Épilogue - Suhua
Un an plus tard, 16 avril – 15 heures 12
Kyoto
Je suis en train d’étudier un ancien témoignage d’un adolescent traumatisé suite à une tentative de suicide échouée. C’est un adolescent dont le cas a été géré il y a des années, mais je dois travailler dessus et essayer de fournir une thérapie. C’est l’évaluation.
Felix fait ses études de stylisme éditorial et moi de thérapie, tous les deux dans une université de Tokyo, sauf que nous suivons les cours à distance. Même les évaluations, nous les faisons depuis notre villa à Kyoto. Le seul moment où nous devons partir à la capitale, c’est en décembre, pour la semaine d’examens finaux. On l’a fait l’an dernier, on devra le refaire cette année, et ce jusqu’à la fin de nos études.
Nous avons un chaton. C’était un chat errant tout maigre dans une rue près de notre maison, et j’ai insisté pour le ramener, le laver, le stériliser et lui retirer les puces parce qu’il me faisait beaucoup de peine. C’est un mâle, il s’appelle Fukuoka. Bon, ok, c’est vraiment le nom d’une ville japonaise, mais c’est celle où Felix et moi nous sommes mis en couple.
Je caresse le chat qui est posé sur mes genoux et qui ronronne. Ce petit mâle perd beaucoup ses poils, ce qui fait que mes jambes nues et ma jupe sont pleines de petits poils gris et blancs.
- Suhua !!!
Felix débarque dans le bureau en disant qu’il me cherchait partout.
- Je suis ici depuis neuf heures, rappelé-je.
- Justement ! C’est ça, le problème. T’es sortie que pour manger…
- Mais je suis en pleine période d’examens de rentrée, Felix. Et toi aussi, d’ailleurs.
Il sourit et se pose à côté de moi.
- J’ai fini mes évaluations. Ce chat a le droit de plus de câlins de ta part que moi. Je devrais me vexer.
- Vexe-toi, réponds-je avec un sourire moqueur.
- On l’a récupéré à la rue.
- Tu m’as récupérée dans une gare, c’est pas mieux.
Felix rit et pose sa main sur le dos du petit chat. Il le tapote en lui disant de se pousser pour me laisser à lui.
- On sort ?
- Je travaille, Feliiiiiiiix !
- Fais une pause… Les cerisiers sont en fleurs. Tu aimes trop cette période de l’année.
Je jette un coup d’œil à travers la baie vitrée. J’aperçois le mont Arashi, la forêt de bambous ainsi que les allées forestières des routes qui mènent à la villa. Certaines sont bordées de cerisiers aux fleurs roses et blanches, et c’est pareil en bas du mont, près de la boulangerie franco-japonaise et de l’orée de la bambouseraie. Le ciel est bleu mais le soleil d’avril est doux, les oiseaux piaillent… Et je suis enfermée dans un bureau à travailler sur des ados suicidaires.
- Ok. Mais je retravaille dès demain.
- Oui !
Felix se lève et me tend la main pour que je fasse de même. Je frotte ma jupe plissée jaune moutarde et réajuste mon chemisier bleu, ainsi que mon béret couleur or.
Juste avant que l’on ne sorte de la pièce, Felix m’attire contre lui et me serre dans ses bras. Je sens ses lèvres se poser sur ma joue puis sur la peau de mon cou, ainsi que le bout de son nez et son souffle.
- On y va… murmure-t-il, son visage toujours dans mes cheveux, sa main tapotant ma taille.
- Ok, à une condition. Je fais un truc pour toi en sortant, alors je veux un truc en échange.
Felix souffle mais me demande quand même ce dont j’ai besoin. Je tourne la tête, histoire que mes lèvres soient face à son oreille.
- Un petit bisou.
Il se redresse et pose brièvement ses lèvres sur les miennes.
- Eh, c’est tout ?
- Tu as dit « petit », non ?
- Felix ! Tu es énervant.
Il rit puis m’embrasse à nouveau, réellement cette fois, glissant ses mains sur mes hanches pour me rapprocher, tandis que nos lèvres s’entrouvrent et que nos langues se rencontrent.
Felix se décale ensuite et nous rejoignons l’entrée de la maison pour mettre nos chaussures. Suite à ça, nous sortons dans le jardin puis dans la rue, et nous dévalons les allées forestières. Ça sent bon le bois et les fleurs, ainsi qu’une petite odeur de beurre et de café qui émanent de la boulangerie française.
Nous arrivons au pied de la montagne et je contemple l’endroit, où des touristes se pressent et des jeunes prennent des photos. Ça me rappelle la tonne de clichés que j’ai dans mon portable. Après être revenue à Kyoto et avoir débuté mes études, il y a un an, j’ai totalement arrêté mon compte Instagram, et Cherry Su a disparu. Ça m’amusait pendant le road-trip, mais il fallait que je commence à travailler et les réseaux m’éloigneraient trop de mes études. Certaines personnes m’ont reconnue dans la rue encore pendant quelques semaines, puis j’ai disparu des mémoires. Ça ne me dérange pas. Désormais, je suis Suhua Liu, étudiante en thérapie, spécialité couple et traumatismes adolescents, petite amie de Felix Nagashi. Rien de plus.
- Karina est à Kyoto avec Robin pour la semaine. On va les voir ? propose mon petit ami.
Je hausse les épaules. La sœur de Felix est souvent dans le coin au printemps parce qu’elle aime venir ici avec Robin. Elle trouve ça romantique.
- Ok. Ça me va. Faut remonter pour aller chercher la voiture… Et j’ai la flemme de conduire.
- On utilise nos jambes. Tu sais, c’est ça, le côté pratique de ne pas savoir conduire. On est jamais tentés de prendre la voiture, puisqu’on peut pas.
Je souffle bruyamment alors qu’il m’explique les raisons pour lesquelles il n’a pas passé le permis. Nous quittons notre petit quartier au pied du mont pour rejoindre d’autres rues un peu plus visitées et animées. Mon ventre gargouille, me rappelant que je n’ai pas mangé depuis midi, quand Felix avait préparé une fondue chinoise.
C’était assez catastrophique. La cuisine était en bazar, et les nouilles pas assez cuites. Mais c’était bon quand même. Je l’ai embêté en lui disant qu’il avait perdu ses capacités culinaires.
Nous retrouvons Karina et Robin dans un restaurant style américain rétro, avec un carrelage noir et blanc et un juke-box multicolore à l’entrée. Les banquettes sont soit bleu lagon pailleté, soit rouge sang pailleté, et les tables sont blanches à petits points noirs. Les serveuses ont toutes un chignon et elles sont vêtues de petites robes roses, révélant leurs longues jambes fines, et elles avancent sur des patins à roulettes. Les hommes sont vêtus de costumes bleu clair et se déplace aussi sur des roulettes. Il y a des posters de Marilyn Monroe sur les murs, et l’éclairage est fait de LED roses et bleues, parfois violettes. Ça sent le café, les frites et les burgers, il fait plutôt chaud. Il n’y a quasiment personne dans le restaurant, ce qui est assez logique vu l’heure.
Karina et Robin sont assis sur une table à banquette rouge, ils se partagent des frites emballées dans du papier journal. Nous les rejoignons et nous nous asseyons.
- Des frites à cette heure-ci ? demandé-je.
- J’avais faim, répond Karina.
- Il existe des cafés, bars et boulangeries, enchaîne Felix.
- Pour ton information, Robin et moi allons partir en voyage de fiançailles au Texas, alors je me prépare psychologiquement aux diners de la route 66. Genre, milk-shake, frites, hot dogs et ribs…
Je hausse un sourcil.
- Vous allez vous marier ?
- Felix t’a pas dit ? questionne la sœur de mon petit ami.
Karina désigne la petite bague incrustée de diamants à son annulaire gauche. Elle sourit puis remet en place ses cheveux noirs.
- C’est prévu depuis quelques temps… Robin m’a demandé en mariage en février.
- Et c’est que maintenant que je l’apprends ? Felix ! Tu le sais depuis quand ?
Je me tourne vers mon petit ami qui attrape une frite et la croque. Il me fixe avec des yeux de chien battu et hausse les sourcils.
- Désolé, désolé, Suhua… J’ai juste oublié de te le dire.
- Une info pareille, ça s’oublie pas, grogné-je.
Je croise les bras et m’affale contre le dossier rouge sang. Je me concentre sur la chanson Can’t help falling in love d’Elvis Presley. Felix me donne des coups de pied sous la table pour que je le regarde, mais je m’y refuse, feignant de bouder comme une enfant.
- Désolé, j’ai dit ! Arrête de bouder, Suhua…
- Si ça se trouve, elle boude parce que j’ai demandé Karina en mariage alors que je suis avec elle depuis moins longtemps que Suhua et toi, glisse Robin.
- Hein ? soufflé-je. Je ne veux pas me marier. Non, mais, Felix, je t’aime hein, mais le mariage… c’est pas quelque chose qui m’intéresse. J’aime bien dire « petit ami » tu vois… « Mari », « époux », ça fait trop guindé. Et puis, on est pas au dix-huitième siècle, on peut aimer quelqu’un sans se marier avec lui.
Felix acquiesce.
- Honnêtement, je suis d’accord. J’ai pas envie de me marier. Quand je serai un styliste éditorial hyper célèbre et encore plus riche et charismatique et que tout le monde me vénérera, ce sera plus stylé de dire « petite amie » que « femme »… J’ai pris quarante ans juste en y pensant.
Je lève les yeux au ciel, même si je suis d’accord avec Felix, parce que derrière ses conneries, je comprends ce qu’il veut dire.
- Mais c’est cool si vous vous mariez, ajouté-je, consciente que ce qu’on dit peut être mal vu.
- De toute façon, je m’en fous de votre avis. Je vis ma vie, répond Karina en s’étirant les bras.
Felix lance un regard à Robin, le barman qui a conquit le cœur de sa sœur. Je suis sûre qu’il est en train d’essayer de lui passer un message menaçant, du genre « ne fais pas de mal à ma sœur, n’oublie pas que je suis riche et que j’ai de très bons contacts ».
Contrairement à Karina, Felix n’a pas totalement tourné la page « Akira ». Il continue de se méfier légèrement de Robin, même après un an et demi.
- Bref… On a un avion à prendre demain, lance Karina avant d’appeler un serveur pour avoir un milk-shake au chocolat.
J’opine du chef. Felix et moi, de notre côté, allons bientôt partir en France. Nous avons prévu de rejoindre Suhui et Lia à Moustiers-Sainte-Marie, un petit village du sud, dans les Gorges du Verdon.
On a encore des valises à faire (surtout Felix), des trains à prendre et des choses à vivre. Et c’est très bien comme ça.
FIN
À SUIVRE

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