Erin

3 minutes de lecture

Le temps était sale depuis trois jours. Le ciel gris crachait sans relâche une pluie fine, cinglante et malodorante. On aurait dit que l'eau qui tombait venait tout juste d'être aspirée des marais pour être recrachée en postillons sur la clinique. Il n'y avait pas la moindre petite brume pour masquer la vue et pousser l'observateur à quitter la fenêtre, remonter le chauffage et se pelotonner dans un fauteuil en se disant qu'il était bien chez lui.

Non, ces jours-ci quand on regardait dehors on voyait jusqu'au dessus des collines ce crachin acide qui semblait ne jamais devoir finir. Cette bruine hypnotique qui vous scotchait au carreau pour vous y morfondre de désespoir pendant qu'elle s'infiltrait sous le toit jusque dans les gardes-manger, les placards de linge, et les armoires électriques.

Les plombs avaient sauté trois fois déjà, des courts-circuits provoqués par un écoulement. Vu l'état de l'installation électrique de la clinique, on avait fini par arrêter de les rebrancher, pour éviter que quelqu'un s'électrocute en marchant dans une flaque ou en touchant un interrupteur. Ça n'était pas très grave, il y avait plusieurs années qu'on n'avait pas eu ici de patient dont la vie dépendit d'un appareil électrique. C'était simplement pénible, et usant. Pour le matériel et pour les âmes.

Tous ceux qui vivaient ici étaient usés. L'endroit s'appelait Teccis et à défaut d'être le trou du cul du monde, c'en était le pot de chambre. Un pot de chambre ébréché qui aurait laissé son contenu infâme se répandre sur le paysage. Le village était cerné de collines à l'exception du sud où les hauteurs s'évasaient pour s'ouvrir à perte de vue sur un marais noir et pourri.

À la fois miction et matrice du village, le marais était aussi le terminus de l'unique route de la région, qui traversait en ligne droite le bourg pour s'en échapper au plus vite, enjamber en toute hâte un ruisseau croupissant avant de se contorsionner en lacets pour s'extirper de la cuvette et disparaître par delà son rebord vers d'autres paysages plus agréables à l'œil.

La clinique se trouvait là, en bordure de cette route, sur son ultime portion, la plus chaotique, entre le village et le début du marécage.

Erin dirigeait cette clinique depuis 8 ans et lorsqu'on avait construit le bâtiment elle soignait déjà les malades et les accidentés de Teccis depuis quelques années. Elle connaissait la ville et savait l'effet qu'allait produire l'arrivée de la navette. Elle était sortie de la réserve et regardait, par une fenêtre du couloir, la rampe de l'aeronef descendre jusqu'au sol et s'enfoncer dans la boue. Mais l'ouverture resta vide.

Erin détourna son attention et se dirigea vers les chambres. Le bâtiment avait la forme d'un L, marqué par un couloir qui longeait le côté intérieur, donnant sur une cour de terre battue, de la boue en cette période de l'année. L'aile ouest abritait les pièces médicales et la réserve de matériel, l'aile sud les chambres. Erin fit mentalement le tour des patients pour établir les priorités.

L'hiver se terminait et quelques lits étaient encore occupés par les pergilleux. Les champignons avaient été coriaces cette année. Deux gosses y étaient restés, ainsi que le vieux Froy qui y avait déjà survécu par miracle les trois dernières saisons. Même si le pire était passé pour les malades, ceux qui étaient encore là ne seraient pas en état de poser problème.

La chambre double était accaparée par deux gars de Marguson. L'un pour une jambe cassée était là depuis des semaines. L'autre, arrivé depuis quelques jours, avait laissé trois doigts à une bouniasse et le reste de sa main n'était pas encore sauvé. Ça ne les empêchait pas de créer des esclandres dès qu'ils croisaient quelqu'un dans le couloir. Et s'ils ne croisaient personne, c'est-à-dire quand on les confinait dans leur chambre, ils se battaient entre eux. C'était typique des morteurs, les blessures qui se rouvraient au cours de ces bagarres prolongeaient d'autant leur convalescence, et Erin en venait parfois à se demander si ce n'était pas prémédité. Ils avaient beau jouer les durs, ils préféraient rester à la clinique que retourner au travail.

Elle pressa le pas pour aller verrouiller leur porte.

Et puis il y avait Alan. On lui avait aménagé une chambre dans un bloc opératoire inusité et il squattait là. C'était sa réaction qu'elle appréhendait le plus. Ce qu'elle avait pressenti en entendant le bruit du propulseur était maintenant une certitude : les types qui l'avaient abandonné ici il y a sept ans revenaient le chercher.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire McKennas ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0