Poings d’Argent

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Le ciel était sombre. Tellement que les grandes pales verticales des moulins contrastaient violemment avec celui-ci. Il y avait pourtant bien longtemps qu’elles avaient perdu leur blancheur d’antan.

Seules avaient retrouvé leur pâleur celles du sixième moulin. Personne ne savait comment mais son propriétaire s’était considérablement enrichi trois ans auparavant. Une fortune soudaine qui avait fait jaser tout le voisinage. On racontait beaucoup de choses quant à l’origine de toutes ces richesses mais une seule de toutes ces rumeurs était vraie. Il y a trois ans, le plus riche entrepreneur de la Vis, ville si gigantesque qu’elle cachait le ciel à tous les paysans, était entré ici. Il aurait conclu un marché avec le vieux meunier. Il lui aurait acheté le pommier que cachait le grand édifice agricole. On disait qu’autrefois, c’était un pommier superbe, avec de belles pommes dorées. Mais cela faisait longtemps que l’arbre, aux feuilles ternies et aux branches mortes, n’avait pas donné de fruit, ce qui intriguait d’autant plus les voisins. Comment un arbre qui ne faisait pas de fruits pouvait-il avoir de la valeur ?

Ce jour-là, le riche entrepreneur revint. C’était un homme chétif et sans âge, vêtu d’un costume rouge et noir. Ses petits yeux avaient quelque chose de répugnant. On disait qu’il contrôlait tout, qu’il savait exactement ce que pensait tout le monde et qu’il manipulait tout le monde grâce à tout cela. C’était là son entreprise, dont l’aspect tentaculaire n’avait d’égale que la Vis. C’était aussi là ce qui lui avait valu son surnom peu avenant : le Diable. Les grands pontes de la ville ne pouvaient rien contre lui car, même s’ils refusaient de l’admettre, ils avaient besoin de lui. Un homme d’affaire qui a les moyens de vous vendre toutes les informations que vous souhaitez sur n’importe qui et de vous permettre de faire beaucoup d’argent, n’était-ce pas bête de s’en priver ?

Il était facile de manipuler les gens par le désir. Or l’entrepreneur savait que les gens qui vivaient encore sur le plancher des vaches avaient beaucoup de désirs. L’argent, le luxe, la beauté, le pouvoir… Mais l’argent, surtout. Tous ces gens étaient si éloignés de cela qu’il était facile de les avoir en leur faisant miroiter l’objet de leur désir. C’était d’autant plus facile qu’ils étaient, en général, peu instruits. Ils étaient sans défense.

Le Diable frappa à la porte du meunier dont il avait fait la fortune. Il avait avancé le prix et, ce jour, il venait réclamer son dû. Le pommier ? Non. Hélas, les plantes, en ces jours, avaient peu de valeur. Pis encore un arbre qui ne fait pas de fruit. C’est un être fertile qu’il venait chercher. Un être trop beau pour ce décor pouilleux. Un être trop intelligent au milieu de toutes ces têtes creuses. Le vieux chef d’entreprise pressentait que cet être était une menace, un rival puissant qu’il fallait à tout prix dominer pour rester seul maître. Il pariait qu’il pourrait l’emporter, car l’objet de son désir avait, selon lui, une faiblesse.

C’était une femme.

Quiconque connaissait La Jeune Fille savait pourtant qu’il ne fallait pas s’arrêter à cette première caractéristique. Si sa jeunesse et sa beauté innocente en avait endormi plus d’un, sa rousseur et son génie en avaient choqué bien d’autres. Au début, ceux qui la connaissaient bien, si tant était que quelqu’un pût la connaître vraiment, étaient persuadés que c’était à elle que son père, le vieux meunier, devait sa fortune nouvelle. C’était une rumeur parmi tant d’autres, concurrençant cette sordide histoire de pommier. La vérité était un entre-deux assez trouble. Le jour où celui que l’on nomme le Diable est venu passer marché avec le meunier, il proposa de lui racheter ce qui se trouvait derrière son moulin. Comme beaucoup de gens, le meunier avait alors pensé à son vieux pommier qui, quoiqu’à demi-mort, était d’une taille impressionnante et pouvait encore donner de belles pommes si l’on lui procurait l’eau et les nutriments dont il avait besoin. Le meunier et son sol étaient trop pauvres pour subvenir à ces besoins, mais le Diable, lui, il ne faisait aucun doute qu’il le pourrait.

Ce fut la femme du meunier qui, apprenant l’arrivée prochaine du chèque à la somme exorbitante, comprit ce que le vieil entrepreneur était venu chercher. Derrière le moulin, avant le pommier, il y avait la petite cabane de leur fille, reconnaissable aux câbles et aux antennes en tout genre qui parcouraient son toit de taule et ses murs de planche. Nul ne savait ce que La Jeune Fille faisait à l’intérieur, mais sa mère la connaissait assez bien pour savoir qu’il s’agissait de choses bien trop complexes pour une petite paysanne. Elle disait à son mari : « Tu verras, un jour, elle ira Là-Haut et elle montrera à tous ces hommes pleins de certitudes qu’elle en a dans le ventre. » Elle disait aussi à sa fille : « Tu verras, un jour, avec tes bidouillages, tu vas t’attirer des problèmes. »

La mère savait que la venue du Diable était un gros problème. Quand son mari lui annonça qu’il lui avait vendu ce qui se trouvait derrière la maison, elle pleura.

Et quand le Diable vint chercher leur fille, ce jour-là, elle pleura de plus belle.

Le meunier fut contraint, malheureusement, de conduire son bienfaiteur derrière le moulin, là où trônait la petite cabane. Ils s’arrêtèrent sur le seuil et le Diable resta un instant immobile, contemplant le symbole curieux dessiné à la bombe sur la porte. C’était un cercle dont les quatre points cardinaux étaient marqués par des symboles inconnus.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

-C’est son emblème. » répondit le meunier.

Il ne se souvenait plus très bien, mais il lui semblait que sa fille lui avait raconté la signification de ce cercle. Il y a fort longtemps, on prétendait que quiconque le traçait autour de lui était protégé du Mauvais Esprit. Ce cercle avait donc valeur de protection, sur cette porte. Le Diable balaya cela en ouvrant le vieux battant. Ce n’était pas un ridicule dessin qui l’empêcherait de mettre la main sur son dû.

La Jeune Fille était là, assise dos à eux, dans l’obscurité. C’était la première fois que le meunier pénétrait dans l’antre de sa fille, trop intimidé, lui, par le symbole sur la porte. Rien ne fut plus répulsif, pour lui, que de voir toutes les machines qui s’entassaient à l’intérieur. D’habitude, les tours d’ordinateur émettaient un vrombissement constant, tandis que les écrans affichaient des lignes de code à perte de vue. Ces suites d’expressions informatiques, La Jeune Fille les connaissait mieux que personne, passant des heures à les taper, à les effacer, à les projeter, à les modifier. Mais ce n’était pas tant sa capacité à chiffrer et à déchiffrer le code qui devait lui attirer des ennuis que sa propension à l’utiliser contre ceux d’En-Haut. Elle disait souvent à sa mère et à son père que chaque ligne de code était une clé pour rompre un maléfice de la Vis et libérer un peu plus le monde de son système corrompu. Le Diable était le cœur-même de ce système, aussi La Jeune Fille savait qu’il viendrait la chercher tôt ou tard pour l’asservir et ne faire d’elle qu’une simple machine à coder. Ce jour-là, après avoir fait taire à jamais le vrombissement de ses machines et plongé ses nombreux écrans dans l’obscurité, La Jeune Fille prit une grande décision que les deux hommes lurent sur ces poignets quand elle se retourna vers eux.

Une bonne machine est une machine sachant coder. Mais une machine privée de ses membres n’est bonne à rien. Il ne lui reste que son cerveau pour penser. La Jeune Fille accepta ce destin et devint, dès lors, La Jeune Fille sans Mains. Elle savait que le Diable ne la prendrait que si ses mains pouvaient courir sur le clavier et qu’il n’aurait que faire d’une pauvre fille aux moignons sanglants. Le Diable, ce jour-là, fut trompé… Par le meunier ? Certes, il partit en jurant que ce dernier l’avait escroqué, mais le pauvre meunier était l’agneau innocent de l’histoire. Là où le Diable fut dupé, c’est en pensant qu’être une femme serait une faiblesse et que celle qu’il avait devant lui, privée de ses mains, était incapable de réfléchir. C’est en songeant à cette idée, à cette première victoire sur son adversaire, que le lendemain, La Jeune Fille sans Mains prit la décision de quitter ses parents.

Plus tard, en repensant à ce moment de son existence et en contemplant les mains d’argent articulées offertes par son époux en cadeau de mariage, elle sourirait de la bêtise du Diable.

* * *

Cette nouvelle a été écrite dans le cadre d'un défi proposé par mes soins : prendre une oeuvre de littérature quelconque et la transposer dans un autre univers. L'idée de cette nouvelle m'était venue avant de proposer le défi.

L'oeuvre choisie est l'un des nombreux contes amassés et popularisés par les frères Grimm au XIXème siècle : La Jeune Fille sans Mains. Transposé ici dans un univers futuriste, ce conte raconte à l'origine comment la fille d'un meunier parvient à échapper au Diable qui la poursuit, grâce à sa grande piété (la religion occupant une place conséquente dans ce conte, avec l'apparition d'un ange comme adjuvant et la "martyrisation" de la jeune fille) mais aussi grâce à son intelligence. Ces deux qualités lui permettent également de s'attirer les faveurs d'un prince, celui qui lui offrira des mains d'argent pour compenser celles qu'elle a coupé pour échapper une première fois au Diable. A la fin, ils vivent heureux avec leur enfant qui porte le doux nom d'Affligé. Bref, beaucoup de détails dans ce résumé vous font comprendre pourquoi Disney ne vous a jamais raconté l'histoire de cette princesse un peu particulière.

A l'heure où l'on remet en cause la manière dont Prince Charmant sort Blanche-Neige ou Belle aux Bois Dormants de leur torpeur, j'ai trouvé intéressante l'idée de transposer un conte et de l'adapter à des thématiques plus actuelles. Je pense que cela vaut mieux que l'éradication pure et simple de tout ce pan culturel qui pose problème parce qu'il vieillit mal, la plupart des contes à princesse (ou pas) ayant pour but d'éduquer les jeunes filles à devenir de parfaites épouses. A ce sujet, si vous préférez des princesses gores qui ne se laissent pas marcher sur les pieds dans ces fameux contes classiques, je vous recommande Le Lièvre de Mer (toujours de ces chers frères Grimm).

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