Chapitre 62 - Suhua
5 octobre – 00 heure 09
Nagoya
Je m’assois en tailleur sur le futon de notre chambre au ryokan. Felix est parti dans la petite salle de bain qui se trouve dans la pièce d’à côté. Personnellement, après avoir couché avec mon petit ami, j’ai pris un bain d’une heure tout en avançant dans un manga érotique que j’ai trouvé dans une boutique. Je mets quinze ans à le lire parce qu’il est en japonais, mais je le comprends. Felix est entré à un moment pour se moquer de moi car je n’étais toujours pas sortie du bain, et il a parié qu’il mettrait moins de trente minutes à se laver. J’ai gagné, étant donné que ça va faire trois quarts d’heure qu’il barbote dans un bain, lui aussi.
Après avoir quitté le parc Ghibli, nous avons accompagné à contre-cœur Karina au tabac pour qu’elle s’achète un paquet de cigarettes, puis nous nous sommes rendus dans un centre commercial pour lui acheter des bonbons, des sushis et du vernis qu’elle compte s’appliquer tout en regardant un drama coréen. Elle est même passée dans un institut de beauté pour acheter des masques pour la peau et les cheveux. Nous nous sommes ensuite rendus dans un fast food pour le repas du midi et avons visité le château de Nagoya l’après-midi. Pour finir, Karina est rentrée à l’hôtel et je suis venue au ryokan avec Felix.
Ce dernier sort de la salle de bain dans les effluves de son savon au charbon et à l’ambre, ses cheveux décolorés légèrement humides. Il vient s’asseoir en face de moi et baille.
- Il est plus de minuit, t’es pas fatiguée ?
- J’attendais que tu sortes du bain.
Felix lève les yeux au ciel et attrape un oreiller qu’il pose sur ses genoux. Il s’appuie dessus puis soupire.
- Tu sais qui c’est, ce Robin ?
- Tu veux jouer au petit frère protecteur ? ris-je.
Felix plante ses yeux dans les miens.
- Non. Mais à cause de son expérience avec Akira, je préfère me méfier.
- Ouais. Logique. Donc Robin, c’est le barman du bar de cocktails où Karina passait son temps à aller quand on était à Otaru. Il est anglais, il a vingt-huit ans et il ressemble au Noah qu’on imaginait, à quelques détails près. Je l’ai rencontré rapidement quand toi et moi on était plus ensemble, parce que Karina tenait à ce que je vois son barman sexy, et aussi que je noie ma douleur dans l’alcool. D’ailleurs, révélation : ça ne marche pas, ajouté-je ironiquement. Bref, j’ai discuté un peu avec lui. Il a un côté séducteur et joueur qui plait à ta sœur, elle arrêtait pas de me dire que c’était elle, mais en version masculine.
- Il t’a draguée ? demande Felix en haussant un sourcil.
- On était plus ensemble, réponds-je en lui donnant un coup de poing. Je faisais ce que je voulais.
- Tu l’as dragué ?! s’insurge mon petit ami sur un ton choqué.
- Non, j’aurais pas fait ça à ta sœur. Et je t’aimais encore. Mais c’est pas de nous qu’on parle, là.
Felix me fixe, faussement consterné.
- Karina l’aimait bien. Elle lui a proposé de nous rejoindre pour le road-trip…
- Ah, ok. Ma sœur s’invite et se permet de rajouter ses crush à notre voyage qu’on devait faire à deux. Et après, elle nous reproche de vivre notre vie de couple sous ses yeux alors qu’elle était à deux doigts de draguer un mec pendant le road-trip. Tout va bien.
- De toute façon, Robin lui a dit « je viendrais quand je pourrai ».
Felix hurle « QUOI ?! » avant de ronchonner. Je souris et lui tapote l’épaule.
- Au moins, tu verras un peu c’est quel style de mec avant que ta sœur ne s’embarque dans un mariage avec lui.
- Elle irait pas jusque là. J’espère.
Je hausse les épaules puis me laisse tomber en arrière, ma tête retombant sur le sol. Je me redresse en frottant l’arrière de mon crâne.
- Felix, rends-moi cet oreiller. Tu vas me faire avoir un trauma crânien.
Je tire sur l’oreiller qu’il a sur ses genoux et il rit en me le jetant à la figure. Je m’installe correctement et ordonne à mon petit ami d’éteindre la lumière.
- S’il te plait.
- Quoi ? demandé-je.
- T’as pas dit « s’il te plait », je le fais pas.
- T’es vraiment un gamin, me plains-je en enfonçant ma tête dans l’oreiller. Est-ce que tu peux éteindre la lumière, s’il te plait, ô ! grand Felix que je vénère et que j’aime et que j’aimerais encore plus s’il éteint cette lumière ?
- Tu fais du chantage affectif ?
- Oui, et ça marche, alors éteins-moi cette foutue lumière avant que je ne t’aime moins.
- Je pourrais toujours me…
Je souffle et me lève, bousculant Felix, pour aller éteindre la lampe. Je retourne ensuite m’allonger sur le futon où Felix-le-profiteur s’est déjà installé. Il passe ses bras autour de ma taille et m’attire contre lui.
- Tu sais que je t’aime, même si tu dis pas « s’il te plait ».
- Et tu sais que je t’aime, même si t’es particulièrement chiant.
Je l’entends rire puis je sens ses lèvres se poser sur ma joue. Je me blottis contre lui, enfouissant mon visage dans son cou.
- Bonne nuit, souffle-t-il.
- Yep. Bonne nuit.
Felix passe sa main dans mes cheveux légèrement emmêlés.
- Je t’aime, Suhua.
Je souris, même s’il ne le voit pas.
- Oh, tu me réponds pas ?!
- Non, je dors !
- Ouais, moi aussi la prochaine fois que tu me diras que tu m’aimes, je dormirai.
- Si tu fais ça, je te tue.
Felix marmonne quelque chose, un truc du genre « tu fais ce que tu veux… pas moi… t’es chiante... ».
- Je t’aime aussi. Voilà, t’es content ?
- Moui, pas convaincu.
Je lui frappe l’arrière de la tête et il lance un petit « aïe » en accentuant le « e » à la fin. Je ris légèrement puis ferme les yeux, décidée à vraiment dormir.
* * *
Le lendemain, après avoir quitté le ryokan, on se rend à l’hôtel pour aller voir Karina. Je toque à la porte de sa chambre tandis que Felix prend des photos peu avantageuses de moi pour remplir sa galerie. Galerie pleine de clichés de moi que je ne connaissais pas. Des belles, et des pas sérieuses.
- Entrez, grogne Karina.
J’ouvre la porte et Felix me suit dans la pièce. La chambre pue la cigarette froide et le vernis, alors j’ouvre la baie vitrée pour aérer. La poubelle est remplie de sachets de bonbons et d’une dizaine de cigarettes, et je comprends que Karina a fumé tout le paquet en une soirée. Ses vêtements sont étalés par terre, à la Felix-le-bordélique, et la sœur de mon petit ami est allongée dans son lit, nue sous un peignoir, étalée en mode « étoile de mer », une cigarette coincée à la commissure de ses lèvres.
Felix s’approche de sa sœur et attrape entre deux doigts la cigarette, puis la balance à la poubelle.
- Oneechan, va te brosser les dents. Tu pues la cigarette et l’alcool. Juste sentir l’air pourrait nous rendre ivres. C’est dangereux pour ton petit frère intolérant.
- Tu parles de toi à la troisième personne ? demande Karina en se relevant sur ses coudes.
Son visage est cerné. Elle s’assoit sur le bord de son lit et donne un coup de pieds dans les cinq bouteilles de bière posées par terre, que je n’avais pas remarquées.
- C’est le bordel. Je me suis transformée en Felix, se plaint Karina.
- Tu feras jamais pire que lui, si ça peut te rassurer, dis-je.
Felix me jette un regard signifiant « tais-toi » en ressortant sa lèvre inférieure, ce qui me donne immédiatement envie de l’embrasser.
- Je vais me doucher. Suhua, j’ai fait un soin pour mes cheveux, tu peux m’aider à le rincer ?
À quel moment on est devenues proches au point que je doive l’accompagner sous la douche, sérieux ?
- Ouais.
- C’est ça, excluez moi, ronchonne Felix.
- Range ma chambre, en attendant, lance Karina en se mettant debout. Viens, Suhua.
Felix râle pendant que j’entre dans la salle de bain avec sa sœur. Karina ferme la porte à clé et retire son peignoir sans aucune gêne, révélant son corps nu. Je détourne le regard, mal à l’aise. Karina fait couler un bain, attendant assise sur le bord de la baignoire. Je sens d’ici son haleine, une odeur mélangeant la cigarette froide, la vodka et l’haleine matinale. Une fois que le bain est fait, Karina entre gracieusement dans l’eau en poussant un petit soupir de plaisir.
- Approche, Suhua.
Je m’avance et m’agenouille sur le côté de la baignoire, puis je récupère l’élastique à mon poignet pour attacher mes cheveux.
- Retire ton haut, tu vas te faire éclabousser.
J’obéis et enlève mon pull. Je porte une brassière de sport noir en-dessous, donc je suis moins gênée que si j’avais un soutien-gorge.
Karina m’explique comment rincer son masque et quel shampooing appliquer après. J’attrape le pommeau de douche et mouille ses cheveux noirs. Ils moussent et elle m’indique que c’est le masque qu’elle a appliqué hier.
- Tu as passé une bonne soirée, Suhua ?
Je souris à Karina tout en massant son cuir chevelu.
- Oui. C’était super.
- Vous avez fait quoi ? J’ai besoin de me remonter le moral avec une petite histoire d’amour toute mignonne.
- Euh…
Karina me lance un regard moqueur.
- Esquive la partie où vous avez couché ensemble. Je veux le reste. Le mignon, le romantique. Pas le porno.
Je ris nerveusement en versant du shampooing à l’avocat sur mes mains.
- Ben, on a parlé. On s’est embêtés, comme à chaque fois. On est allés dans un restaurant pour le repas. Ton frère a pris un bain de quarante-cinq minutes alors qu’il avait parié qu’il mettrait moins de trente minutes.
- Un classique chez Felix.
Je souris et frotte délicatement les pointes de cheveux de Karina.
- Et toi ?
La sœur de mon petit ami soupire.
- Ben… Je suis rentrée à l’hôtel directement. J’ai commencé doucement, avec une bière à deux pourcents tout en visionnant un drama… J’ai bouffé les sushis et les bonbons en deux temps trois mouvements. Je suis vite passée aux bouteilles de vodka, de whisky et de digestifs. Je me suis mis du vernis. Et j’ai fumé quinze cigarettes en une heure.
Karina frotte ses yeux fatigués.
- Felix doit suffoquer dans la chambre. J’espère qu’il ne fera pas de malaise à cause des effluves d’alcool.
- Il peut ?
- Je sais même pas si son intolérance peut concerner aussi les voies nasales.
Je m’inquiète un peu pour Felix, alors je l’appelle pour lui demander si tout va bien. Il répond que « oui » et qu’il a tout bien rangé.
- Et sinon… On peut parler de Robin ou pas ? demandé-je en terminant avec l’après-shampooing au beurre de karité.
Karina se redresse légèrement.
- Oui. Je peux t’expliquer rapidement.
- Vas-y.
- On parlait beaucoup. Énormément, même. Je croyais que j’étais prête à me lancer dans une relation sérieuse. À arrêter d’aller coucher avec le premier clampin qui a l’air pas mal. Robin me disait qu’il a eu aussi beaucoup d’aventures. Et il m’a raconté celle d’avant-hier. Sauf que je pensais qu’il était attiré par moi et qu’il avait déjà stoppé ses soirées de folies. Mais visiblement non. Il vient en novembre pour les deux derniers mois. M’en voulez pas, mais j’ai besoin d’une autre présence que vous. Et ça peut être cool aussi pour votre couple de pas m’avoir constamment sur votre dos.
- Je comprends.
- Je pense qu’il y a des gens qui ne sont pas faits pour l’amour. Genre, ça passe ou ça casse. Continue de rendre Felix heureux, c’est tout ce que je te demande. J’ai pas envie qu’on soit les deux frères et sœurs désespérés qui ne croient plus à l’amour et qui font pitié.
Je hoche la tête. Karina sort du bain et me dit que je peux quitter la pièce. Je m’exécute, parce que je sais que derrière ce « tu peux » se trouve en réalité un « fais-le ».

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