Chapitre 28 - Felix
3 avril – 1 heure 47
Oshino Hakkai
Je n’arrive pas à dormir. La phrase de Suhua tourne en boucle dans ma tête. Elle ne m’a pas dit « je t’aime », elle n’a pas dit qu’elle était en crush sur moi. Mais elle a dit qu’elle avait peur de tomber amoureuse. Ça signifie qu’elle éprouve quelque chose malgré elle.
Je stresse, aussi. Est-ce qu’elle va vraiment partir pour la France ? Je ne peux pas la laisser s’en aller. Pas alors qu’elle commence à me voir plus que comme un ami.
Si elle ne m’avait pas dit « oublie », je crois que je lui aurais dit que je l’aimais.
Mon cœur bat à un rythme effréné dans ma poitrine. Je n’arrête pas de me dire que la fille dont je suis amoureux m’aime aussi, et en même temps j’ai trop peur de me faire des faux espoirs.
* * *
Je me réveille à huit heures. Suhua dort encore et je choisis de ne pas la réveiller. Je quitte la chambre et croise Karina qui mange du riz en regardant son portable.
- Coucou, Felix. J’ai contacté les avocats, ils s’occupent de l’affaire.
Elle lève les yeux vers moi.
- Quelque chose ne va pas, affirme-t-elle en japonais. Tu as l’air… préoccupé.
Je lui raconte ce que Suhua m’a confié hier soir. Karina semble à deux doigts de sauter de joie.
- Mais… Tu te rends compte ? La crush de mon otōto l’aime aussi !
- Oneechan, elle veut partir.
- C’est simple : dis-lui « je t’aime ». Comme ça, peut-être qu’elle restera avec toi.
Je secoue la tête. Je ne suis pas prêt à lui dire maintenant. Karina s’apprête à ajouter quelque chose, mais Suhua apparaît dans la pièce, ses longs cheveux bruns en bataille. Sa frange a poussé et lui arrive maintenant au menton, ce qui lui fait une frange rideau quand elle s’attache les cheveux. Le t-shirt que je lui ai prêté est de travers, révélant son épaule droite. Le vêtement épouse ses courbes et je devine le dessin de sa poitrine en-dessous.
- Coucou…
Elle s’assoit et attrape son portable. J’hésite avant de me dire que je n’ai aucune raison d’être gêné puisque c’est elle qui a sous-entendu qu’elle m’appréciait un peu trop.
- Salut, dis-je en m’asseyant près d’elle. Alors, tu… tu comptes partir ?
- Je… J’ai beaucoup réfléchi hier. Et… Suhui m’a envoyé un message pour me dire que ma mère s’est envolée pour Taipei. Elle pense que j’ai rejoint mon père… Alors je pense que je peux rester avec vous.
Je souris.
- C’est cool, si tu restes, ça sert à quelque chose que j’ai réfléchi à la façon de t’apprendre le japonais.
C’est ça, cache tes sentiments derrière des cours de langue, pensé-je ironiquement. En mode, « je t’aime mais je vais te parler de grammaire ».
Suhua me sourit et se lève pour aller se chercher de quoi prendre le petit-déjeuner. Karina, qui observait tout, croise les bras.
- Felix, tu ne sais pas combien de temps elle va rester. Là elle est revenue sur sa décision, tant mieux. Mais magne-toi, annonce ma sœur en japonais.
- Roh, c’est bon, grommelé-je.
* * *
Suhua et moi sommes assis à table. Il pleut dehors, alors nous ne sommes pas partis nous promener. Karina est allée faire une sieste dans sa chambre et m’a glissé de lui apprendre « aishiteru* ». Je lui ai répondu d’aller se faire voir.
Mon amie déchiffre les dix premiers caractères que j’ai décidé de lui apprendre.
- Eh, Felix. Comment on dit le truc en forme de trois ?
- Le truc en forme de trois… ?
- Ce truc-là.
Suhua me montre le « る ».
- Ah, ok ! Ça se dit « ru », genre le « r » est plus doux, c’est plus un « l ».
- Genre y a quoi comme mot avec ?
- Euh, y a くる, « venir », たべる, « manger »…愛してる**…
- Ah, ok.
- Tu sais ce que ça veut dire, « Aishiteru » ? demandé-je, incrédule.
Suhua hoche la tête.
- Ben, c’est un des premiers trucs qu’on apprend à dire.
- Ouais, peut-être.
Heureusement que j’ai pas écouté Karina. Sinon…
- Mais j’y pense. Tu parles coréen aussi.
- Euh, un peu. Je suis pas un expert, quoi.
- Dis un truc.
Je réfléchis.
- 난 네가 걱정돼. 사랑해***.
- Et ça veut dire… ?
- J’en sais rien, j’ai balancé des syllabes au hasard pour faire genre. Je t’ai dit que je parlais un peu. J’ai que les bases, en mode « bonjour »…
- Moui.
Suhua me fixe, suspicieuse, puis se reconcentre sur les hiraganas. Mon téléphone vibre. C’est un message de Karina, qui me dit « tu es désespérant ». Je me retiens de rire. Elle est vraiment en train d’écouter nos conversations. Je reçois un deuxième message.
Karina : Si tu ne le fais pas avant la fin du mois, je lui dis à ta place.
Je panique, parce que je sais qu’elle est capable de débarquer avec un PowerPoint intitulé « Pourquoi mon frère est amoureux de toi ». Mais je pense qu’elle a suffisamment de respect et que c’est juste une menace.
* * *
Le lendemain, nous allons au musée Hannoki Bayashi Shiryokan. Karina ne nous a pas accompagnés parce qu’elle m’a dit « DIS LUI SUR LA PLATEFORME FACE AU MONT FUJI ». Elle me met la pression, et j’avoue que ça ne m’aide pas.
Je paye l’entrée du musée en plein air. Nous visitons la ferme traditionnelle, qui expose divers outils agricoles. Suhua prend plusieurs photos et je lui indique qu’on pourra aller sur une plateforme d’observation qui fait face au mont Fuji.
- Au fait, l’article a été supprimé ?
- Je ne sais pas, Karina ne m’a rien dit. Enfin, si, les avocats travaillent dessus. Pourquoi ? Tu as reçu des messages sur Instagram ? Passe-moi ton téléphone, je vais remettre les gens à leur place.
Suhua rit.
- Non, c’est pas ça. J’ai juste eu des commentaires de gens qui disaient qu’ils voulaient des photos « avec mon mec » et ce genre de choses.
Je hoche la tête.
- Ton « mec » n’a encore pris aucune photo avec toi, donc bon.
- Si. J’en ai une dans mon portable.
Suhua me montre la photo qu’elle a prise à Akihabara, dans nos cosplays.
- T’as vraiment gardé cette photo ? J’ai aucun charisme dessus.
Elle zoome sur ma tête, et ma tenue. Elle m’avait forcé à porter le cosplay de Tamaki Suoh.
- Mais si, ça te va bien. C’est toi, mais version manga.
- Il manque une petite marque de luxe ici, dis-je en riant.
- Si tu préfères, j’ai encore celle d’Asakusa.
Suhua fouille dans sa galerie et me montre le cliché flou.
- Supprime ça.
- Mais non, t’es beau comme un camion dessus.
- Un camion, c’est dégueulasse.
- Non, mais c’est une expression, Felix.
Elle clique sur le bouton retour, affichant son fond d’écran, qui n’est plus la photo d’Asakusa mais un cliché de moi, à l’aquarium. Je ne savais même pas qu’elle avait pris cette photo.
Je ne relève pas. Suhua met en veille son portable et le glisse dans sa poche pour reprendre la visite du musée.
On arrive devant la plateforme, et je lui demande si elle veut que je la prenne en photo. Elle fait plusieurs poses, elle retire son gilet sur une des photos, attache ses cheveux sur une autre. Elle me demande de la prendre en photo pendant qu’elle les attache alors qu’elle a un élastique dans la bouche.
- Tu te prends pour les filles sur Pinterest ? demandé-je en riant.
- Alors… Un, c’est un style de photos qui marche. Deux, tu regardes des filles sur Pinterest ?
- Non. Mais si tu te mets à poster sur Pinterest… Je vais peut-être commencer, réponds-je avec un sourire taquin.
- Eh, Felix, je sais que j’ai dit qu’on allait nier, mais… Tu penses que les avocats accepteraient de laisser tomber ?
- Pff, ça va les soûler, mais ouais. Pourquoi ?
Suhua sourit.
- Si tu es consentent, j’aimerais faire une photo « avec mon mec ». Après, t’as peut-être pas envie d’apparaître sur Insta, et je…
Je lui arrache le téléphone des mains et demande à quelqu’un s’il peut nous prendre en photo. Suhua me regarde faire, les joues roses, puis elle se positionne. Je viens à côté d’elle.
- Vous êtes raides comme des piquets, nous souffle en anglais l’homme qui prend la photo. Serrez-vous un peu plus.
- Quoi ?
Mes joues brûlent, mais Suhua s’en fout. Elle attrape mon bras et s’appuie contre moi. Je souris comme un idiot et c’est le moment que choisit l’homme pour prendre la photo.
Je me décolle rapidement de Suhua, le cœur battant.
- Euh, je t’enverrais la photo.
- Merci.
On continue la visite sans se parler.
*“Je t’aime” en japonais
**Aishiteru (donc « je t’aime »)
***Nannega geokjeongdwae. Saranghae. "Je tiens à toi. Je t'aime".

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