Chapitre 24 - Felix
1er avril – 13 heures 48
Oshino Hakkai
Je passe mon bras par-dessus la table et pose ma main sur celle de Suhua.
- Je suis sûr que ta mère n’avait pas de préféré, Suhua.
- Si. Et c’était clairement pas moi.
Elle me fait tellement de peine. Je ne peux pas imaginer que sa mère préfère son frère. Je ne le connais pas, mais Suhua est une personne incroyable et je ne peux pas croire qu’il existe quelqu’un de mieux qu’elle.
Peut-être que mon avis n’est pas objectif parce que je suis amoureux de Suhua. Mais même avant d’éprouver des sentiments pour elle, je l’appréciais.
- Ta mère t’aime. Très fort. Si elle ne t’aimait pas, si elle ne tenait pas à toi… Elle ne te spammerait pas de messages pour que tu rentres en France.
Suhua baisse les yeux et retourne sa main pour serrer mes doigts. Mon cœur s’accélère.
- Merci, Felix.
Je serre ses doigts en retour puis retire ma main. Je ne veux pas la brusquer, pas la forcer. Elle n’est pas amoureuse de moi, et ça ne sert à rien de me comporter comme si je ne le savais pas.
Je suis content d’avoir découvert un petit bout de son passé. Je ne sais pas tout. Mais ça va venir progressivement.
Je croise le regard triste de Suhua et j’attrape mes baguettes. Je les plonge dans le riz trop vinaigré et mange plusieurs grains.
- Tu sais… ça ne sert à rien de te forcer, Felix.
- Je ne me force pas.
Je finis mon assiette rapidement, jusqu’au dernier grain de riz.
- J’avais faim.
- Signe lunaire taureau.
Au lieu de faire semblant de me vexer, je lui souris.
* * *
Le lendemain, nous partons pour les huit lacs. Nous allons commencer par le lac Deguchi, à l’entrée du village. C’est un petit bassin naturel entouré de sentiers en pierre et de végétations basses. L’eau est d’une clarté incroyable, alimentée par la fonte des glaces du mont Fuji.
Suhua, vêtue d’un court short blanc laissant voir ses longues jambes fines, d’un débardeur et d’un gilet qui lui arrive sous les fesses, photographie les poissons koï qui nagent lentement dans le lac.
- Felix ! C’est quoi, cette fleur ?
Elle désigne une plante aux fleurs violettes. Je hausse un sourcil.
- Je suis pas botaniste, hein.
Suhua lève les yeux au ciel. Elle prend en photo la plante et demande à Google Lens.
- Ah, on appelle ça une salicaire. Apparemment ça se mange.
Elle fixe avec concentration la plante.
- Viens, on goûte.
- T’es folle ? À tout moment, y a un chien ou un chat qui a fait pipi dessus.
- C’est la nature.
- C’est dégoûtant.
- Allez ! insiste-t-elle. En échange, je fais ce que tu veux.
- Non, c’est bon, t’inquiète pas. En revanche… Tu goûtes en première. Si tu meurs, je te promets que je te pleurerais.
Suhua souffle bruyamment et arrache la plante. Sous mes yeux sceptiques, elle met en bouche un des pétales. Elle tire une tête bizarre avant de hocher la tête.
- C’est… sucré.
- Donne.
Elle me tend la plante et j’arrache un pétale que je mange. Elle a raison, il y a un petit goût sucré.
- Si ça se trouve, le goût sucré c’est le pipi du chat, ris-je.
- N’importe quoi.
- Comment ça, « n’importe quoi » ? Qu’est-ce que t’en sais, hein ?
- Rien, mais… Le pipi c’est pas sucré, si ? Attends, je cherche.
Suhua commence à taper sur son téléphone avant de lever les yeux vers moi.
- Cette conversation est trop bizarre.
Je ris et elle se joint à moi.
- Non, mais plus sérieusement… ça me rappelle quand je mangeais les herbes du jardin de mes grands-parents, avec Suhui. Eux, par contre, ils avaient un chien. Rien ne me dit que j’ai pas mangé des herbes au pipi de chien.
- J’ai pas envie de savoir, réponds-je en plissant le nez.
Après cette conversation plus qu’étrange, nous nous rendons au deuxième lac, l’étang Okama. Il est censé avoir une forme de chaudron. J’explique d’ailleurs à Suhua que « okama » signifie « chaudron » en japonais. Il est situé près du centre du village, et il ressemble beaucoup à celui d’avant.
Suhua prend quelques photos, mais nous ne nous y attardons pas trop. Je m’enfuis en courant quand mon amie repère une salicaire par terre et l’arrache pour la secouer sous mon nez en me proposant de la manger.
Je m’arrête près d’un arbre, essoufflé.
- Tu vas finir par me faire manger un truc toxique.
Suhua rit avant de me demander où se trouve le prochain lac. Nous rejoignons donc l’étang Sokonashi, dont le nom signifie « sans fond ». Le bassin est profond et circulaire, ce qui lui donne un aspect sombre malgré l’eau cristalline.
- Et il y a pleins de légendes sur ce lac, finis-je.
- T’en connais ?
- J’en connais pas de vraies, mais Karina en avait inventée une quand elle avait treize ans. C’était une grande fan de romance…
- Tu t’en souviens ?
- Ouais, elle me la racontait chaque fois qu’on venait ici.
Suhua s’assoit près de la rive, retire ses chaussures et met ses pieds dans l’eau.
- Raconte.
Je viens me poser près d’elle, une jambe tendue, l’autre repliée, mon coude droit sur mon genou, mon menton dans ma main.
- Je ne sais pas raconter des histoires.
- Fais-le quand même.
- Ok, ok.
Je réfléchis un peu.
- Il y a trèèèès longtemps, dans le village d’Oshino Hakkai, vivait une jeune femme du nom de Aki, fille d’un potier. Chaque jour, elle venait au lac Sokonashi pour y puiser de l’eau, réputée pour sa pureté. Un jour, elle croisa un jeune homme très beau nommé Ren, vêtu d’un kimono bleu nuit, qui semblait surgir du brouillard matinal.
Je jette un regard à Suhua. Ses yeux sont perdus sur le lac, elle m’écoute avec attention.
- Ren venait chaque matin au lac, mais ne parlait pas. Aki, intriguée, commença à lui adresser la parole. Peu à peu, il répondit mais ne parlait jamais de son passé. Ils tombèrent amoureux, se retrouvant chaque jour au bord du lac. Un soir, Ren lui avoua qu’il n’était pas un homme ordinaire, mais l’esprit du lac Sokonashi, né de l’eau et du silence, condamné à disparaître si jamais il quittait les rives. Ren lui dit « Mon cœur est sans fond, comme ce lac. Si tu m’aimes, ton amour me gardera vivant ». Alors Aki revint tous les jours, même sous la pluie et les tempêtes.
- Tu sais ce que ça me rappelle, le « ton amour me gardera vivant » ?
Je secoue la tête.
- « Tu m’as donné la force de vivre ». Le Château dans le ciel. La citation est dans le cahier.
- C’est écrit en japonais. Tu sais le lire ?
- Non. Mais je connais les caractères par cœur, parce que c’est ma citation préférée.
- 君は僕に生きる力をくれた. Ça se prononce « kimi wa boku ni ikiru chikara o kureta », répété-je lentement.
Suhua me sourit.
- Je vais essayer de me mettre vraiment au japonais. Comme ça je pourrais regarder Le Château dans le ciel sans les sous-titres. Tu m’aideras à apprendre ?
- Ben, évidemment. Tu comptais apprendre avec qui ?
- Trouver des cours en ligne.
Je secoue la tête.
- Avec moi, ce sera mieux. Parce que c’est moi, déjà. Et ensuite parce que c’est gratuit.
- Je valide pas le premier argument.
- Pardon ?
Elle me sourit avant de se lever et de remettre ses chaussures pour partir.

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