Chapitre 8 - Felix

5 minutes de lecture

8 février – 21 heures 47

Tokyo

Suhua est médusée par le quartier Shinjuku de nuit. Elle observe les gratte-ciels, la foule, les yeux écarquillés. Elle tire sur ma manche toutes les deux minutes pour me demander de traduire un truc, de la prendre en photo.

Je ne peux pas lui en vouloir, j’étais aussi impressionné la première fois que je suis venu. J’ouvre mon portable pour chercher si le restaurant de sushis où j’adore aller est ouvert, et je tombe sur la photo de Suhua. Je souris et ouvre Google, avant de taper rapidement le nom du restaurant.

Malheureusement, il a fermé. Je cherche donc ce qu’il y a aux alentours.

Pas loin se trouve le Uogashi Nihon-Ichi, un classique du sushi. On y mange debout, c’est rapide, bon. C’est parfait pour manger sans trop perdre de temps.

Je pense donc aussi à Sushizanmai. C’est ouvert jusqu’à vingt-trois heures, et l’ambiance est plus animée. Les chefs crient les commandes, les poissons sont énormes et les sushis sont à tomber.

Je continue de faire défiler les propositions de Google Maps.

Je vois Sushi Restaurant Fujiyama Tokyo Shinjuku East. Celui-là, je l’ai découvert par hasard la dernière fois, avec Karina. C’est plus calme, plus raffiné et leurs créations sont originales.

Je lève les yeux vers Suhua, cherchant ce qui pourrait lui plaire. Elle a troqué le kimono pour des chaussettes blanches fines qui remontent à mi-cuisse, une jupe courte noire plissée, un pull coréen casual à losanges noirs et blancs, avec une fine chemise presque transparente en dessous. À ses pieds, elle porte des ballerines noires vernies et elle a posé un béret noir de travers sur sa tête, avec sa frange qui retombe sur ses sourcils et ses cheveux qui cascadent dans son dos.

Elle tourne la tête vers moi et je fixe ses yeux en amande, à la prunelle brune.

- J’ai trouvé où manger, lui dis-je. C’est un peu bruyant, mais le décor est sympa. Tu pourras faire des photos.

- Cool !

Elle commence à avancer en sautillant.

- Comment on dit « cool », en japonais ?

Je réfléchis quelques instants.

- Il y a plusieurs façons de le dire. Mais pour dire « cool », dans le sens « incroyable », on peut dire すごい, ça se prononce « sugoi ». Pour dire qu’une personne est cool, stylée, on peut dire かっこいい, qui se prononce « kakkoii ».

Suhua hoche la tête.

- Il y a d’autres façons de le dire, évidemment. Le mot « cool » est anglais donc je n’ai pas besoin de te le traduire, n’est-ce pas ?

- Ouais.

On finit par arriver devant le Sushizanmai. L’odeur du poisson frit se mêle à celle du riz vinaigré. Des voix s’élèvent depuis l’intérieur.

Nous entrons et un serveur passe nous chercher. Suhua s’installe sur la banquette en cuir marron, tandis que je m’assois sur la chaise en bois.

- Tu me recommandes quoi ? demande-t-elle.

Je lève les yeux vers le panneau au-dessus du comptoir, où les noms de sushis sont écrits en kanji, avec quelques photos à côté.

- Si tu veux commencer simplement, prends un maguro – thon rouge. C’est classique, mais ici, c’est trop bon.

- Ok.

- Ensuite, le toro, la partie grasse du thon. Plus cher, mais c’est pas important.

- Cool. Nan, attends… すごい ?

Je souris et opine du chef.

- Et si tu veux tester un truc un peu plus original, il y a le uni, des œufs d’oursin. C’est iodé, très japonais. La première fois, t’as l’impression de boire l’eau de la mer, mais c’est très bon.

- Tu veux que je mange des œufs d’oursin ?

- C’est une expérience. Tu peux dire que tu l’as fait.

- Tu veux que je souffre, en fait.

Je ris doucement. Elle regarde le menu avec une moue concentrée, puis pointe du doigt une photo de sushi au saumon avec une fine tranche de citron dessus.

- Et ça ?

- Sake, saumon.

- Parfait. Je prends maguro, toro et sake. Et je te laisse l’oursin.

Je souris à nouveau.

Suhua passe commande avec mon aide, en répétant les mots avec un accent japonais hésitant mais adorable. Elle prononce le nom des sushis comme si elle lançait des sorts, et c’est tellement amusant que je finis par rire alors que le chef prend note.

- Tu passes ton temps à te moquer de moi alors que j’apprends, bougonne-t-elle.

- Excuse-moi, mais… Tu es drôle. C’est un compliment.

Suhua place sa main devant ses lèvres roses et brillantes entrouvertes.

- Wow, Felix… Tu sais faire des compliments à d’autres personnes que toi.

- Seulement à toi, Suhua Liu, réponds-je avec un sourire mutin.

Elle souffle bruyamment, exaspérée, et se laisse tomber dans le fond de la banquette, les bras croisés.

Un serveur vient poser notre commande et Suhua fixe les sushis sur le plateau de bois. Elle prend son téléphone et le déverrouille. Je vois d’ici l’hilarante photo de moi qu’elle a mis en fond d’écran.

Suhua photographie chaque sushi comme si c’était une œuvre d’art. Elle repose son portable sur la table et attrape un sushi aux oursins, apparemment décidée à le goûter. Puis, elle me regarde, sérieuse.

- Si je meurs à cause de l’oursin, tu hérites de mes ballerines.

- Facile, c’est moi qui les ai payées, rappelé-je en portant un sushi au saumon à mes lèvres.

Suhua croque dans le uni et grimace. Je vois dans ses yeux qu’elle se retient de recracher le sushi.

- Tu ne m’avais pas dit que j’aurais l’impression d’avaler un pot de sel entier, se plaint-elle après avoir avalé.

- Je t’ai dit que c’était similaire à boire l’eau de la mer.

- Je l’ai déjà bue quand j’étais petite, et ça allait. J’ai l’impression de manger de l’encornet en pire, là.

Je lève les yeux.

- Tu as déjà goûté de l’encornet ?

- Oui. C’est…

Suhua plisse le nez avec dégoût. Je souris et finis son sushi aux oursins.

- Alors qu’est-ce que tu aimes, Suhua ? C’est quoi ton plat préféré ?

- Les jiaozi. Ce sont des petits raviolis bouillis, poêlés ou à la vapeur. C’est un classique de Taïwan. Et j’aime beaucoup la fondue chinoise.

J’acquiesce.

- Je ne connais pas de resto taïwanais ici, mais je pourrais chercher, si tu veux.

- T’embête pas. Je veux découvrir la cuisine japonaise dans son ensemble, pas juste les sushis et les ramens.

- D’accord. Tu es déjà allée à Taipei ?

- Non. La capitale taïwanaise n’attire pas du tout ma mère. Elle m’a emmené visiter Taïnan, en revanche. C’est à l’opposé, dans le sud.

- Ah, ok. C’était bien ?

Suhua sourit et ses yeux en amande pétillent.

- J’adore. C’est magnifique. Les temples traditionnels sont super beaux.

- La prochaine fois que tu t’enfuiras, tu y iras.

- Je ne sais pas si je vais m’enfuir à nouveau. Mais bon, j’ai un an pour y réfléchir.

- En effet.

Je baisse les yeux puis les remonte vers Suhua.

- Pourquoi ta mère t’a virée de son resto, Suhua Liu ?

La jeune femme croise mon regard et hésite. Je ne lui en voudrais pas si elle ne me racontait pas. Je ne lui ai pas dit pourquoi je ne parle plus à mon père.

- On en parlera plus tard, me souffle-t-elle.

- Pas de problème.

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