Quatrevingt-treize

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Je m’appelle Natacha Müller épouse Moreau, je suis de la même génération que Aurélie et Greta, la cinquantaine. À 10 ans j’ai perdu ma sœur jumelle, Deborah. Méningite foudroyante. On jouait à la Wii, elle a eu mal à la tête, elle s’est endormie et elle est partie, elle m’a laissée toute seule alors que je ne l’avais jamais été. Je pense même qu’on était la même personne. Depuis, je suis à moitié morte. Je n’ai plus jamais joué à la console, aucun intérêt de jouer seule. Elle est toujours là, mon membre fantôme qui ne sait pas qu’elle est morte, elle veut jouer. Je ne suis plus la seule à la voir depuis que je vis avec des réceptifs. On a du mal à communiquer avec elle. Elle ne comprend pas ce qui se passe, ça la rend triste et elle pleure alors je pleure aussi et dans nos rêves on se serre dans les bras pour se rassurer.

Et puis j’ai appuyé sur cette seringue. Je dois vivre avec ça. Ni l’hypnose de Patrice ni les abrutis du CERN ne me convaincront que ce n’est pas ma faute. J’avais le libre arbitre. Tout n’est pas écrit. Tout comme le protocole de survie, je ne l’ai pas encore écrit, pas encore diffusé, avec ce même libre arbitre. Personne n’est encore prêt à le croire. J’ai semé ici et là des indices sur les serveurs scientifiques pour que l’idée et la trouvaille vienne d’une autre, le moment venu, quand elles seront au pied du mur et qu’elles réaliseront que c’est maintenant ou jamais. Je leur offre le libre arbitre à elles aussi. En attendant, la Nature a continué son ménage avec le virus qui tue les mâles restants. Sans Lisa je n’aurais pas produit le vaccin et on les aurait tous perdus. On attend le prochain défi.

En attendant je vais me détendre à la taverne du château. Aurélie me rejoint, elle a l’air grave : « J’ai eu confirmation. Frédérique n’a pas survécue. Je n’ai pas trouvé de trace de Dominique. » Je ferme les yeux et j’essaie de respirer doucement. Aurélie continue : « Leur fils est mort aussi. » Mon Dieu. « Déborah est allée se réfugier à l’hôtel du Chatelet, Noëlle est en train de revenir avec elle, regarde, on a le direct de l’hélico. » Je regarde le smartphone. Ça alors. Elle est aussi belle que ses parents. Elle a 15 ans, bientôt 16. La fille de Fred et Dom. Leur premier enfant. Dès qu’il a su que c’était une fille, Fred a insisté pour qu’elle porte le prénom de ma jumelle. Elle est installée à la place du copilote. Noëlle recrute, elle vient de perdre Gabriel qui a d’autres obligations et Gabrielle n’est plus en état.

L’Évolution 5-E atterrit près de son hangar. Déborah y reste en quarantaine. On va la voir. Lorsqu’on arrive à la vitrine de communication, elle est opaque. On prévient sur la console qu’on est là. Une caméra s’active pour nous regarder. On entend Lisa. « Une minute, je la prépare. » Thomas est venu voir, il discute avec sa belle-fille, Noëlle, qui vient de perdre son François, le maire. Je pense à Dominique, je pense qu’elle n’est plus parmi nous. Noëlle doit savoir. En tous cas rien sur les réseaux, aucun signe, aucun message. Je croise le regard de Noëlle, je dis doucement « Dom ? », elle lit sur mes lèvres et comprend, elle fait non de la tête. Clac. La vitre est transparente. Déborah se retourne, elle est en tenue blanche, des cheveux longs châtains et bouclés, un beau mélange. Lisa nous rejoint avec une pochette étanche qui contient des documents :

  • À l’hôtel du Chatelet, un dissident lui a remis ces documents.

Je regarde. Il y a le logo du CERN :

  • On est en audio ? Bonjour Déborah. Je suis Natacha, la pharmacienne.
  • Bonjour. Oui je sais. Mon père m’a parlé de vous.
  • Bien. Bienvenue au château. Tu es en sécurité ici. Tout va bien se passer.
  • Merci.
  • Comment as-tu eu ces documents ?
  • C’est le docteur Michaël qui me les a donnés. Lisa, vous vous rappelez de lui ?

Lisa réfléchit. Le CERN. Michaël était l’un des trois doctorants du « Male Out » quand ils ont perdu le boson de Higgs à la naissance d’Abigaëlle. Lisa est allée les rencontrer au CERN en revenant sur Terre, un de ses privilèges de spationaute. Elle voulait comprendre, se rendre compte, leur donner espoir. Elle demande :

  • Comment il va ?
  • Fièvre, toux. Le virus. Il savait que j’allais être évacuée ici. Que vous étiez là. Que vous pouviez faire quelque chose. Il a laissé un rapport écrit.

Lisa retourne au labo pour scanner tous les documents. Je m'approche de la vitre. Déborah aussi. On se regarde et je luis avoue :

  • Je suis heureuse de te connaître. On s'était déjà croisées il y a longtemps, tu étais toute petite, on ne s'est pas parlé. Je vais revenir te voir vite et on va parler, d'accord ?

Parce que je sens qu'il se passe quelque chose en moi. Comme un brouillard qui se dissippe. Et je me sens plus légère. J'ai fait comme un transfert de poids. Quelque chose d'important vient de se produire. On va en salle de crise et on les lit sur les écrans. L’intelligence artificielle a déjà souligné tous les points importants. On appelle le Chatelet :

  • Bonjour ici Castle 2. Natacha et Lisa.
  • Salut les filles, c’est moi. Je suis d’astreinte aujourd’hui. Qu’est ce qui se passe ?
  • Bonjour Clem. On voudrait parler au docteur Michaël.
  • Je suis désolée, il est dans le coma à l’infirmerie. Je ne pense pas qu’on arrive à le réveiller.
  • OK, sinon du côté du nord ?
  • Greta a appelé. Elle signale une activité suspecte au CERN. Elle a parlé au docteur Michaël avant qu’il ne perde connaissance.
  • Très bien, merci, on va lui rendre compte.
  • OK, ciao les filles, à la prochaine, bisous.
  • Bisous.

Je me tourne vers Lisa qui termine de lire les documents :

  • Alors ?
  • C’est les titulaires de l’époque. Ils ont beaucoup travaillé. Compris plein de choses. Des fanatiques de la 6E.E.M. la sixième extinction de masse. Ils s’en croient les auteurs, ils veulent continuer. Ça parle d’un 93ème lancement, protocole A. Après l’extinction du genre mâle, l’extinction de l’amour. Après c’est les vieux, etc. Greta se doutait déjà pour les vieux. Elle est drôlement bien renseignée. Mais on n’y est pas encore. Là c’est le protocole A qui est d’actualité.
  • Bon. C’est plus de mon ressort. Aline, Aurélie et Patrice vont prendre le relais.
  • Greta ne voudra jamais traiter avec eux.
  • Ah oui. Pauline et Valentin.

Ça en fait du monde en salle de crise. Tous les écrans sont allumés, il y a plusieurs communications ouvertes en même temps. Patrice dirige. Greta est en ligne. Clémentine du Chatelet aussi.

Patrice : J’ai la tour F active. En 15 minutes, un missile MBDA peut aller frapper une partie de l’anneau, celle la plus fragile, au sud. Mais on perd l’installation.

Greta : J’ai une équipe pas loin. On peut faire exploser une bombe à neutrons au milieu de l’anneau. Ils seraient neutralisés mais il y a peut-être un système automatique programmé.

Aurélie lève le bras pour proposer autre chose : J’ai une équipe qui peut prendre le contrôle du CERN, le mettre en panne, le couper etc. Des hackers. Ils sont dans l’abri à la ferme près de Dijon.

Patrice réfléchit. Il se tourne vers Aline qui reste silencieuse et pensive. C’est à elle, la mater familias, de décider. Elle s’apprête à prendre la parole.

Aline : Les trois. Coordonnez-vous, code rouge. Restez tous en ligne. Aurélie, est-ce que tes hackers peuvent nous ouvrir une com avec eux ?

Aurélie : Je les appelle.

Une minute plus tard ils étaient à l’écran avec les caméras de la salle de contrôle du CERN. Ils sont quatre. Il y en a un qui tousse, on a même le son. Un téléphone sonne dans leur salle. C’est Patrice qui va prendre la parole. L’un d’entre eux s’approche du téléphone, le regarde et décroche :

  • Allô ?
  • Passez-moi le chef.

On l’entend appeler un professeur. C’est celui qui tousse. Il vient et prend le combiné :

  • Ici le professeur Krammer, à qui ai-je l’honneur ?

Lisa lève le bras. Patrice la laisse parler :

  • Docteur Lisa Marie, la spationaute, vous vous souvenez ?
  • Oui ?
  • Le docteur Michael nous a mis au courant.
  • Nous ?
  • Je suis au centre de crise Nord Ouest de la France. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faites ?
  • Je poursuis la phase. La sixième extinction de masse.
  • Celle que la nature a décidée ?
  • Le super volcan, oui. Le virus, peut-être. Mais le reste ?
  • Pourquoi ?
  • Parce que l’humanité est un cancer pour cette planète. Il faut l’éradiquer. Elle n’a rien à faire là. Elle n’est pas endogène. On nous fait croire qu’on descend des australopithèques. Or, il n’y a aucune trace entre leur extinction et notre apparition, un trou de 3 millions d’années. De plus, nous sommes le seul animal sur Terre qui nait prématuré, sans savoir inné, sans acquis. Et on est mal réglé, on ne sait pas s’arrêter d’apprendre. Voilà où ça nous a mené.
  • On ne va pas vous laisser faire.
  • Je peux accélérer la procédure pour faire le lancement dans une heure.
  • Je vous passe le chef ops.
  • Ici le chef ops N.O. France, je vous informe que je lance un missile sur le segment sud de votre anneau. 3, 2, 1, allumage, c’est parti. La coalition Nord est en ligne. Greta, où en êtes vous ?
  • Idem. Fifty minutes to secure my group before neutronal explosion.
  • Aurélie ?
  • On vous coupe le courant dans 3, 2, 1; extinction. » Plus de lumière dans le CERN. Un groupe prend le relais. Il s’éteint aussi. Les hackers le contrôlent également. Patrice reprend la parole : « Adieu professeur Krammer. » Et il coupe la liaison. Tout le monde attend. 5 minutes plus tard, Greta annonce : «
  • Le CERN est sécurisé. Les 4 cibles sont neutralisées.
  • Neutronisées, déjà ?
  • Non, explosion neutron annulée. Avec la coupure de courant, toutes les portes se sont ouvertes. Ils ont pu sortir pour s’enfuir avec un véhicule.
  • Et ? Ensuite ?
  • Le véhicule avait été piégé par mon équipe. Boum.
  • OK, je désactive le missile. Aurélie ? Quoi ?
  • Pas la peine, mes hackers l’ont déjà mis au fond de la Loire.
  • Bon. Mission terminée, félicitations à tous.

Aline applaudit. On l’imite. Greta raccroche. Aurélie déconnecte de la ferme. L’hôtel du Chatelet raccroche. Je sors de la salle de crise pour aller discuter avec Déborah. Parce que je sens qu'elle a besoin de moi, elle vient de perdre son père et son petit frère. Parce que je sens que j'ai besoin d'elle, je n'ai jamais eu de fille et je la veux mienne. J'arrive au hangar, je tape le code pour entrer, j'arrive au sas, je passe mon badge pour y accéder, je me déshabille pour m'équiper comme elle, en tenue blanche, j'ai un peu froid. J'entre et je ne la vois pas. J'appelle : " Déborah ? C'est moi, Natacha." Elle surgit de derrière son lit, elle était assise contre le mur, recroquevillée, en pleurs. Je lui ouvre mes bras, elle court se réfugier en moi. Je la serre fort :

  • Que s'est-il passé avec ta maman ?
  • Elle est partie, elle a emporté les corps, elle voulait les ramener à la maison. On avait un endroit pour ça là-bas. Je ne sais pas si elle y est arrivée. Noëlle n'a pas retrouvé sa trace.
  • C'est toujours à Aiserey ?
  • Oui.
  • Viens, on va appeler sur le réseau parallèle. Normalement il y a une lumière rouge qui clignote dans chaque pièce. Si elle est là-bas elle répondra. Je vais demander à Aurélie pour aller voir sur place, elle a une équipe pas loin. Ça va aller, on va la retrouver.
  • Merci Natacha.
  • Je reste avec toi jusqu'à la fin de la quarantaine, d'accord ?
  • D'accord.

On s'installe dans le canapé devant la console. Je prends la tablette tactile pour accéder au réseau. Je retrouve la connexion. Elle est encore identifiée sous le nom de Lisa Marie, Alexeï et Lambert. Ils avaient habité là aussi. J'active la demande et je programme le retour audio en cas de réponse. Elle se blottit contre moi, on attend une minute, je repose la tablette et je la prends dans mes bras :

  • On a plus qu'à attendre. Ne t'inquiète pas, elle va y arriver. Elle a été formée et entraînée à la ferme. Tu te rappelles de la ferme ? Un endroit avec plein d'animaux, il y avait d'autres enfants avec qui tu as joué une fois, en été. On a encore du monde là-bas. Ils vont aller voir.

Maintenant j'en suis sûr. Elle est partie. Je ne sens plus ma jumelle. C'était aussi simple que ça. Merci Fred, il avait tellement insisté, peut-être qu'il savait ce qu'il faisait ou que ce n'était juste que son instinct mais il avait compris que j'avais besoin de cette conjuration. Je me demande à quel point ça va transformer ma vie. Pour l'instant j'ai juste cette force plus que maternelle qui m'attire et qui me lie à Déborah. Elle ne sera plus seule. Je prend le relais. Je lui prends la main, elle pose sa tête sur mon épaule, je sens sa chaleur, je sens son odeur, je la sens vivante à côté de moi, mon émotion me submerge et je retiens mes larmes.

Phœbe Sœur Adélaïde ne retient pas les siennes, assise dans la chapelle au premier rang devant la croix recouverte d'un drap violet. Patrice arrive calmement et s'assoit à côté d'elle.

  • Pourquoi tu pleures ?
  • Je préférais la chapelle de Castle 1. Il y avait vue sur la mer.
  • Sérieusement ?
  • J'ai perdu le bébé. Lisa m'a diagnostiqué positive à un virus de l'EM6 qui vient d'Angleterre. Elle m'a vacciné. Tout devrait rentrer dans l'ordre. Mais quand même, ça me bouleverse.

Patrice la prend par l'épaule et l'embrasse sur le front. Elle se blottit contre lui et laisse son émotion sortir, soulagée de pouvoir être consolée, par son homme, par son Pasteur, par Dieu. Elle peut compter sur eux, ils seront toujours là. Et elle se souvient de ce moment sur la colline derrière la chapelle de Castle 1 où à l'abri des regards et dans le vent du large elle était assise à côté de lui, ils regardaient la mer, il lui a cueilli une pâquerette pour lui accrocher à l'oreille avant de l'embrasser sur la bouche, elle a su à ce moment là qu'il était à elle pour la vie et elle a souri de bonheur.

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