Le monde d'après

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Aurélie

Alors que tout est à l'arrêt sous les restrictions de circulation et autres, je me sens revivre. Tous les matins je cours. Cinq kilomètres en restant dans un périmètre restreint. Je me sens bien, je me sens forte, je respire, je me défoule, je m'éloigne de mon passé, je vais vers mon avenir. Un point de côté. Je m'arrête. Je suis au milieu d'un bois. J'entends des craquements. Je regarde en l'air, dans les arbres, je cherche. Soudain des sangliers traversent le chemin juste devant moi. Ils sont quatre, deux fois plus gros qu'Hermès, le chien d'Aline, ils doivent donc faire quarante kilos chacun. À la queue leu-leu ils passent sans me regarder. Ils vont vers les étangs.

Le soir je promène Hermès, un accident de carrefour génétique, le vétérinaire s'étonne à chaque fois de sa santé pour son âge, le même que moi. Bon, il est un peu sourd et aveugle mais il tire comme un cheval de trait dans la promenade d'un soir. En fait je le laisse plonger dans l'Ouche, la petite rivière qui alimente le lac de la ville. Et si c'était une eau de jouvence ?

Dans la journée je m'occupe du bébé, je surveille Noël et je me concentre sur mes devoirs en ligne en attendant les créneaux de visioconférence du lycée. C'est tellement frustrant de ne pas pouvoir y aller... Autant le collège a été un cauchemar, autant le lycée est l'endroit de tous les possibles.

Et puis il y a les repas à préparer, la cuisine est toujours active, c'est le centre opérationnel de la maison. Je suis à la lettre les consignes d'Aline dans une chorégraphie culinaire, en évitant le chien qui est toujours à moins d'un mètre à suivre ce qui se passe, à sentir et à demander. Comment lui refuser ? À chaque fois, c'est peut-être sa dernière fois !

Et puis on parle. Chaque phrase d'Aline est un réconfort, un conseil, un encouragement ou un compliment. J'absorbe tout, c'est comme de l'oxygène sur mon âme qui étouffe. Au détour d'une recette, un souvenir s'échappe à la surface. Quand les larmes me viennent, tout s'arrête et elle me prend dans ses bras. Je crois qu'elle aussi est passée par là. On est là l'une pour l'autre, son mari a été obligé de se confiner à Strasbourg comme toute sa promotion car il n'y a pas de retard à prendre pour la formation des hauts fonctionnaires en ces temps troublés où il y aura un avant et un après, mais pas tout de suite. Je me sens aussi en formation. Avant d'apprendre, j'apprends à apprendre et ensuite je serai prête à le transmettre aussi, tout ce savoir que j'engrenge, ce savoir vivre, ce savoir aimer, ce savoir être, je sens que je vais faire ça toute ma vie pour oublier le reste. Et je passe les épreuves les unes après les autres jusqu'au diplôme final de l'existence, celle qui va me construire dans mon monde d'après où j'en serai la maîtresse pour laisser entrer ou laisser partir ceux qui le compose. Tout comme le petit garçon qui me regarde quand le soir je lui raconte une histoire avant de s'endormir.

Noël

Je regarde ses grand yeux bleus et sa bouche me raconter des choses. Je n'écoute pas vraiment, je me concentre sur sa façon de bouger, sur son parfum, sur son attitude quand elle s'arrête et regarde dans le vide, sur le bisou qu'elle va me faire avant d'éteindre la lumière avec ces mots plein de promesses :

  • Bonne nuit et à demain.

Aurélie

Car aujourd'hui il y a un hier et un demain. Et demain nous appartient.

Hermès

Ça y est, elle sort de la chambre de Noël, on va enfin pouvoir aller se promener.

Aurélie

Le vieux toutou. Il trépigne. Il dort toute la journée et là il déborde d'énergie. J'ai un nouveau parcours pour lui ce soir. On va se limiter à 3500 mètres plutôt que 5000 car le soir il rentre en boitant et il se mord les articulations de la patte. Mais ça va mieux depuis que je lui donne tous les matins une capsule d'Omacor 1000 mg. C'est une énorme capsule qu'il recrache souvent. Une fois, il l'a percé, ça sent le poisson, c'est une sorte d'huile étrange. Ça a même attaqué la peinture sur la plaque en métal sous le poêle à bois. Depuis, j'ai trouvé une astuce : j'ouvre une madeleine en deux et j'y enfonce la grosse capsule. Il avale tout rond. Des fois ça ne marche pas du premier coup, d'où le deuxième bout de madeleine, en secours ou en récompense d'avoir bien avalé le médicament.

En secours ou en récompense. Comme cette nouvelle vie qui s'offre à moi grâce à Aline. J'ai cette intuition qu'elle sera toujours là pour moi, que je serai toujours là pour elle, comme dans une vraie famille.

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