L'enfer est pavé de normes

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Plus de trois ans à patienter, avant de pouvoir reprendre ses activités millénaires.

Des mois et des mois d’attente, de procédures, de changement subit de formulaire obligeant à renvoyer les mêmes pièces justificatives… Un jour sans fin, en perspective, qui avait bien failli couter à la Mort sa santé mentale.

Poussée à bout par une administration sourde et aveugle, elle avait côtoyé le désespoir le plus abyssal, avant qu’une idée audacieuse ne vienne la tirer des méandres de la résignation.

Une simple visite au député Duchemin et la situation s’était brusquement éclaircie.

Certes, l’éminent politicien avait bien mentionné l’échec déplorable de la Faucheuse à ce maudit examen d’acquisition de permis, avec la note la plus basse jamais enregistrée depuis le vote de la loi. Mais une fois la menace de se faire proprement exécuté évoquée, l’édile était brusquement revenu à la raison la plus élémentaire. Et qu’importe si d’après les règles immuables de la destinée, son heure n’était pas véritablement venue. Le bluff de l’éternelle avait parfaitement fonctionné.

Flanquée d’une dérogation toute officielle à cette réglementation démente sur le droit à mourir, l’immortelle reprenait enfin du service.

Et après tant de temps à faire languir ses héritiers avides de se repaitre de son modeste héritage, la bienheureuse Marcelle vit apparaitre dans sa chambre une ombre ailée.

Pour fêter cette émouvante occasion, la Mort avait pensé les choses en grand. Un simple courant d’air qui traverse la fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur estivale, la clé tournant dans la serrure afin de garantir une pleine intimité, et une victime profondément endormie. Bien que fort pénible avec son obsession du loto et sa surdité sélective, Marcelle méritait une fin douce.

Emue comme jamais, l’entité prit un instant afin de savourer pleinement le retour à une réalité simple, mais ô combien plaisante.

Le rond redevenait circulaire, là où le carré reprenait ses angles droits. Soleil roi du jour, lune maitresse des nuits agitées ou calmes. Vie offrait sourire, quand Mort apportait larmes et chagrin. Oui, comme un déclic, la Faucheuse sentait la logique de ce monde reprendre enfin sa juste place dans son esprit. Loin, très loin, des rouages tordus d’une pensée devenue folle en raison d’une lévitation permanente au-dessus des contingences bassement matérielles.

Ombre parmi les ombres, l’éternelle posa pied à terre et s’approcha lentement de sa proie, toujours protégée de la peur par un sommeil généreux.

L’espace d’un instant, la Mort hésita à faire une concession au protocole en envoyant un texto aux héritiers, afin de les préparer au choc à venir. Mais dans un élan de révolte, elle s’y refusa. Son unique effort fut de s’emparer de la main ridée de sa victime de manière à apposer sur une feuille dédiée la trace de son pouce, en guise d’accord. Personne n’irait vérifier que Marcelle avait en toute conscience accepté son funeste sort !

Impatience de reprendre sa mission, l’entité approcha doucement ses lèvres et déposa un subtil baiser sur la joue de la retraitée assoupie. Un battement de plus, peut-être deux, et le cœur de la grand-mère cessa définitivement de battre.

Touchée par le sentiment grisant du devoir accompli, l’ange noir relâcha un soupir sonore de pure extase, avant de jeter un coup d’œil sur le nom de sa prochaine victime. Mais à sa grande stupeur, la page de son grimoire demeura vierge.

Les yeux perdus dans le vague, l’éternelle resta immobile d’interminables instants. Comme frappée par la foudre. Elle ne sembla même pas remarquer la chute de son précieux ouvrage sur la moquette fanée. Et après la stupeur vint la rage.

D’un battement d’ailes, la Mort traversa l’espace et s’élança dans le ciel nocturne, illuminé d’une myriade d’étoiles à l’éclat moqueur. Aux premières heures de l’aube, son œil mauvais se posa sur la façade d’un établissement gris, à l’aspect austère. Une inspiration, et elle posa ses doigts décharnés sur la vitre de l’entrée afin de sceller le destin de ses tortionnaires. Pour un peu, l’entité aurait entendu dans son dos les vocalises des chérubins en charge d’annoncer l’apocalypse. Mais la porte refusa de s’ouvrir.

Outrée de cette résistance à laquelle elle ne s’était pas attendue, l'ange noir releva son visage squelettique et poussa un cri de rage en parcourant de ses orbites un panneau disposé à l’attention des usagers.

« En raison de la période estivale, l’accueil du public ne sera pas assuré du 15 juillet au 15 aout. Merci de votre compréhension. »

Après cinq jours de parfaite immobilité devant l’édifice administratif, la présence de cette étrange créature finit par interpeller les médias locaux.

Un journaliste fut dépêché sur place afin d’interviewer l’usagère visiblement mécontente. Et lorsque cette dernière annonça une grève illimitée de la faim, les tabloïds se déchainèrent.

Régime mortel.

Une histoire à mourir de fin.

Un os dans l’assiette.

Le gouvernement prit en porte-à-faux.

Autant de titres ravageurs qui poussèrent rapidement les autorités à se saisir de ce dossier, bien mauvais pour leur communication minutieusement ciselée.

Faisant fi de la règlementation, un fonctionnaire de haut rang se retrouva arraché à ses congés bien mérités et envoyé sur place séance tenante. Et ce fut dans un bureau situé au troisième étage de l’établissement sans-âme, que la Mort put enfin prendre place.

- Je suis Personne Dimitri Mongeron, attaché principal d’administration au service du ministère du mieux-être, se présenta sobrement le maitre des lieux. Je vous serais gré de bien vouloir compléter les formulaires A236-CF et GD697/MIN/MIEUX/ADM/PAR du 14 sept…

- Je n’ai pas que ça à faire, bordel ! explosa la Faucheuse, les orbites saillants.

- C’est pourtant la procédure…

A deux doigts de planter la pointe de son arme entre les deux yeux de ce cerbère obtus, l’entité accepta cette ultime concession et signa les dits documents avec hargne.

Visiblement méprisant envers l’humeur de son interlocutrice, le haut fonctionnaire passa brièvement sa main manucurée dans sa tignasse brune, et débuta l’entretien.

- Je vous écoute…

- Voici un permis officiel validé par le député Duchemin en personne ! débuta l’éternelle, en agitant frénétiquement le sésame sous le nez de son tortionnaire du jour. Usant de mon droit légitime à donner la mort, j’ai accompli ma tâche sur la personne de Marcelle Dupeyrat, voilà une semaine !

- En effet, cet acte est bel et bien indiqué dans votre dossier personnel, indiqua le trentenaire, en parcourant de ses yeux perçants l’écran posté entre l’usagère et lui. Je ne vois aucune anomalie.

- Mais… Dans ce cas, pourquoi le nom de ma prochaine victime n’apparait pas dans mon grimoire ?! Dès que je tue quelqu’un, le suivant m’est aussitôt connu ! C’est ainsi depuis la nuit des temps !

Visiblement sceptique face à l’ire de l’entité, le dénommé Dimitri Mongeron haussa un sourcil de mauvais aloi en guise de réponse préliminaire.

- Selon le logiciel de gestion interministériel, Marcelle Dupeyrat est actuellement en liste d’attente pour l’obtention d’un caveau. Cela peut prendre entre six et dix-huit mois. En attendant, son âme restera dans le cloud, où elle participera à la formation préalable à l’au-delà dès que des places seront disponibles.

- Cela veut dire que… Ma prochaine victime ne me sera pas communiquée avant la fin de l’année…

- Oui, au minimum.

La Mort sentit le sol se dérober sous ses pieds d’os. Tué une personne par an, en moyenne. Voilà sa nouvelle destinée, décrétée par la folie des hommes. Et elle n’y pouvait strictement rien changer.

Certes, l’envie dévorante de trancher la tête de l’impudent méprisant qui trônait face à elle semblait la plus douce des tentations. Mais derrière lui, deux autres technocrates pointeraient le bout de leur nez. Et après eux, une légion de scribouillards patientait, pour noyer toute raison, toute logique, tout acte simple de la vie courante sous un flot tempétueux de normes et de « process ».

En un instant, l’éternelle saisit la vacuité de sa résistance face à l’hydre administrative. Et une seule option lui parut salutaire.

Il existait une issue connue de chaque Faucheuse, dès sa conception. Une fin pour celles qui finissaient mentalement épuisées par le lourd fardeau de leur mission millénaire.

L’esprit enfin en paix, l’ange noir leva sa paume de main vers ses lèvres tremblantes et y apposa un tendre baiser, sans pour autant quitter des yeux le visage inexpressif du haut-fonctionnaire.

Telle fut sa dernière image alors que les ténèbres emportaient sa conscience vers les rives calmes du néant affamé.

Une vive lumière tira la Mort de sa divine léthargie.

Profondément choquée, celle qui était certaine d’avoir vécue sa dernière heure releva un œil douloureux vers la cause de son inconfort.

Et un râle d’horreur s’échappa de son esprit quand elle réalisa la nature de sa situation incongrue.

- Chère usagère, soyez la bienvenue dans ce module de formation dispensé par le ministère du mieux-être et intitulé « Préparation préalable à l’au-delà ». En raison d’une anomalie dans votre trépas, vous devrez passer les épreuves prévues par la directive 547/MIN/MIEUX/CCAF/LOC du 23 juin 2046, avant de pouvoir être conduite vers l’oubli éternel.

- Une anomalie ? Comment ça une anomalie ?! Je me suis suicidée ! s’horrifia la défunte, réduite à l’état éthéré d’âme errante.

- Vous avez omis de déclarer vos intentions à l’administration, en remplissant le formulaire en ligne, poursuivit la voie sucrée venue de nulle part. Votre corps est actuellement conservé dans une morgue d’état, dans un box qui vous sera facturé 24 euros TTC, la journée. Il pourra être récupéré par vos éventuels héritiers pendant 360 jours ouvrés, avant d’être incinéré à vos frais.

- Mais je suis morte ! MORTE ! Laissez-moi partir !!!!

Un cri du cœur qui resta sans autre réponse que l’apparition d’un PowerPoint sur fond de nuage blanc.

Il existait une issue connue de chaque Faucheuse, dès sa conception. Une fin pour celles qui finissaient mentalement épuisées par le lourd fardeau de leur mission millénaire.

En se libérant lui-même de son immortalité, un ange noir savait qu’il pouvait diluer son essence dans le néant salvateur. Point de purgatoire ou de paradis nuageux en récompense de ses bons et loyaux sévices. Juste le rien. Le vide. Le repos éternel.

Mais au cœur du 21ème siècle, horrifiés par cette finalité échappant à toute structure digne de ce nom, des technocrates guidés par un simple principe de précaution décidèrent de donner vie aux mythiques limbes.

Leur devise ?

Si l’enfer est un possible, autant l’administrer pour le rendre moins effrayant que l’image que l’on pourrait en avoir.

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