Le voyage n'aura duré que quelques secondes. Si ce n'étaient les étranges lumières qui, durant un instant, avaient baigné l'habitacle, les occupants du vaisseau auraient pu penser que rien de particulier ne s'était passé. Nulle sensation d'accélération, ni vertige ni nausée. Le Professeur Tournesol s'émerveillait de la douceur du déplacement spatio-temporel. Dès le départ pourtant, Milou s'était mis à hurler à la mort. Le Professeur Barabas avait évoqué la présence d'ultrasons, inaudibles pour l'homme mais perceptibles par la gente canine. Tout se serait passé pour le mieux si au moment de quitter l'engin, le Capitaine ne s'était cogné violemment contre l'embrasure de la porte.

— Bande d'emplâtrés à la graisse de hérisson, pas foutus de construire des coursives dignes de ce nom ! Qu'est-ce qui m'a pris de suivre cette espèce de zouave interplanétaire et son sous-produit d'ectoplasme attifée comme une papoue des carpathes !? Et vous Tintin, qui ne dites rien !

Après avoir sauté sur le tarmac, Bobette se tourne vers le marin, furibarde.

— Dis-donc vieux débris, tu sais ce qu'elle te dit la papoue ? Regarde-donc où tu mets les pieds !

— Tonnerre de Brest, cette boit-sans-soif est plus effrontée que les gourgandines du port d'Amsterdam ! Tryphon, dites quelque chose !

— Tout à fait Capitaine, honneur aux dames.

Haddock rend les armes, le séjour promet d'être éprouvant. Une immense voiture noire s'avance sur le tarmac et s'arrête à leur hauteur. Un grand type baraqué comme une armoire à glace en sort. La soixantaine bien conservée, il arbore un large sourire, des lunettes de soleil au look futuriste, à tout le moins aux yeux des passagers du passé. Bobette se jette dans ses bras.

— Jérôme !

L'homme la soulève sans difficulté et l'étreint en riant. Elle ne doit pas être bien lourde, mais dans ses bras elle paraît plus légère encore. Il la dépose et s'adresse aux nouveaux arrivants en français avec un fort accent américain.

— Hi Guys. C'est moi qui serai "in charge" de votre sécurité. Vous avez fait bon voyage ?

Sans attendre la réponse, il mime une série de coups de poing, comme un boxeur à l'entraînement. Le type a l'air survolté, il les invite a prendre place dans la limousine. Une fois la petite troupe installée, il propose à chacun une bière et ouvre un sachet de cacahuètes salées.

— J’adore les cacahuètes. Tu bois une bière et tu en as marre du goût. Alors tu manges des cacahuètes. Les cacahuètes, c’est doux et salé, fort et tendre, comme une femme. Manger des cacahuètes. It’s a really strong feeling. Et après tu as de nouveau envie de boire une bière. Les cacahuètes, c’est le mouvement perpétuel à la portée de l’homme.

Tintin et Haddock échangent un regard inquiet, le type a l'air complètement speedé. Pour donner le change, le reporter enchaîne.

— Votre français est remarquable. Vous êtes policier ?

— Yeah man ... enfin non, je ne suis pas policier, je suis acteur, mais j'ai quelques qualités qui m'ont valu d'être engagé sur cette mission. Et man, I love it, it's so exciting.

Il mime à nouveau une série d'uppercut, provoquant chez Haddock un sursaut et un geste de recul. Bobette, elle, éclate de rire devant la réaction du marin.

— Et pour le français, pour tout t'avouer, je suis belge. J'ai fait carrière ici, aux States, à L.A. pour être précis, mais j'ai grandi en Belgique. C'est cool de rencontrer des compatriotes ...

Bobette s'est emparée d'un étrange objet. À peine plus grand qu'un paquet de cigarettes, la surface translucide est ornée d'une image si brillante qu'on la croirait illuminée depuis l'intérieur. Sidéré, Tintin observe l'image qui s'anime sous les doigts fébriles de la jeune fille.

— Putain, je capte rien ...

Haddock la dévisage, anéanti. Cette gamine carbure au whisky et s'exprime avec une vulgarité que même lui ne peut que réprouver.

— Dis-donc, Papy, tu veux ma photo ?

Barabas tente de la calmer. L'heure n'est pas aux disputes.

— Nan mais quoi, Babar, t'as pas vu comme il me reluque ? Y mate mes seins !

Tandis qu'Haddock s'étrangle avec une cacahuète sous l'effet de l'accusation, le garde du corps tente de calmer tout ce petit monde.

— Hey pals, keep calm please. On a de la route à faire jusqu'à la Grande Pomme puis une montagne de taf qui nous attend.

— La Grande Pomme ? demande Tintin.

— Yeah man. New York quoi. Faut écouter. Si t'écoutes tu percutes ! Faut être "aware". Look at me ... moi je suis "aware".

— Putain Jérôme, j'capte rien. File moi ton sattelitaire ! fais Bobette.

L'armoire à glace s'empare de l'étrange objet et pianote sur la surface animée. Il rend l'objet à Bobette.

— T'avais laissé le mode avion, Sweetie.

Avec un sourire penaud, il ajoute à l'adresse des trois amis :

— Faut l'excuser. Elle n'est ici que depuis quelques semaines, elle s'adapte très vite mais elle a encore un peu de mal avec tous ces trucs.

Sous l'oeil sidéré des nouveaux venus, Bobette porte l'étrange appareil à son oreille et commence à lui parler comme si elle s'adressait à quelqu'un.