Une vie volée
Je crois que je connais par cœur le nombre de fissures dans le plafond.
Il y en a trente-sept.
Trente-sept lignes fragiles, irrégulières, qui serpentent au-dessus de moi comme si elles essayaient de me murmurer un chemin pour m’échapper d’ici.
Mais je suis toujours là. Allongée sur mon lit, les bras croisés derrière la tête, le regard vide, le cœur un peu trop lourd.
Encore une journée.
Une de plus. Une de trop.
Ce matin, j’ai appris à manipuler les courants d’air avec plus de précision.
Ils voulaient que je soulève une dizaine de sphères de pierre en même temps avec le vent.
Je l’ai fait.
Sans faute.
Comme d’habitude.
Et comme d’habitude… ça ne m’a rien fait ressentir.
Pas de fierté. Pas de joie. Juste... du vide.
Je suis fatiguée.
Pas physiquement — mon corps est en parfaite condition grâce à leur “entraînement”.
Non. Je suis fatiguée d’être enfermée.
Fatiguée de ne pas savoir à quoi ressemble un ciel sans plafond.
De n’avoir jamais senti la pluie sur ma peau.
De ne pas avoir ri avec quelqu’un.
De ne pas savoir ce que c’est, aimer.
Je veux explorer.
Voir un marché, toucher des arbres, sentir les odeurs de la rue, parler à quelqu’un qui a une vraie voix — pas une voix métallique, modifiée, cachée sous une capuche.
Je veux tomber amoureuse, me faire des amis, manger des guimolles jusqu’à en avoir mal au ventre.
Et surtout… je veux vivre pour moi.
Pas pour eux. Pas pour leur “cause”. Pas pour leurs objectifs flous, jamais expliqués.
Je suis leur projet. Leur création.
Mais je n’ai jamais eu le droit de poser une seule question.
Même mon prénom, c’est eux qui me l’ont donné. “Elira.” Je l’aime bien. Mais… je ne sais même pas s’il est vraiment à moi.
Je me lève, les pieds nus sur le sol froid.
Ma chambre est belle. Trop belle. Parfaite, glaciale, décorée sans chaleur.
Tout est impeccable ici.
Sauf moi.
Un frisson me parcourt l’échine.
Je le sens.
Quelqu’un approche.
Trois coups secs à la porte. Je recule, croise les bras, redresse le menton.
La porte s’ouvre. Une silhouette encapuchonnée entre, drapée d’un long manteau noir qui semble avaler la lumière.
Aucune expression. Aucun regard. Juste une voix, modifiée, déformée :
— « Tu progresses. Mais tu penses trop. »
Je serre les poings.
Ils disent ça souvent. “Tu penses trop.”
C’est ce qu’ils disent quand je commence à rêver.
— « Tu es née pour être parfaite. Tu es l’arme que le monde attend. Tu es notre plus grand projet. »
Je ne réponds pas. Je les laisse parler.
Je regarde la fenêtre — elle donne sur un mur de roche. Aucune vue. Aucun horizon.
Et pourtant, dans ma tête, je m’imagine autre chose.
Je m’imagine une fête. Un éclat de rire. Une étoile filante.
Je m’imagine marcher dans l’herbe, quelqu’un à mes côtés. Quelqu’un qui ne me cache pas son visage.
Et au fond de moi, très doucement…
je me jure que ça changera.
Un jour, je sortirai d’ici.
Et ce jour-là, ils verront enfin que je ne suis pas à eux.
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