Réponse à "Machines de guerre et effet papillon"

de Image de profil de Paul FichtrePaul Fichtre

Apprécié par 2 lecteurs
Image de couverture de Réponse à "Machines de guerre et effet papillon"

 Les traits d’énergie jaillissaient de toutes parts. Impressionnant maillage incandescent qui se dressait autour de son objectif. Animée par l’instinct de prédation qui soudait sa meute, iel plongea dans cet enfer qui déchirait le noir insondable de l’espace. L’escadrille avait perdu plus de la moitié de son effectif lorsque le long cylindre hérissé de pointes apparut dans son viseur. Des contractions secouèrent son abdomen alors qu’iel expulsait ses missiles. Les munitions intelligentes suivirent des trajectoires erratiques tendues vers le vaisseau-ruche. Les dés étaient lancés sans qu’iel attende le résultat. Iel faisait déjà volte-face. Ce qui restait de son groupe la rejoignit, en adoptant une formation de repli défensif, comme on le leur avait appris. Dans le sillage de la meute, une formidable explosion balayait les rangs ennemis, mais iel n’avait plus qu’une idée fixe. Rentrer au bercail, panser ses plaies et sentir ses mains contre son flanc.


 Il se redressa d’un bond, la bouche grande ouverte. Ses yeux clignèrent à plusieurs reprises, mais l’obscurité était si épaisse qu’elle voulait s’insinuer dans ses poumons en manque d’air. Il chercha l’injecteur sur la table de chevet et ne réussit qu’à le faire tomber. Paniqué à l’idée de mourir, il tenta de se lever pour atterrir face contre le sol en plastacier. Suffoquant tel un poisson hors de l’eau, il roula sur le dos avant de tâtonner à la recherche de la seringue. Ses doigts l’effleurèrent et il agrippa l’objet en forme de gros marqueur. Il appliqua l’embout contre sa carotide et pressa le piston. La cartouche vide lâcha un gargouillis à peine audible. La Ket' se ruait dans son organisme. Le torrent glacial gela instantanément ses pensées. La dope tabassa sa terreur qui détala dans un recoin obscur de son esprit. À la place, une douce euphorie dénoua ses muscles. Un sourire béat naquit sur ses lèvres tandis que son cœur reprenait un rythme normal. Seuls ses abdominaux demeuraient douloureux. Il éprouvait des courbatures comme s’il avait enchaîné des séries d’exercices. Il roula sur le côté pour se lever et grimaça en sentant ses côtes froissées.

 « Il allait avoir du boulot. » songea-t-il en tournant la tête vers le hublot panoramique de sa champsule.

 Dans le Vide qui entourait la station, des éclats d’obsidienne affûtés comme des dagues frayaient à la manière d’un banc de poissons. Des rescapés franchissaient les balises longue distance qui délimitaient la Bordure. Quand on sonna à sa porte, il cherchait la meilleure manière d’enfiler le haut de sa combinaison élimée sans frotter ses ecchymoses. Malgré la Ket', chacune de ses inspirations le mettait au supplice. Il décida de nouer les manches de son bleu de travail autour de sa taille avant d’ouvrir. Le panneau siglé d’hologrammes avertisseurs coulissa avec un chuintement asthmatique. Son cœur manqua un battement en découvrant ses visiteurs. Bien que leurs traits diffèrent, le couple donnait l’impression de faux jumeaux. Plus grands que lui, athlétiques comme le soulignaient leurs combis multi-usages de couleur sombre, c’étaient ces dernières qui lui filaient les jetons. Cette fois, il était dans la merde jusqu’au cou.

 — Lemko…, commença la femelle.

 — … Schrimp, poursuivit le mâle sur le même ton.

 Il envisagea de fuir, mais les transhumains barraient l’accès à la coursive. Qui plus est, leurs tenues pouvaient dissimuler des armes. Mais plus que tout, c’était leur attitude qui le dissuada de tenter quoi que ce soit. Le duo semblait lire dans ses pensées. En un regard, ils l’avaient catalogué, lui ainsi que tout le contenu de sa champsule. Ses jambes prirent la consistance du coton tandis que sa langue pâteuse épongeait ce qu’il lui restait de salive.

 — Lui-même, coassa-t-il d’une voix rouillée par la vaporette.

 — Veuillez…

 — … nous…

 — … suivre ! conclurent les faux jumeaux d’un ton poli, mais ferme.

 Le mâle aux cheveux blonds coupés courts s’effaça pour lui permettre de sortir tandis que la femelle bloquait la coursive. À croire que chacun savait ce que pensait l’autre à tout moment. D’ailleurs, Lemko capta un regard complice en se glissant entre les transhumains.

 Le trajet dans Osgard qui bruissait d’une activité frénétique s’effectua comme dans un rêve. Tout ce que le complexe spatial comptait de sentients plus ou moins au service du Conglomérat ou d’une multiplanétaire sous contrat avec ce quadrant s’écartait sur leur passage. Personne ne se risquerait à entraver leur marche. Surtout pour un type dans son genre. Lemko sociabilisait peu ou pas avec ses semblables. De plus, son affectation à un projet confidentiel le coupait du reste des effectifs de la station. Et ses collègues l’évitaient comme la peste depuis quelque temps.

 Le duo l’abandonna dans une cellule. La pièce borgne baignait dans une clarté aseptisée douloureuse pour ses yeux encore cernés par le manque de sommeil. Dans cet espace cubique aux parois insonorisées, hurler serait inutile. Les murs capitonnés protégeaient également les individus en dégrisement contre eux-mêmes. Les faux jumeaux monitéraient déjà son comportement à l’aide d’une batterie de senseurs dissimulés un peu partout. L’odeur âcre de la transpiration glacée qui lui collait à la peau chatouillait à présent ses narines pourtant peu sensibles. Lemko se laissa aller contre le dossier de sa chaise en polyplastique blanc. Face à lui, deux autres modèles identiques alignés derrière une table de la même matière brillaient sous le plafond biolum. Un rectangle se matérialisa dans un mur alors que Lemko imaginait toutes sortes de tortures à venir. L’irruption des faux jumeaux marqua le début des hostilités.

 Le mâle tira une des chaises et la tourna pour s’asseoir à califourchon tandis que la femelle, tout aussi blonde que son équipier, s’appuyait d’une épaule contre une cloison en croisant les bras sur sa poitrine.

 — Nous sommes les Dabroniks, commença le surathlète. Je suis Luka…

 — … et moi, Erin.

 Ils affichaient un sourire qui se voulait bienveillant, mais Lemko frissonna malgré lui en réalisant ce à quoi il avait affaire. Des inseps. Deux individualités qui fusionnaient en une tout en conservant leurs enveloppes physiques. Elles y gagnaient des réflexes améliorés, une intuition plus fine ainsi qu’un raisonnement proche de celui d’une IA, sans parler du sexe qui devenait prodigieux d’après leurs propres confidences.

 — J’ignorais que la compagnie employait des inseps.

 Leurs sourires s’élargirent de manière identique.

 — Insep au singulier ! le coupa Erin.

 — Des inseps sous-entend que nous apparaissons toujours comme deux individualités distinctes, poursuivit Luka.

 — Alors que nous sommes un, Erin et/ou Luka, conclurent-ils en cœur.

 Un gargouillis de plomberie en mauvais état monta du ventre de Lemko tandis que ses tripes se liquéfiaient. Les faux jumeaux le mettaient de plus en plus mal à l’aise. Il aurait bazardé son solde de crypto pour échapper au double regard inquisiteur. Lemko reprit pied dans cette réalité alors que Luka posait un holocube sur la table. Erin avait disparu, mais il la devinait quelque part dans son dos. Les poils sur sa nuque se hérissèrent en l’imaginant prête à intervenir s’il se rebiffait.

 — Vous étiez pilote dans les forces de défense planétaire de Broglynn, c’est exact ?

 Les Dabroniks s’adressaient à lui par l’intermédiaire de Luka à présent. L’insep devait juger que ce serait moins déstabilisant pour lui. Lemko se tortilla sur son siège.

 — Exact.

 — C’est pour cette raison que HWI vous a recruté dans le programme Fer de lance ?

 — J’imagine.

 — En quoi consiste votre rôle dans ce programme ?

 — C’est confidentiel.

 Luka balaya l’holocube du plat de la main. Des séquences enregistrées par les caméras de surveillance du hangar montraient Lemko qui inspectait un drone intercepteur. L’appareil reposait dans son berceau de maintenance, tel un prédateur alangui. Ses lignes racées possédaient l’élégance d’une arme parfaite. Les bords d’attaque de sa carlingue effilée paraissaient aussi tranchants qu’une vibrolame. Regarder trop longtemps ce concentré d’augmentique devenait douloureux alors que son camouflage nanoptique agressait votre rétine. D’ailleurs, ses contours demeuraient flous et sa coque plus sombre que le Vide buvait les photons qui la frappaient. Un sentiment de fierté gonfla la poitrine de Lemko. C’était sa meilleure élève. Dans l’une des séquences, on le voyait qui flattait les flancs de l’intercepteur. Luka plongea la main dans la projection à ce moment-là. L’insep étira l’image entre son pouce et son index. Le visage de Lemko flottait entre eux. On distinguait ses lèvres qui effleuraient la coque du vaisseau. L’holovid demeura en pause.

 Pris en flagrant délit de comportement inapproprié, le sang déserta les joues de Lemko. La pièce tournoya sur elle-même à la manière d’une virtualité à sensation forte. Le vertige le happa dans une chute sans fin vers l’abîme sans fond de son enfer personnel. Deux mains fermes le rattrapèrent alors qu’il basculait de sa chaise.

 — Tout va bien. Respirez avec moi, murmura Erin. Le parfum de l’Insep évoquait un mélange subtil de conifères et d’embruns. La fragrance le rasséréna sans qu’il sache très bien pourquoi. Nous ne cherchons pas à évaluer votre santé mentale. Nous souhaitons simplement que vous nous aidiez à comprendre certaines choses.

 C’était comme si Erin venait de lui ôter un poids sur la poitrine.

 — D’accord, souffla-t-il.

 La transhumaine s’écarta, sans même un déplacement d’air.

 — Bien, reprit Luka en balayant la projection d’un revers de main pour laisser la place à son visage angélique. L’hybride T4341 s’avère le seul appareil qui soit rentré de toutes les missions auxquelles il ait participé. Son dossier indique que vous l’avez formé au pilotage et vous vous glissez auprès de cette machine après chacune de ses sorties, et ce, depuis la première. Pourquoi ? Qu’y a-t-il entre vous ?

 Luka ne souriait plus. L’insep affichait une concentration qui figeait ses traits dans un masque impassible. L’agent sondait ses micro-expressions, ses tics involontaires, sa posture sur cette chaise inconfortable, le mouvement de ses yeux qui trahirait un début de mensonge. Mais Lemko était fatigué de se taire. Le poids de son secret l’étouffait depuis trop longtemps. Il voulait retrouver le sommeil, cesser de partager les raids d’Orca. Déballer tout ce qu’il savait ne pouvait pas lui faire de mal.

 — Je peux avoir un truc à boire ? J’ai rien avalé depuis hier matin.

 Erin se dirigea vers un mur d’où elle tira une bouteille qu’elle lui tendit. Le jus vitaminé dilua ses dernières poches de résistance et lui fila un coup de boost. Lemko se racla la gorge.

 — Les visions sont apparues peu de temps après le début de la formation de T4341. Au début, je n’y comprenais rien. C’était comme ces impressions de déjà-vu que je ressens parfois en entrant quelque part ou en discutant avec des locaux. Pour les physiciens, les pilotes éprouvent ce phénomène à cause des bonds quantiques. L’Entremonde ressemblerait à un mille-feuille de réalités alternatives. Ces impressions fugaces seraient des visions arrachées à cet hyperespace lors de nos traversées. Bref, je me retrouvais à rêver de chasse sous-marine dans un océan de méthane. Épris d’un sentiment de liberté comme je n’en avais jamais connu. Vous ont-ils dit en quoi consistait le programme Fer de lance ?

 — Le dossier mentionne l’utilisation d’une nouvelle technologie, sans préciser son contenu, rétorqua Luka.

 Lemko secoua la tête.

 — Pas étonnant après ce que ces connards ont fait. Ils ont disséqué une race de sentients non répertoriés pour en extraire des cellules souches. ADN qui a servi à la conception des hybrides du projet Fer de lance. Ils trouvent ces créatures sur Ingen 4, une lune gelée qui renferme un océan de méthane. C’est Omnital qui a acquis les droits d’exploitation de ce satellite. Comme toujours, leurs équipes ont tout salopé avec leurs fracturations hydrauliques. Quand les mineurs ont commencé à perdre leurs puits, ils ont compris que les bestioles qu’ils prenaient pour de gros poissons inoffensifs composaient une espèce intelligente et féroce. Si les régulateurs de l’Interplan apprenaient que ces trouducs avaient déjà massacré des dizaines de milliers d’individus, la multiplanétaire risquait la dissolution. Les pontes de la direction devaient trouver une solution avant que le truc leur pète à la gueule. À l’époque, la guerre contre les Sauterelles faisait rage. Ces maudites bestioles avaient enfoncé la Bordure du Conglomérat. On avait réussi à les stopper qu’en pratiquant la politique de la terre brûlée. Plusieurs planètes furent incendiées à coup de missiles au plasma. Certaines sans même être évacuées. D’ailleurs, où déplacer plusieurs milliards de réfugiés ?

 Il marqua une pause pour boire. Toujours assis à califourchon, les bras croisés sur le dossier de sa chaise, Luka l’observait avec compassion.

 — C’est là que les crânes d’œuf de chez Omnital ont eu une idée. Pourquoi ne pas utiliser le formidable instinct de prédation des Ingens pour combattre les Sauterelles ? Les cols blancs ont vendu le concept à Heavy Weather Industrial au nom de leurs foutus idéaux mercantiles. Les ingénieurs de HWI ont donc fusionné les Ingens déportés par Omnital avec le fleuron de leurs intercepteurs longue distance, les échardes. Tout ça dans le cadre d’une putain de stratégie win-win de merde. Omnital continuait à se faire du blé pendant que HWI perfectionnait son arsenal de marchand de morts. Bref, ne restait plus qu’à foutre les hybrides entre les mains de type comme moi pour les former.

 Lemko sentait les larmes lui monter aux yeux. Le dégoût qu’il s’inspirait lui donnait envie de mourir. Il se serait tiré une balle dans la tête s’il en avait eu le courage.

 — Comment expliquez-vous la réussite de T4341 ? s’enquit Luka avec douceur.

 Lemko soupira de lassitude.

 — Orca et moi... Il hésitait en cherchant ses mots. Au début, c’était comme du dressage. Je la récompensais à chacun de ses succès. Puis, notre lien s’est intensifié. C’est comme si je me retrouvais avec iel pendant ses missions. Nos réflexes combinés à ma science du combat et à sa férocité nous ont rendus beaucoup plus forts. J’imagine que c’est à ça que doit ressembler votre union ?

 Erin s’était placée à côté de Luka. Les transhumains opinèrent du chef. Un silence respectueux s’installa entre eux que Lemko osa briser après plusieurs minutes.

 — Je voulais vous demander. Suis-je le seul cas ?

 L’insep le gratifia d’un sourire.

 — D’autres anomalies comme la vôtre ont été enregistrées. Il semble qu’un schéma se dessine. Il s’agit maintenant de favoriser ce phénomène sur une base beaucoup plus équitable pour les Ingens.

 Lemko regarda tour à tour Luka et Erin. Les faux jumeaux lui apparaissaient sous un jour nouveau. Il comprenait pourquoi les régulateurs de l’Interplan leur avaient confié cette enquête. Les mots étaient superflus à présent. Il entrevoyait une lueur au bout du tunnel.

Science-fictiondéfinouvelle
Tous droits réservés
1 chapitre de 10 minutes
Commencer la lecture

Table des matières

En réponse au défi

Machines de guerre et effet papillon

Lancé par Léonie Rude

Vous travaillez dans une usine qui construit des machines de guerre intelligentes, destinées à alimenter une guerre constante et centenaire.
Par sympathie ou par habitude, vous tapotez chaque machine après inspection.

Un geste apparemment inoffensif... jusqu'à ce que des hommes en costume vous enlèvent et vous interrogent à ce sujet.

Commentaires & Discussions

Liaison fataleChapitre0 message

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0