Chapitre 21 : Dans l'antichambre du mensonge

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Le soleil n’avait pas encore franchi les toits, mais le palais était déjà en mouvement.

Les pas précipités des serviteurs, les chuchotements dans les couloirs, les portes qui grinçaient à peine avant de se refermer. Quelque chose flottait dans l’air. Une tension invisible, mais dense comme une corde prête à céder.

Je m’étais levé tôt, incapable de rester couché. Le sommeil m’avait fui, comme si lui aussi se méfiait de ce jour.

Salvatore m’avait confié une tâche simple : retranscrire un ancien décret, poussiéreux et ennuyeux. Une façon élégante de m’écarter du tumulte, sans me le dire.

Mais je n’étais pas idiot. Tout le monde semblait parler… sans jamais rien dire.

— Des nobles, m’avait glissé Giulio à demi-voix la veille. Des gens de Sienne, de Rome, peut-être même de France. Ils arrivent. On dit que Ludovico veut impressionner… ou cacher quelque chose.

J’avais haussé les épaules. Mais cette nuit, les mots de Giulio m’avaient poursuivi jusque dans mes rêves. Et ce matin, chaque ombre semblait épier mes gestes.

Je m’étais réfugié dans l’atelier, un rouleau ouvert devant moi, ma plume à la main… mais mon regard n’accrochait pas l’encre.

Un bruissement me fit lever la tête.

Giulio.

Il passa la porte comme une rumeur : sans bruit, mais porteur de mille soupçons.

— Tu sens ? dit-il en s’asseyant à côté de moi.

— Quoi ?

— Ce truc dans l’air. Comme quand une page s’apprête à tourner, mais que tu ne sais pas si elle va te couper les doigts.

Je fronçai les sourcils. Il avait raison. Quelque chose approchait. Quelque chose de plus grand que nous.

— C’est Salvatore ? demandai-je.

— Pas que. C’est plus large. Ça remue trop de silence pour que ce soit juste lui.

Il sortit une petite figue de sa poche. Me la tendit.

— C’est pour la mémoire. Il paraît que ça aide à ne pas oublier les détails.

Je souris à moitié, mais je ne la pris pas. Mon estomac était trop noué.

— Giulio… Tu crois qu’on est en sécurité, ici ?

Il me fixa longuement. Pour une fois, son regard n’avait rien d’amusé.

— Je crois qu’on est au bon endroit pour comprendre. Mais pas forcément pour rester longtemps.

Il tapota doucement le pupitre devant moi, puis ajouta, plus bas :

— Et ce que tu as entendu l’autre soir… ce n’était pas juste des mots.

Je me redressai.

— Tu veux dire quoi ?

Il regarda autour de lui. Puis planta son regard dans le mien.

— Je veux dire que certaines phrases, Milo, sont des armes. Des clés. Ou des pièges. Et que ce qui a été dit… a déjà commencé à faire bouger les choses.

Il se leva, sans attendre de réponse.

— Garde les oreilles ouvertes. Et le cœur encore plus.

Et il parti.

Le jour tirait vers midi. Une lumière dure se glissait entre les volets entrouverts de l’atelier, léchant les parchemins d’une clarté tiède, presque nostalgique.

Je recopiais sans trop y penser. Mes gestes étaient précis, mais mon esprit ailleurs — suspendu entre des souvenirs trop récents et des vérités encore tièdes.

C’est à ce moment-là que Salvatore entra.

Il ne fit aucun bruit. Comme s’il faisait déjà partie des ombres.

— L’encre est plus fluide quand on respire mieux, dit-il en s’approchant.

Je me raidis légèrement. Pas par peur. Par réflexe.

— Tu as progressé, poursuivit-il en examinant ma calligraphie. Le trait est plus assuré. L’alignement aussi. Comme si tu savais enfin où tu allais.

Je ne répondis pas. C’était vrai. Mais ce n’était pas grâce à lui.

Il s’assit en face de moi, croisa les doigts et me fixa longuement. Trop longuement.

— L'Histoire, Milo, a toujours été un jeu d’ombres. De masques. De silences. Ceux qui la servent apprennent vite à ne pas confondre clarté et vérité.

Je le regardai. Les mots semblaient pesés. Et pesants.

— Tu as vu des choses récemment, dit-il. Entendu des récits. Certains te semblent beaux. Justes. Évidents.

Il pencha la tête, comme un oiseau de nuit examinant sa proie.

— Mais rappelle-toi : même les plus jolies histoires peuvent être des pièges, quand elles sont racontées avec assez de talent.

Je fronçai les sourcils. Il ne citait personne. Mais il n’en avait pas besoin.

— Léonard est un homme fascinant, je ne le nie pas. Il a le don des images, des mots et des gestes. Mais tous les artistes ne sont pas des sages. Certains peignent des illusions si bien qu’ils en viennent à y croire eux-mêmes.

Je sentis quelque chose remuer en moi. De l’agacement, peut-être. Ou du doute. Encore.

Je serrai mon galet, dissimulé dans l'ourlet de ma veste. Ce geste simple m'appaisa profondément.

Ce soir-là, je n’arrivais pas à dormir.

Quelque chose pesait dans l’air. Un silence trop profond. Une absence trop présente. Salvatore n’était pas revenu à l’atelier. Et Giulio, d’habitude si bavard, m’avait quitté sans un mot, les sourcils froncés comme un ciel avant l’orage.

Je restai assis, longtemps, à écouter les bruits du palais. Le craquement du bois. Le frottement d’un tissu. Le sifflement d’un courant d’air qui s’invitait dans les couloirs.

Puis… un grincement.

Léger. Mais trop clair pour être un hasard.

Je me levai. Pieds nus sur la pierre, cœur battant comme un tambour d’enfance.

Le son venait du couloir ouest. Celui qu’on disait toujours trop vide, trop droit, trop propre. Celui que Salvatore évitait. Je n’y étais passé qu’une fois. Et j’avais eu l’impression que le mur lui-même me surveillait.

Mais ce soir-là, quelque chose m’attirait.

Je glissai ma main sur les pierres, comme à la recherche d’un souffle, d’un indice. Et c’est là que je le sentis : une faille. Un souffle d’air plus tiède qu’il n’aurait dû. Une pierre plus lisse que les autres.

Je poussai.

Un déclic. Léger, presque timide.

Puis le mur pivota d’un souffle.

Derrière, un escalier étroit, creusé à même la roche, disparaissait vers les entrailles du palais.

J’hésitai.

Puis je descendis.

Pas à pas. Main contre la paroi. Comme si le silence lui-même retenait son souffle.

En bas, une pièce. Petite. Étrange.

Elle n’était pas poussiéreuse. Ni abandonnée. Au contraire.

Des cartes. Partout. Accrochées aux murs, déroulées sur des tables, clouées à même le sol. Des cartes anciennes. D’autres plus récentes. Certaines griffonnées de notes. D’autres… retouchées.

Mais ce n’est pas cela qui me fit reculer.

C’était le panneau central. Une fresque immense, dessinée directement sur la pierre.

Une frise du temps. Avec des noms. Des dates. Et… des coupures.

Des traits rouges avaient été tracés sur certains pans de l’Histoire. D’autres effacés. Et certains… réécrits.

Je m’approchai. Mon cœur battait à tout rompre.

Il y avait là, parmi d’autres, des fragments que je connaissais. Le marché de la soie. Le message dans la sacoche. Le Duomo.

Et en bas, une inscription, gravée plus profondément :

Toute Histoire est une matière malléable. Il suffit d’en connaître les failles.

Je reculai d’un pas. La tête bourdonnante.

C’était une salle de contrôle. Ou de manipulation.

Et quelqu’un, ici, jouait avec les fils du passé comme on joue d’un instrument.

Je refermai la porte derrière moi, sans bruit. Gravant chaque détail dans ma mémoire.

Quelque chose d’immense se tramait.

Et j’étais déjà au cœur de la toile.

Je remontai les marches à l’aveugle, les jambes encore fléchissantes, les paumes moites d’avoir trop serré mes propres pensées.

Une partie de moi voulait oublier. Refermer la porte, et faire comme si cette salle n’avait jamais existé.

Mais une autre… savait.

Je n’étais plus simplement le témoin de cette histoire. J’en étais devenu une pièce. Une pièce qu’on voulait déplacer, utiliser… ou sacrifier.

Lorsque j’émergeai dans le couloir, le palais semblait figé dans une attente sourde. Tout me paraissait un peu trop calme. Un peu trop propre.

Mais quelqu’un m’attendait.

Giulio était là. Accoudé à la balustrade, son visage mangé par l’ombre.

— Tu as mis du temps, dit-il simplement.

Je ne répondis pas. Je m’approchai, et il me tendit un morceau de pain un peu rassis.

— Du pain volé dans les cuisines. Il est meilleur quand on a un secret à digérer.

Je souris, à moitié.

— Tu savais ?

Il haussa les épaules.

— Pas tout. Mais j’avais vu Salvatore entrer par là, plusieurs fois. Toujours la nuit. Toujours seul. J’ai suivi, une fois. Et je n’ai pas aimé ce que j’ai vu.

Je m’assis à ses côtés.

— C’est une salle de modifications. Ils gardent des traces. Et… ils effacent.

Il acquiesça.

— Ce n’est pas juste une salle, Milo. C’est une forge. Une forge d’Histoire.

Il se tut un instant, puis, d’une voix plus grave :

— Ce que tu as vu, ce n’était pas une simple preuve. C’était un avertissement.

Je le regardai, sans comprendre.

— Tu veux dire… ?

— Je veux dire que s’ils t’ont laissé trouver cette pièce, c’est soit qu’ils pensent que tu leur appartiens… soit qu’ils veulent que tu penses que tu leur échappes.

Je sentis un frisson remonter le long de ma nuque.

— Et toi, tu crois quoi ?

Il tourna les yeux vers moi, sérieux pour une fois.

— Je crois qu’ils ont peur. Pas encore de toi. Mais de ce que tu pourrais devenir. Et c’est pour ça que tu dois faire attention. À ce que tu vois. À ce qu’on te montre. Et surtout… à ce qu’on te demande de croire.

Je ne dis rien.

Mais en moi, quelque chose avait déjà changé.

Le doute, désormais, n’était plus une faiblesse.

C’était une arme.

Et je comptais bien apprendre à m’en servir.

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