77 - Marwah

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La nuit je me réveille. On m’appelle. Ce n’est pas Aurélie. Ce n’est pas Gabrielle. Ce ne sont pas mes bébés. C’est quelqu’un d’autre, plus loin, une voix de femme. Ça recommence. J’entends des voix. Je redeviens folle. J’ai peur. Je me lève et je vais prier dans la petite chapelle en bois, tout le monde croit que c’est la cabane au fond du jardin mais pas pour moi. Il est 3 heures du matin, j’appelle Patrice, il répond à la troisième sonnerie. 33 minutes plus tard il est là, il me rejoint à la chapelle. Il me prend les mains, ferme les yeux. Les rouvre et sourit :

  • Tout va bien. C’est ta sœur, elle t’appelle.
  • Quoi ? Qui ? Maman a eu d’autres filles ?
  • Non, par contre, papa, oui, apparemment.
  • Elle me réveille la nuit. Un jour je lui ai répondu.
  • Que dit-elle ? Que demande-t-elle ?
  • Elle dit : je m’appelle Suzanne. Comment t’appelles-tu ?

Patrice me reprend les mains :

  • Elle est en route. Elle va venir te voir à ton travail demain matin.

Une grande blonde entre dans la cour. Elle regarde autour d’elle, elle cherche l’entrée. Je me précipite à l’accueil et j’attends derrière le comptoir. Elle entre, elle me voit, me sourit et s’approche. Quelle classe ! Elle est belle jusqu’à sa façon de bouger, de se déplacer. Elle a l’air forte, solide, mais elle est gracieuse aussi. Elle demande :

  • Marwah ?
  • Suzanne ?
  • Enchantée.

Et elle rit. Et je ris. Et nous rions.

À midi on va manger au restaurant sur la place du village. Je suis un peu gênée lorsqu’elle me prend les mains à table. On dirait un couple qui se regarde amoureusement. Elle me raconte son voyage, elle a un accent anglais ou allemand ? Je suis sous le charme. A chaque fois qu’elle me prend les mains, j’ai des informations en plus, sur son histoire, sur qui elle est, et vice versa. On fait connaissance. Mais j’ai du mal à comprendre. Je la vois elle avec l’évêque il y a très longtemps, plusieurs milliers d’années. Sa mère n’est plus avec eux depuis longtemps. Suzanne est le seul enfant de l’évêque. Il est très rare que sa descendance soit viable. Avec moi, c’était mal engagé, jusqu’à l’exorcisme. C’est ça qui l’intéresse. Elle pense que c’est ce qui lui faut peut-être pour ce qu’elle veut depuis toujours. Devenir maman. Elle ne peut pas avoir d’enfants, pour l’instant. Du coup elle doit savoir que Patrice existe, que le père Simon existe. Je retire mes mains. J’ai peur :

  • N’aie pas peur, ne t’inquiète pas, je ne leur veux aucun mal. Je veux juste retrouver mon père, notre père. Ça fait vraiment longtemps qu’il est parti, je veux savoir pourquoi. Il m’a laissé toute seule, tu comprends ?
  • Pas la peine de passer par Patrice ou le père Simon pour le retrouver. Normalement aujourd’hui il est chez ma mère.

Je sors mon smartphone et j’appelle sur le fixe, ça sonne, elle répond :

  • Allô maman ? Est-ce que je peux passer ce soir ? Il faudrait que Pierre reste dîner. Je viens avec quelqu’un qui voudrait le voir. Tu ne lui dit rien OK ? Non, laisse tomber, il va deviner je pense.
  • Tu rigoles ou quoi, tu me connais pas ma petite, moi aussi j’ai mes pouvoirs magiques pour lui cacher des trucs. Mais tu es sûre que ça va aller ? C’est qui ? On peut lui faire confiance ?
  • Oui maman, c’est la famille.

Suzanne me remercie. Je sens que je peux lui faire confiance. Elle demande :

  • Pierre ?
  • Pierre Bois, c’est son nom.
  • Ah, je comprends. Pour moi c’est plutôt Peter, Peter Holz ou Peter Wood.
  • En fait, tout le monde l’appelle l’évêque.
  • Ah ? der Bischof, d’accord.

Elle reste avec moi tout l’après midi. Je lui fais une carte de la médiathèque. Suzanne Coblenzer. Elle regarde les livres sur l’Égypte. Je me demande si elle a vécu à l’époque des pharaons. Je préviens Aurélie que je rentrerai tard, elle va s’occuper des enfants.

Le soir on arrive chez maman, il fait encore jour, c’est l’heure de l’apéritif. On est chaleureusement accueillies par maman :

« Bonjour toi, c’est Suzanne ? Moi c’est Aïcha. Viens, rentre, comme t’y es belle ! Hé faut manger hein t’es toute maigre. »

Suzanne rentre dans ce modeste appartement et s’avance sur la moquette, dans le salon Pierre se relève de son fauteuil, le journal à la main. En cuisine on entend la mama crier :

  • Je fais chauffer le couscous, asseyez-vous je vous apporte le mousseux.

Je rigole de la situation et je vais observer mon père et Suzanne. Ils se regardent, ils se jaugent. Elle réalise.

  • Tu ne te souviens pas de moi. C’est pour ça que tu n’es pas revenu.
  • Je suis désolé madame, en ce moment j’ai tendance à oublier pas mal de choses. » Elle lui prend les mains et elle comprend. Il n’est plus immortel.
  • Comment tu as fait pour devenir mortel ? Et pourquoi ?
  • J’ai retrouvé Aïcha. Je veux terminer avec elle. J’ai réussi à transférer mon pouvoir au père Simon.

J'entre dans la conversation :

  • C’est pour ça qu’il rajeunit ?
  • Ça va se stabiliser.
  • Et moi ?
  • Tu n’as pas remarqué ? Tu ne vieillis plus depuis tes 30 ans.
  • Et mes enfants ?
  • Pareil.

Papa s’adresse à Suzanne :

  • Vous pouvez me rappeler de quoi il s’agit ?
  • Je suis ta fille.
  • Désolé je ne me souviens plus, mais je me suis laissé des notes. Koblenz ?
  • Oui, maintenant c’est Suzanne, Coblenzer.
  • Comment tu m’as trouvé ?
  • Par Marwah, je l’ai senti dans l’Invisible. J’ai vu ton équipe faire. Je viens demander de l’aide. J’ai besoin d’une intervention.

On passe à table et on trinque au Crémant d’Alsace. Dans la bonne humeur, on passe au couscous. Ça faisait une éternité que Suzanne n’en avait pas mangé. Je lui touche la main, elle ne semble pas le remarquer. Elle est vraiment heureuse de l’avoir retrouvé à temps. Elle trouve très romantique de le voir dans ce cadre très modeste, juste pour être avec son Aïcha, ça doit le changer des fastes du Vatican mais il a l’air très heureux comme ça. Ils sont tellement tendres l’un envers l’autre, des regards, des petits gestes, des caresses, ils s’aiment très fort. Finalement Suzanne se trouve ridicule à tout prix devenir fertile et maman alors que le plus important c’est ça, c’est l’amour qu’elle a sous les yeux. Je retire ma main. Elle me regarde et demande :

  • Et toi, tu es heureuse ?
  • Ben, ça ne va pas fort avec le père Simon, je me suis installée à la ferme avec Aurélie et les enfants.
  • Tu as raison Marwah, profite. Et puis ton Padre sera toujours là. Moi j’ai dû changer une centaine de fois au moins, j’ai arrêté de compter. Je sens que c’est ici et maintenant que tout se joue pour moi. Devenir mère et mortelle, il n’y a qu’avec vous que je peux avoir accès à ces destins. Surtout que les hommes vont se faire rares.
  • En fait, l’équipe a déjà la solution, pour avoir des enfants, sans les hommes.
  • J’ai hâte de les rencontrer.

Café, loukoums et direction la ferme. Aurélie ouvre avec Simone dans les bras :

  • Aurélie, je te présente Suzanne, ma sœur.
  • Bonsoir Suzanne, bienvenue. Vous resterez dormir ? La chambre d’amies est prête.

Au dîner, l'alcool est au programme pour endormir les âmes. Et pas de café au dessert. La ferme s'endort. On sort dehors prendre l'air :

  • Je suis vraiment contente de vous avoir trouvées.
  • Et tu n'as pas encore rencontré les autres. On est tout un clan, une famille. Je sens que tu as ta place parmi nous.
  • Je sens que je suis arrivée au bout du chemin. J'ai retrouvé mon père et ma sœur. C'est la fin de l'histoire.
  • Tu en sais plus. Il y a autre chose.
  • Oui, à force d'avoir tout vécu, on ressent finalement comment les choses vont tourner. Il y a des indices partout. Des signes de la fin du monde. Et comme par hasard, papa décide de devenir mortel. Sur tout la planète le chaos va s'installer, des fléaux feront le reste. J'ai l'intime conviction que c'est le début de la fin. Mais ce n'est pas tout, il y a quelque chose encore derrière. Quelque chose qui me dépasse. Je n'ai pas les capacités pour ressentir exactement ce qu'il va advenir. C'est flou comme la vie après la mort.
  • Suzanne, la vie après la mort, ce n'est pas flou, c'est très net.
  • Alors c'est encore autre chose. Genre la vie, mais pas ici.
  • Une autre dimension ?
  • Oui, en quelque sorte, c'est ça.
  • Je crois qu'on a trop bu.
  • Ou pas assez.

Le ciel est dégagé. On regarde les étoiles. Un satellite passe. On ne parle pas. Personne n'entend les pensées de l'autre. Chacun voit les constellations à sa façon, en fonction de son histoire, comme un miroir du temps. Nous sommes égarées dans la galaxie. Après quelques minutes de silence, en repensant à tout ça, je réalise que l'absence de la Lune nous révèle la présence de bien plus qu'elle. C'est un principe qui s'applique à bien d'autres domaines.

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