Illusion d'Optique

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Elsa ouvrit la fenêtre et jeta rageusement sa toile sous la pluie. Celle-ci atterrit quelques mètres plus bas, sur la voie ferrée, et resta en travers. La jeune femme regarda son tableau se décomposer sous ses yeux, la peinture coulant et dégorgeant, vaincue par l’averse. Elle respirait nerveusement tandis que son accès de haine, lentement, retombait. Les couleurs, en dégoulinant sur les rails, se laissaient voir sous un autre jour. C’était presque beau. Le cadre qui tenait la toile tendue, ainsi brisé, donnait une forme singulière au tableau, comme la carcasse d’un animal mort jeté là. Un animal au sang d’acrylique colorée.

Était-ce cela, l’art ?

En sentant le sol vibrer, l’approche d’un train, Elsa fut soudain prise de remort. Elle sortit de sa chambre, dévala les escaliers et traversa la pièce principale pour sortir sous la pluie. Dehors, elle descendit sur la voie mais ses yeux ne trouvèrent pas la toile. Pas tout de suite.

Puis ce fut là.

Elle ne ramassa pas son œuvre brisée, indécise, avec le sentiment étrange d’avoir manqué quelque chose. Elle la contempla encore. La pluie avait cessé. Sur le dessin, la peinture s’était immobilisée pour donner un tout incompréhensible. Oui, c’était peut-être cela, l’art. L’expression de sa frustration, de son dégoût de la vie, de sa colère. Jetés ainsi sur les rails, dans un accès de colère, ses travaux prenaient une autre valeur, lui semblait-il. Ils devenaient sublimes. N’y avait-il donc que dans la folie que l’art pouvait exister ? Sans doute. Les rêves inaccessibles sont ceux qui mènent à la folie.

Elsa remonta sur le quai et fut alors prise de stupeur. La folie, c’était sur ce même quai qu’elle avait pris son amant, un beau soir de pluie comme celui-ci. La plupart des gens mettaient le geste de Martial sur le compte de l’alcoolisme. Il est vrai que le pauvre buvait beaucoup, mais Elsa pensait, au contraire, que le gin avait un effet salvateur, apaisant, sur les nerfs de son cher et tendre. Surtout quand, comme elle, il s’agaçait sur ses toiles. J’ai encore échoué, disait-il. C’était ce qui avait eu raison de lui, l’avait poussé, ce fameux soir, à se jeter sous le train, après s’être enfoncé un pinceau dans l’œil. Ce dernier geste, inexpliqué, en avait étonné plus d’un et façonné la légende d’un fantôme borgne. Elsa aurait voulu le garder, ce pinceau barbouillé de sang et de peinture, mais sa mère n’avait pas voulu. Sa mère qui la grondait chaque fois qu’elle jetait ses tableaux dehors avant de se précipiter pour les récupérer. Un jour, un train va passer et vlan ! Tu te feras écrasée. Mais à quoi penses-tu ? Tu veux rejoindre ton bon à rien de fiancé ?

Et pourquoi pas ?

Peut-être qu’en jetant ses tableaux de la sorte, elle essayait de lui envoyer des offrandes, un message. Peut-être qu’il lui répondrait un jour, de là où il était, sous la terre. Elsa ne croyait pas au paradis. Le paradis n’était pas fait pour les misérables artistes sans talents, comme eux.

Elsa rentra et partit se coucher, sans considération pour l’heure qu’il était. Elle dormit mal. Dans son sommeil, elle crut entendre sa mère pleurer. Sa mère qui ne pleurait jamais. Un cœur de pierre et des yeux aussi secs que le plus sec des déserts. Elsa n’en fit rien. A quoi bon ? Sa mère n’avait, lui semblait-il, jamais eu de considération pour elle. Elle n’avait pas compris son amour pour Martial, pas plus que le chagrin de l’avoir perdu. A charge de revanche. Quand elle se leva, le lendemain, elle tourna en rond sans savoir quoi faire, puis descendit et décida d’aller dehors, oubliant de s’habiller. En passant dans le salon, elle lança le bonjour à sa mère, dont le regard resta suspendu dans le vide, au-dessus de son café. Ces yeux étaient rouges et cernés. Elle avait pleuré. Elle ne lui répondit pas. Ce n’était pas son jour, comme pour tous les autres jours de l’année. Elsa laissa son vague sentiment d’empathie sur le seuil.

La jeune femme resta un instant sous le porche, dans sa robe de nuit blanche, se demandant ce qu’elle pourrait faire. Pourquoi ne pas peindre, là, face au quai ? L’endroit était plutôt laid, sans excentricité, mais il se passait des choses, parfois, sur ce quai. La retrouvaille d’amants, une famille partant en vacances, un groupe d’ouvriers rentrant du travail, une dame se plaignant auprès du contrôleur… Oui, il se passait bien des choses sur les quais de gare. Mais, ce jour-là, il ne se passait rien et, de toute façon, Elsa n’avait pas envie de peindre. Elle s’approcha des rails et guetta un train qui repartait, là, en face d’elle. Les wagons se succédèrent jusqu’au dernier, sur lequel Elsa garda les yeux. C’est là qu’elle l’aperçut, l’homme de l’autre côté de la voie. Vêtu de noir de l’imperméable au chapeau, il la regardait fixement. Elsa croyait voir, sur ses lèvres, un sourire en coin. Un air de défi. Elle se mit à le croire sérieusement lorsque, dans la seconde qui suivit, l’inconnu s’élança à la poursuite du train en partance.

Sans comprendre ce qui l’entrainait, Elsa se mit à courir à son tour. Ses pieds, plus légers que l’air, la portaient le long des rails à la poursuite de cet homme qu’elle croyait ne pas connaître, de ce train dont elle ignorait la destination. Elle n’avait pas couru ainsi depuis longtemps, depuis qu’elle et Martial ne couraient plus à travers champs. C’était une sensation des plus grisantes. Lorsque le quai céda la place à la terre et que le sol fut au même niveau que la voie, elle s’élança sur les rails, juste derrière le train. L’inconnu était là, il avait réussi à monter et la regardait courir depuis le garde-fou du dernier wagon. Il lui tendait la main. Elsa courut à en perdre haleine, sous le ciel éclatant, aveuglée par la lumière qui croissait dans l’air. Elle comprit bientôt qu’elle ne le rattraperait pas. Lentement, l’écart qui la séparait de son inconnu s’élargissait et l’éclat du jour baissait. Elle persista, pourtant, et n’abandonna que lorsque le train disparut de son champ de vision, au loin, petit point lumineux minuscule dans la nuit…

La nuit ? Elle avait donc couru si longtemps.

Suspendu entre la tentation de poursuivre et celle de rentrer, Elsa abandonna finalement l’un et l’autre et chercha refuge dans le village le plus proche. Elle voulut se présenter dans une auberge avant de se souvenir qu’elle n’avait pas un sou sur elle. Elle erra dans les rues vides, toqua chez plusieurs habitants mais on l’ignora partout. On ne la vit pas, on ne l’entendit pas. Elle n’existait pour personne. La solitude était une vieille amie mais, pour la première fois, Elsa déplora sa présence. Les seuls murs qui voulurent bien lui offrir refuge, cette nuit-là, furent ceux d’une vieille chaumière en ruine à demi envahie par la végétation et qui dominait le village depuis une hauteur. De sa fenêtre sans vitres, Elsa contempla la vallée endormie. Elle aurait dû être chagrinée d’une telle aventure, en laquelle elle avait étrangement cru. Pourtant, tout ce qu’elle parvenait à ressentir, c’était cette curieuse monotonie, la même qui la hantait depuis le suicide de Martial.

Elsa ne voulut pas y penser. Tandis que la pluie tombait de nouveau dans l’air grisâtre de la nuit, elle songea à l’inconnu. Elle avait à peine vu son visage. A quoi pouvait-il donc ressembler, sous son chapeau noir ? Avec un petit caillou blanc dont elle fit une craie, elle tenta de dessiner son portrait sur le mur. Sous sa main, ses traits lui parurent d’abord étrangers. Elle y reconnut ensuite une multitude de visages, fragments volés à des passants se confondant en un seul homme. A mesure que le portrait se précisait, elle se sentait séduite par cet inconnu qui l’avait défié. Finalement, le portrait achevé, elle se recula pour le voir. Elle fut soudain horrifiée de reconnaitre encore son fiancé. Epouvantée, elle s’évada de son modeste refuge et s’élança à travers les rues toujours désertes. Elle hurla son désespoir et son besoin de secours mais ses appels restèrent sans réponse. L’ombre de la solitude restaient accrochés à sa robe de nuit comme autant de harpies vengeresses. Sa course se poursuivant, elle retrouva le chemin de fer et suivit ses longs lacets forgés à travers le levé de l’aube. Sa course ne prit fin que lorsque celle du soleil eut atteint midi. Là, Elsa ralentit le pas. La voie se dédoubla du bord qui retrouva le quai, celui qu’elle avait laissé. Hagarde, elle s’avança sur cette voie de train qu’elle connaissait par cœur jusqu’à reconnaitre la maison où elle avait grandi, vécu et aimé, près de la gare. Tout était clos. Sa mère était absente mais pas l’inconnu de noir vêtu. Il l’attendait sous le porche, inchangé. Elle remonta sur le quai et vint à sa rencontre, un peu troublée de le trouver ici alors qu’il était parti la veille. Elle voulut voir enfin son visage mais il le gardait hors de portée de son regard, sous son chapeau noir. Il s’éloigna alors et prit une rue adjacente. Intriguée, Elsa décida de le suivre.

Les gares et les cimetières ont cela de commun qu’ils ont été construits à l’extérieur des villes. Les premières, symboles de modernité, doivent leur position périphérique à leur arrivée récente. Les autres, restes du passé, ont été, quant à eux, volontairement mis à l’écart. On fleurit les tombes des êtres perdus mais l’on n’aime pas les avoir pour voisin, par principe. Ici, comme ailleurs, il fallait donc sortir de la ville pour trouver le quartier des morts, dont Elsa connaissait le chemin pour l’avoir emprunté maintes fois. Elle ne fut presque pas surprise en reconnaissant l’allée qui menait à la tombe de Martial. C’est devant celle-ci que s’arrêta l’inconnu. Pourquoi ? Que savait-il ? Que voulait-il ? Elsa s’arrêta à ses côtés et scruta la tombe de son aimé d’un regard vague. Elle était ouverte. Là, au fond, un deuxième cercueil. Elle remarqua soudain la pale silhouette de sa mère un peu plus loin, qui discutait avec le prêtre et quelques personnes qu’elle ne connaissait que de vue. Deux hommes en tenue d’ouvriers vinrent alors refermer la tombe et elle sentit la main froide de l’inconnu presser la sienne. Elle vit enfin son visage, ce visage qu’elle ne connaissait que trop bien. De son œil gauche, crevé d’une façon proprement morbide, une petite goutte d’acrylique s’échappa pour ruisseler sur sa joue.

  • J’ai encore échoué, Elsa, lui dit-il simplement. J’ai échoué à trouver la lumière. J’ai cru, hier, que nous pourrions la trouver ensemble. Mais tu es comme moi : Nous avons couru, toi et moi, après le train de nos rêves sans jamais parvenir à le rattraper. Les gens comme nous ne sont pas faits pour le paradis.

Elsa était figée. Elle se souvint de ce tableau brisé qu’elle avait jeté et comprit que sa course avec la machine, dès cet instant, avait été vaine. Devant eux, les ouvriers avaient fini leur besogne. Elle serra les doigts de Martial et se cacha contre lui pour ne pas voir leurs deux noms sur la pierre tombale.


* * *

Nouvelle initialement inspirée d'un rêve et devant être incorporée à Fils de Fer.

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