliers se muant en rampes fluides. Une porte s’écarta. Zâhir, barbe perlée d’eau, surgit, serviette sur l’épaule.
— Par les fils de Kishar ?!
Sa chambre l’aspira avant que l’amas ne lui bondisse dessus. Lorsqu’elle déboula à l’étage inférieur, Enlil en pyjama de lin, carnet en main, un verre de vin posé à côté, suivit la tornade qui soigneusement l’évita. Un soupir, un trait de plume :
— Qu’est‑ce qu’elle mijote ? Bonne chance, frérounet.
L’atrium s’ouvrit d’un coup. L’heptagramme noir pulsa, les flammes d’onyx avalèrent la nuée. Warren sentit la gravité se rompre : parois en extension, perception vrillée, temps filé en fibres, bruit broyé par la vitesse. L’univers s’écrasa sur un point avant de les projeter dans une alcôve du Palais Palladium. Décoiffé, Warren invoqua un miroir. Sa toison se lissa et se restructura d’elle-même. Zargua fut abasourdie :
— Une merveille. Je veux le même sortilège.
Orgueilleux de sa prouesse, il sortit une petite boîte de jade :
— Cadeau en avant-première. Cire capillaire aux nanites auto‑actives.
Après l’avoir serré dans ses bras, elle glissa l’offrande dans son sac de cuir Birkin, puis désigna un mur. Sous l’injonction de son Nafas, la pierre s’écarta. Des lianes jaillirent, tressant un portail exhalant la flore âcre.
Attrapant son index, Zargua l’entraîna à sa suite :
— Voici le Parc Fantasmagorique.
Les bambous diffusaient des reflets acides, les cactus bondissaient d’un socle à l’autre, percussions étouffées.
— C’est là que j’ai franchi le Palais Palladium pour la première fois.
— Ah bon ? s’étonna faussement Zargua.
— Oui, répondit‑il, j’en suis certain. C’était aux abords d’un point d’eau violine, bordé d’orchidées psychédéliques géantes.
Amusée, la Régente reprit sa marche :
— Psychotropes. Catalyseurs. Réservoirs. Rien ici n’est là pour plaire.
Captivé, Warren lâcha :
— Sept ans qu’on a débarqué du futur, et tu me ramènes ici seulement maintenant. Franchement, t’exagères.
Telle une prêtresse affairée, Zargua rétorqua :
— Mon cahier des charges m’accorde peu de temps.
— Maintenant que j’ai vu tout ça, tu vas devoir me laisser libre accès. Le potentiel est énorme.
— Fais comme chez toi, mon beau.
Elle le mena vers une esplanade minérale, face au bassin violine en question. Trois notes rauques s’échappèrent de sa gorge. L’eau s’éleva, creusa une spirale, forma une bulle suspendue, qui dévoila un cratère béant. Elle y sauta. Partagé entre émerveillement et ironie, Warren grommela :
— Combien de passages insensés peut bien cacher ce foutu fief galactique ?
Puisqu’il allait de surprise en découverte, il n’hésita pas et imita sa guide. Les parois tournaient, l’espace s’inversait. La dégringolade n’était plus chute, mais vertige pur. Profitant de l’ivresse du moment, il hurla :
— Wahouuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu !
Une seconde plus tard, il atterrit debout sur une plateforme. Zargua l’y attendait, triomphante :
— Spectaculaire, non ?
Elle glissa son bras sous le siens, et autour d’eux, les sphères de Karistal s’allumèrent, dessinant leur passage.
Entre les colonnes monumentales, il scruta les cuves dressées telles des prisons de verre. Derrière le liquide, un visage dériva. Réflexe : il recula, observa le suivant, tapota le tube.
Un grimoire surgit du vide, ses pages tournèrent d’elles-mêmes : des glyphes y pulsaient à la manière d’un électrocardiogramme. Les lignes se croisèrent, formant la courbe d’une vie, le réseau d’un esprit. Horrifié, il inspira, comprenant que l’objet traduisait en langage magique les constantes vitales du dormeur.
Remarquant des noms gravés à la base des cuves, il les lut :
— Zeus… Héra… Odin… même Horus… Ils vivent un rêve collectif.
Sentant sa désapprobation, Zargua, croisa les bras :
— Après la mort de la Trinité originelle, leurs partisans se sont éparpillés à travers le monde, se faisant passer pour des divinités, se gorgeant d’idolâtrie humaine. Une ivresse qui pervertit l’âme. Sur mes ordres Gilgamesh les a chassés au fil des époques. Beaucoup exécutés. Certains… enfermés ici.
— Tu joues à la geôlière de l’Histoire.
— Non, rectifia-t-elle, je protège le futur. Un jour ils seront vos soldat....
À cet instant, une des capsules frémit. Warren se tourna :
— Tezcatlipoca… murmura-t-il. La divinité aztèque.
Sa gorge se noua, partagé entre fascination et effroi. Le grimoire relié au tube trembla, les glyphes s’emballèrent.
— Qu’est-ce que… ?!
Derrière la vitre, Tezcatlipoca remua. Son masque d’obsidienne pivota, une fente s’ouvrit, un éclat vif le transperça. L’instant pesa, suffisant pour qu’il sente la chose s’éveiller. Le faux dieu cogna la paroi, encore et encore.
Zargua réagit. Des sigils se dessinèrent. Le tube se contracta, la liqueur se mit à bouillir, et le prisonnier retomba dans l’inertie.
— Il a reconnu ton Nafas, affirma la Régente. Ce fut ton bras droit lorsque tu incarnait Ishkur.
Le doute restait accroché. Warren ne lâcha rien. Elle rallia une vitrine : éclair, marteau, arc, plume, reliques s'y exposaient. De quoi rendre Kieran hystérique. Se faisant diva, Zargua clama :
— Secrets, dégrafez vos corsets.
In petto, le mur aspira le meuble. Les pierres s’ouvrirent. Brume coupante. Froid brutal. Un corridor s’étira, poli comme un mirage. Ils s’y faufilèrent.
Warren esquissa un sourire :
— Même un génie aurait séché. Et pourtant, on dirait Ali Baba et ses quarante potes.
Zargua rectifia, un pli ironique :
— Al Layali Baba serait plus juste.
Warren écarquilla les yeux :
— Attends. Tu veux dire qu’Ali… c’est Zâhir, en fait ?
— Bien plus que ça. Tout est vrai, sauf le nom — et le vampyr en manque qui a cru bon de transformer ses sbires en charognards. Ishtar a clos l’épisode. L’huile enchantée ? Redoutable.
Estomaqué Warren se promit de cuisiner son père aussitôt rentré, mais Lorsqu’il aperçut une sphère, dense et compacte, dont la surface miroitante rappelait l’éclat du platine, mais teintée d’un gris plus froid, plus austère. Tout en elle respirait la concentration de matière, la gravité incarnée.
— Le cœur du Palais. Le noyau. Ce que tu vois n’est pas décoratif. C’est le support structurel. Le squelette. La mémoire stable de la Création.
Warren réalisa :
— Je n’avais jamais compris le nom du Palais… mais maintenant, tout s’éclaire.
Zargua esquissa un sourire complice :
— En effet. Cette sphere est façonné à partir de Palladium.
Zargua se redressa :
— Écoute, Warren. Premier degré. « Yuuuuu-yuuu-yuyuyuyuuu ! »
Ce zagarit fut grave, rauque, roula comme une corde de oud. La note fila jusqu’à la sphère et s’y greffa :
— Deuxième degré : Yéééééé-yuyuyuyuyu-youyouyouuuu !
Les reflets orangés s’allumèrent :
— Le noyau entre en résonance, comprit Warren.
La sphère se hérissa de filaments.
— Troisième degré.
Elle s’arqua, libérant un zagarit acéré : « Yiiiiiiiiiiiiii-yuyuyuyuyuyuyiiiiiiiihhhhhh ! »
Le noyau frémit, saturé, incandescent, pulsant en arcs d’étincelles. Zargua pivota vers Warren :
— Recouvre-le de ta foudre. Qu’il reconnaisse son Créateur.
Ni une ni deux, son Nafas frappa. Une déchirure s’y forma. Avant même que Zargua ne parle, il s’y engouffra.
Le couloir s’étira sous leurs pas. Un univers fractal, infini, où des galaxies se reflétaient en spirales mobiles, suspendues entre des colonnes d’or liquide.
— C’est… immense. On dirait que le Palais s’est avalé un trou noir et qu’il s’en vante.
Zargua fit un signe nonchalant. Des mirages se mirent à onduler autour d’eux : un désert rouge, un océan, un marché d’Oran, une salle de contrôle lunaire. Les images se superposaient, se dissipaient, réapparaissaient en cascade.
— Des illusions ?
— Des réfractions, corrigea-t-elle. Des données brutes traversant la fibre cosmique. Chaque reflet, un fragment du Réel.
Warren cligna.
— Donc… on télécharge l’univers ?
— Exactement.
Il esquissa un rictus.
— J’espère que le débit suit, parce que si le système rame, on est foutus.
Zargua tourna la tête vers lui, sans sourire.
— La Trame Cosmique fonctionne sur un principe de rémanence arcanique. Une architecture de filaments quantiques reliés par de l'emerite fondu. Chaque nœud stocke la mémoire d’une réalité.
Warren haussa un sourcil.
— En gros, c’est de la fibre optique céleste.
— Oui, confirma-t-elle, mais sans perte de paquet ni latence.
— Impressionnant. Et… combien de RAM faut-il pour faire tourner tout ça ?
Elle ne broncha pas.
— Dix puissance quarante-huit Unités de Naḥaš. Soit de quoi maintenir simultanément six cent milliards d’univers en lecture-écriture.
— D’accord. Je retire tout ce que j’ai pu dire sur tes talons et ton vernis à particules.
— Tu ferais bien, minauda-t-elle. Les talons stabilisent la gravité locale. Le vernis, la cohérence du temps. Mais mon intelligence vous dévore tous.
Deux trônes se faisaient face. L’un, d’un vert minéral zébré de noir, l’autre d’un éclat clair et lisse. Warren, encore ébloui, marmonna :
— Et moi qui croyais juste entrer dans un atelier de mécanique.
Zargua lui pinça le bras, moqueuse :
— Non, tu ne rêves pas.
Elle désigna les trônes :
— Interface Primale. Deux sièges, pas un de plus. Toi sur l’Émérite, impulsif. Moi sur le second, régente du flux. Le Palais n’obéit qu’à l’union des deux.
Warren s’assit. Le siège s'adapta a sa morphologie. Au niveau de l'apuis tête, un cercle translucide composée de 0 et de 1 se forma, puis descendit jusqu’à son front. Les parois s’emplirent de signes mouvants, flux nerveux et lueurs fuyantes.
A son tour, Zargua s’installa. Des filaments rampèrent jusqu’à sa peau :
— Protocole un. Connexion d’assise.
Les fils jaillirent, se lièrent en un arc d’éclat. La régente leva la main :
— Protocole deux. Liaison binaire active.
Warren se crispa, pris dans la marée. Les couronnes s’activèrent, chocs et décharges lui traversant le crâne.
— Protocole trois. Le Palais t’entend. Laisse-le t’envahir.
Le monde explosa en lignes. Glyphes. Fragments. Tout se dispersa, puis se reconstitua dans un battement.
— Où tu m’as envoyé ? grogna Warren.
— Ton corps est toujours cloué au trône, mais ta conscience a traversé le processeur. Tu t’es incarné dans le serveur ésotérique, chéri.
Elle pointa l’index sur des piliers suspendus. Warren articula :
— La cathédrale Quantique… magnifique. On dirait plein de tour de Pise, mais en Karistal, et droite.
À chaque foulée, un autel s’érigeait, une forme s’activait.
— Ce Palais porte ta marque. L’œuvre d’un toi à venir. Si tu vaincs le Néant, ce futur t’appartiendra.
Warren grinça des dents :
— J’ai compris. Mais je n’en suis pas là. Mes forces sont brutes, mon imagination, limitée. Et puis comment aurais-je pu fabriquer tout ça… et toi avec.
— Quand tu seras en possession de la Régallia, plus rien ne t’arrêtera. Pas même le temps.
— Franchement… je sais pas si j’ai envie d’effacer le moi qui doit encore naître juste pour ça.
— J’y travaille, Warren. Crois-moi, je retourne ciel et abîme pour que cette naissance n’advienne pas.
Elle remit son masque souverain, balaya l’espace du bras :
— Assez de blues, trésor. Revenons à l’essentiel : la Matrice de l’univers n’attend pas nos états d’âme.
Tout au long de leur avancée, Zargua joua les guides touristiques :
— Ici, l’encodeur de la vie. Là, le module qui façonne les âmes. Plus loin, celui qui soutient la position des planètes… et encore là, le code biologique humanoïde, à différents degrés, pour chaque espèce.
Warren suivait, fasciné. Ces blocs impeccablement rangés ressemblaient à un immense nid d’abeilles. Dans chaque alvéole palpitaient atomes, neutrons, protons, matière stellaire et d’autres choses qu’il n’arrivait pas à comprendre. Le vertige le saisit : Quel sommet de compétence faudrait-il atteindre pour forger une telle œuvre, digne d’un démiurge sous LSD ?
Un peu trop ravie de son effet, Zargua ajouta :
— Ta magicologie deviendra un art que tout le monde voudra maîtriser. Mais…
Elle s’arrêta, désigna une alcôve différente. Des barres de Karistal et de diamonite taillées en triskel enchâssées dans les murs, inertes.
— Cette partie est apparue subitement lors de votre arrivée en ce temps. Depuis, j’essaie de trouver pourquoi… mais ma mémoire bloque.
Un mensonge, qu’elle enveloppa de son masque hollywoodien. Un autel s’ouvrit sous la présence de Warren. Un pilier noi sans flux.
— Aucun accès, feinta zargua ! Apparament même le Palais ne sait pas ce que c’est.
Warren ne posa pas de question. Il savait, reconnut, s’avança et posa la paume. Une impulsion. Une suite : 22111965 candélabre. Il le sentit instinctivement :
— Encore la date de naissance de ma mère… comme dans la salle aux parures.
Zargua fit mine de trébucher. Warren, réflexe vif, la rattrapa par le bras. Face à ce parterre irréel, il se demanda un instant si elle n’en rajoutait pas. Son doute se diperssa lorsqu’il distingua, encastré dans le sol, un cercle creux – comme si une pièce manquait. Intrigué, il activa les filtres de son turban. Rien : un réseau de sortilèges inertes, comme si l’âme du lieu avait été arrachée.
— Ok, je suis d’accord avec toi, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? lança Warren, secouant la tête.
— Tu pourrais prendre quelques jours pour y réfléchir et me dénicher une piste, répondit Zargua, son ton redevenu souverain. J’ai l’intuition que sans ce qui manque, on n’arrivera à rien.
— T’es sûre ? Si c’était vraiment le cas, ça n’aurait pas été supprimé de ta mémoire.
Elle haussa les épaules :
— Peut-être que tu as raison. Peut-être que tu as tort. Mais nous jouons l’existence de l’univers, alors un excès de zèle ne fera pas de mal.
— D’accord, je le mets en priorité, mais au bas de la pile. J’ai déjà le chantier du métro submagic de Marseille à gérer, et il faut que tout passe pour de la techno humaine. Enlil, lui, veut ses délais à la minute.
Comme si la cathédrale quantique le rejetait d’un revers. La nef se contracta, les autels s’éteignirent.
Sans transition, Warren retomba dans son Trône. Secoué. Zargua, déjà debout, tournait les talons :
— Allez, viens, darling. Je n’ai pas la nuit : Elton m’attend pour une soirée entre copine.
Massant sa nuque raide, Warren ricana :
— Au moins, celui‑là, tu ne lui briseras pas le cœur.
Le noyau suspendu absorba le passage, referma l’accès au cœur du Palais.

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