30 décembre. Paradoxe temporel.

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Quand Tintin pénètre dans la cuisine simple mais chaleureuse, Bobette est déjà attablée. Seule, elle consulte compulsivement son téléphone portable. Le reporter prend place face à la jeune fille qui affiche un air mélancolique, presque triste. Ses traits sont tirés. Il tente de la dérider et lui lance un sourire enjoué.

— Bien dormi ?

— Bof ... il y a du café sur le poêle à bois. Joe est parti soigner ses bêtes.

Tintin se lève, s'en sert un grand bol et lui en propose. Elle accepte du bout des lèvres.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Rien. Tout va bien. Ne vous inquiétez pas.

— Bobette, demain soir nous nous jetterons ensemble dans la gueule du loup. J'ai le droit de savoir ce qui vous tracasse.

La jeune fille soupire et baisse les yeux, accablée.

— Un horrible coup de blues ...

Elle pianote sur son téléphone, le tend à Tintin. On y voit une photo d'un homme aux cheveux blancs, un beau vieillard à l'air serein, comme si au crépuscule de son existence, le sentiment d'une vie bien remplie illuminait son visage. Sans savoir pourquoi, Tintin lui trouve un air vaguement famillier.

— Merci, ça me touche, fait Bobette.

Ses yeux sont embués maintenant. Elle invite son ami à lire l'inscription sous la photo. Bob VDS.

— Bob Vadersteen. C'est mon frère.

— Je suis désolé.

— Ne le soyez pas, Tintin. C'est son profil Facebook.

— Féce bouc ?

— Un réseau social, le plus grand ou en tous cas le premier. Ils régissent ce monde. C'est une des premières choses qui m'a étonnée à mon arrivée ici il y a quelques mois. Les gens vivent par procuration. Ils communiquent et interagissent entre eux sans se voir. Vous pouvez même vous inventer une vie ou un autre visage, vous pouvez changer de sexe sans que personne ne devine la supercherie.

— Je ne comprends pas. Votre frère serait un usurpateur ?

— Pas du tout. C'est bien lui, si ce n'est qu'il a cinquante ans de plus que la dernière fois que je l'ai vu..

— Mais quel est le problème alors ? Il doit s'agir de votre frère qui a traversé tout à fait normalement ce dernier demi-siècle.

— Tout à fait, je suis convaincue que c'est lui. Sa dernière publication remonte à il y a quelques mois à peine.

Tintin a bien du mal à suivre. Puisqu'il s'agit bien de son frère, pourquoi Bobette a-t-elle l'air à ce point dévastée ?

— J'ai vérifié. James est sur twitter, un autre réseau. Dernière publication en septembre de cette année. Or tant James que Bob ont disparu lors d'un saut temporel. Bob en sautant avec moi, James en faisant le déplacement avec le Commandant Morane.

— Et vous pensez qu'il y a un rapport avec ces ... réseaux ?

— Pas du tout répond Bobette. Vous n'y êtes pas. Ces publications prouvent uniquement que leur "moi original" était encore en vie au moment du saut.

Silence. C'est Tintin qui le brise, fasciné par ce que cela implique. Il reprend, presque dans un murmure, comme s'il se parlait à lui-même.

— C'est parce qu'ils étaient encore en vie dans cette ... heu ... dans cet univers que leur "moi" voyageur temporel a disparu lors du saut !

— Bingo.

Tintin reste sans voix. Son cerveau bouillone. N'est-ce pas justement sur ce problème que travaille l'équipe scientifique ?

— L'équipe de Mortimer a de la merde dans les yeux, fait Bobette. Ca fait des semaines qu'ils planchent là-dessus.

— Et vous venez de trouver la clé du mystère. Seule.

Bobette baisse la tête, gênée. Tintin comprend très vite que ...

— Bobette ... ne me dites pas que ... Vous ne venez pas de trouver la clé, n'est-ce pas ? Vous saviez ! Depuis quand ?

— Je l'ai deviné peu après mon arrivée ici, en me famliliarisant avec l'internet et ces réseaux. Et puis je le sens. En moi. C'est comme une évidence.

— Mais pourquoi avoir gardé le silence ? Pourquoi ne pas vous en ouvrir à Mortimer, cela pourrait orienter leurs recherches !

— C'est justement ce que je voulais éviter. De biaiser leur démarche. Je me trompe peut-être, il ne serait pas sage de les lancer sur un fausse piste suite à ce qui reste avant tout une intuition. Et puis ...

— Et puis ?

— Et puis je suis partie à ma propre recherche. Sur facebook, twitter, insta, tik tok. Partout. J'ai tout essayé, Bobette Vandersteen, Bobette VDS, Bobette ... tout. En désespoir de cause, car en constatant que je n'apparaissais même pas dans les contacts de mon frère, j'ai compris que je n'avais jamais existé sur ces réseaux.

— Je n'y suis probablement pas non plus, je ne vois pas où est le problème.

— Vous avez raison, même si des milliers de pages vous sont consacrées, vous n'avez pas de profil en votre nom propre. Mais c'est tout à fait normal, Facebook a été créé vers 2004. Même si vous étiez encore en vie à l'époque, vous deviez être un très vieux monsieur, presque centenaire. Les plus anciennes publications de mon frère Bob remontent elles à 2008. On peut penser qu'il a mis un temps avant de s'inscrire sur cette plateforme. Mais pendant quatorze années, il y a été actif. Moi pas. Pendant ces quatorze voire dix-huit années, je n'ai pas d'existence virtuelle.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— C'est pourtant simple. J'ai la preuve que pendant ces vingt dernières années, Bob, comme James ont eu une vie dans cet univers, et ce au moins jusqu'il y a quelques mois. Quand le Bob de 1969 effectue son saut vers 2022, il disparaît dans le vaisseau qui devait l'y transporter. Quand le James de 1987 saute vers 2022, il disparaît lui aussi. Cerise sur le gâteau, j'ai vérifié pour le Commandant Morane aussi. Et devinez quoi ? Pas trace de lui sur les réseaux.

— C'est plutôt bon signe non ? Vous n'êtes donc pas une exception.

Bobette paraît mainteannt terriblement lasse. D'une voix brisée, elle reprend.

— J'ai poussé plus loin mes recherches. Le Commandant est mort en service commandé en 1999, à l'avènement de l'internet et avant l'essor des réseaux sociaux.

***

Bobette se tient la tête entre les mains. Tintin, sonné, ne veut pas se rendre à l'évidence. C'est encore une fois la jeune fille qui reprend.

— Comme vous, Morane a pu sauter jusqu'ici sans disparaître pour la même raison que vous : parce qu'ici, en 2022, vous êtes tous les deux morts depuis probablement bien longtemps.

Elle ajoute d'une voix brisée :

— C'est la même chose pour moi ...

Tintin, sonné, se reprend :

— Et alors ? Vous devriez avoir quoi, septante, septante-cinq ans en 2022 ? Vous êtes peut-être décédée il y a un ou deux ans à peine. Ce n'est pas si vieux, mais ça suffit à bien remplir une vie.

La jeune fille relève la tête.

— J'ai sauté de 1969 vers le vietnam en 1971, sans aucun problème. J'ai sauté ensuite vers Kandahar en Afghanistan en 2009. Sans problème. Je suis allée dans lun lointain futur, sans problème mais dans ce cas quoi de plus normal ? Et enfin je saute vers 2022. Sans problème.

Tintin refuse de se rendre à l'évidence. D'une voix douce, elle reprend.

— Il n'y a qu'une seule explication à ça. Je n'existe pas en 2022. Je n'existais pas non plus en 2009. Ni en 1971. Je n'existais pas car j'étais aussi morte qu'on peut l'être. Le seul fait que je n'apparaisse nulle part dans les publications de mon frère en est la preuve.

Elle ajoute, amère :

— Nous partons demain pour Szohôd, la capitale. Je pense que je n'en reviendrai pas.

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