Faire le tour de la situation !

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Cléo !

— Tu te sens mieux ?

Je détourne les yeux de la cour de récréation et je me concentre sur ma collègue à mes côtés.

— Oui, ça va, merci.

— Saleté de virus, me répond-elle d’un air compatissant.

— C’est sûr.

Je sais, ma conversation est plus que limitée ce matin, mais je commence tout juste à sortir la tête de l’eau, après mon vendredi désastreux. Il y avait des mois que je n’avais pas autant bu et j’en avais perdu l’habitude ainsi que la sensation de malaise qui en découle. Les filles ont dû m’aider à rentrer et j’ai passé le reste de mon week-end avec la nausée, vautré sur mon canapé à regarder des comédies romantiques avec mon vieux pyjama informe. J’ai filtré leurs appels et leurs SMS, j’avais juste besoin de me retrouver un peu seule et de digérer le fait, d’avoir revu Connor. Plus de cinq mois sans le croisé, ni même l’apercevoir, et il a fallu que ce soit au moment où je commençais à aller mieux.

Putain de karma !

Tout, je me souviens d’absolument tout ce qu’il s’est passé dans la soirée et je ne peux m’empêcher de sourire en repensant à sa tête, lorsque j’ai vidé l’intégralité du contenue de mon estomac, sur son beau costume.

Petite vengeance personnelle !

Avec le recul, je sais pertinemment que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, mais j’ai le plus grand mal à oublier la façon dont nous avons rompu. Enfin, plutôt dont il s’est débarrassé de moi. Je crois qu’en fait, c’est cela que j’ai le plus de mal à digérer. Il était parfaitement au courant de la relation compliquée que j’entretenais avec ma famille, mais cela ne l’a pas empêché de me rabaisser devant eux et depuis, j’en entends parler chaque semaine.

Tous les dimanches, je fais l’effort de passer les voir, même si cela me coûte, mais il reste néanmoins mes parents. Ils ne sont pas vraiment méchants, mais ils ne comprennent pas mes choix. Je viens d’une famille qui a fait fortune dans la finance. Mon frère et ma sœur ayant suivi le schéma familial, je suis la seule à m’être dirigée dans une autre voie. Je suis institutrice et je passe mes journées au contact de chérubins âgés entre quatre et six ans. Ma mission ? Leur apprendre les bases de la patience, du langage et du comportement en société. Je console, je rassure, j’encourage, je me substitue durant quelques heures à leurs parents et pour certains, je suis un point de repère et de stabilité. C’est un beau métier, me direz-vous ! C’est vrai et j’aurais certainement pu leur faire comprendre mon choix, si j’avais finis dans une école privée pour petit bourge, mais j’en ai fait un tout autre. Je suis titulaire de mon poste dans une REP+ (réseaux d’éducation prioritaire renforcée) ce qui signifie que j’enseigne à une catégorie d’enfant, qui ne sont pas nés avec une petite cuillère en argent dans la bouche. Je suis au cœur d’un des plus gros quartiers défavorisés de paris à Créteil, plus précisément. Au milieu d’une citée, où les familles côtoient les dealers de drogue et les petits voleurs en tout genre.

Je passe ma vie à entendre que ce que je tente de faire est totalement inutile, que ces enfants sont déjà perdus et leur avenir tout tracé, mais je ne suis pas d’accord avec eux. Chacun doit avoir la possibilité de choisir sa voie, même si pour tous ces gosses le combat sera beaucoup plus intense, que pour la plupart des autres. Pour beaucoup d’entre eux, ils baignent depuis leur naissance dans l’argent facile et la violence.

En jetant un œil dans la cour, je sais d’ores et déjà que pour une poignet, ils connaîtront la perte d’un de leur parent avant leur dixième anniversaire. Parce que, qui dit argent facile, dit violence, règlement de compte et balle perdue.

J’ai fait un choix que peu de personnes comprennent et Connor, pas plus que les autres ! Nous nous sommes rencontrés lors d’une soirée organisée par mes parents où ils avaient invité les membres de leur cabinet. Une soirée chic, parfaite pour ceux qui aiment le lux et les apparences. Le genre d’évènement où je dois faire beaucoup d’effort pour effacer celle que je suis en réalité. Je deviens la Cléo que mes parents ont élevée et je mets de côté la Cléo qui s’est construite différemment. J’aurais dû me douter que tomber amoureuse de quelqu’un comme lui était voué à l’échec, mais il sut trouver les bons mots, au bon moment. Avec le recul, je crois aussi que quelque part, je voulais l’approbation de ma famille, je voulais leur montrer que malgré mes choix de vie, je pouvais me mettre avec quelqu’un de leur rang social.

Mauvais choix !

Bref, je pense avoir retenu la leçon et je compte bien me tenir le plus loin possible de ce genre de mec. Je suis différente, je ne fais pas partie de ce monde, je ne m’en suis jamais caché et je suis maintenant prête à totalement l’assumé, n’en déplaise à ma famille.

C’est avec mon putain de mal de crâne qui ne m’a pas lâché depuis deux jours, mais regonflé à bloc, que je fais renter ma classe pour la dernière partie de la journée. Il est temps que je mette de côté mes états d’âme, que je laisse le passé derrière moi et que je me concentre sur mon avenir.


Fin de la journée, je suis postée comme toujours dans l’embrasure de la porte et j’attends que les parents récupèrent leurs progénitures. Je crois qu’il y a bien longtemps que je n’avais pas connu une journée aussi horrible. Le moindre bruit se répercute dans ma tête et fait des ricochets durant des heures. En rentrant ce soir, je me fais couler un bain avec une cure de Doliprane et je dors jusqu’à demain.

— Aurevoir maîtresse !

Je me concentre et je fais un signe de la main à Shanna qui part avec sa maman. Ils disparaissent les uns après les autres, mais toujours pas assez vite à mon goût. Ici, les horaires sont plus qu’aléatoires, il m’est même arrivé de raccompagner certains de mes élèves chez eux. Je sais que je n’en ai pas le droit, mais dans la cité, c’est la loi de la jungle et l’on prend plus souvent le gauche que la direction officielle. Si dans les premiers temps, je n’étais pas vraiment rassurée de me promener seule ici, je me suis vite rendu compte qu’en fait, dès le premier jour, tous savaient qui j’étais. Je ne dirais pas que je n’ai jamais subi quelques remarques, mais j’ai bien assez de répartie pour remettre tout ce petit monde à leur place et je me suis fait accepter, respecter. Je leur confierais pas ma vie, mais j’ai confiance.

— Je vois qu’il te reste toujours les mêmes.

Je regarde Joy qui vient de me rejoindre en souriant, c’est ici même que nous nous sommes rencontrés, il y a quatre ans, quand j’ai pris ce poste. J’ai obtenu ma demande aussitôt, sans passer par la case remplacement. Il faut dire que les REP+ sont loin de faire partie des choix en temps normal. La plupart du temps, ceux qui arrivent ici, sont les derniers de la classe, ceux qui ont obtenu leur diplôme de justesse et malheureusement, ils ne font jamais long feu. Je revois la tête de la personne en face de moi lorsque j’ai rendu mes vœux, je pense réellement qu’elle m’a pris pour une cinglée. Personne, de normalement constituer, ne veux faire carrière ici.

— On ne change pas une équipe qui gagne. Dis donc toi, je ne t’ai même pas vue à l’heure du déjeuner, où étais-tu passé ?

— J’ai passé ma journée, le nez fourré dans l’administratif. Je passe mon temps à me battre bête et ongles pour obtenir les budgets qui nous sont dus. Et tu veux que je te dise, j’aurais vraiment dû y réfléchir à deux fois avant d’accepter ce poste !

Joy a pris la direction de l’établissement à la rentrée dernière suite au départ de monsieur Berger, qui pour ma part n’est pas une grande perte. Ce mec passé son temps en arrêt maladie pour burn-out.

— Tu plaisantes ! Depuis que tu es là, j’ai réussi à obtenir des crayons de couleur neufs, c’est un exploit. Les anciens étaient usés jusqu’à la moelle.

Elle éclate de rire et je l’imite, mais je suis aussitôt rappelé à l’ordre par mon crâne.

— Ça ne s’arrange pas à ce que je constate.

— Pas vraiment non. Si encore je savais exactement ce que j’ai ingurgité, je pourrais faire une croix dessus à l’encre rouge définitivement.

— Ouais, jusqu’à ce que tu oublies.

— C’est pas faux !

Nous rions, mais nous sommes interrompus par la maman du dernier élève en ma possession. Le petit, là même repéré avant nous, puisqu’il se tient déjà derrière moi, son cartable à la main. Je m’écarte pour le laisser passer, avant de tout de même rappeler les règles.

— Madame Ousana, faites en sorte d’être à l’heure demain.

— Oui, Madame maîtresse, mais j’ai trouvée travaille.

— Je comprends, dans ce cas, il vous suffit le matin, de cocher que votre fils va en garderie à la fin de la journée. Vous vous souvenez qu’un système de garde a été ouvert en septembre ?

— Oui, Madame maîtresse, demain.

— Très bien, bonne soirée, Madame Ousana et à toi aussi Youssef.

— Aurevoir maîtresse !

Je souris devant le visage angélique de ce gamin, c’est l’un de mes préférés. Je sais qu’il ne faudrait pas, mais je reste humaine avec mes préférences. Je défis qui contre, exerçant le même métier, de me dire en me regardant droit dans les yeux qu’il ne ressent pas un peu plus d’affection pour certains que pour d’autres.

Bref, il est un peu plus de dix-sept heures, lorsque je retourne dans ma classe pour rassembler mes affaires, Joy, sur mes talons.

— Tu as prévu quelque chose ce soir, me demande-t-elle en rangeant son téléphone dans la poche arrière de son jean ?

— Oui, j’ai un rancard !

— T’es sérieuse ?

— Très ! J’ai rendez-vous avec mon lit, mon oreiller et ma couette ! Je vais te faire une de ces fiestas !

— Mais que t’es con ! Et moi, je ne marche pas, je cours !

— Et c’est tout l’intérêt de ne réserver qu’à toi mes meilleures blagues.

— Avant de trop te réjouir sur ton programme follement excitant, tu devrais tout d’abord consulter ton portable.

— Pourquoi ça, demandé-je en jetant mon sac sur mon épaule ?

— Simple intuition.

Mais au vu de la tête qu’elle fait, je doute que ce soit simplement une intuition. Je dégaine mon téléphone et je constate que j’ai un message de Léo, enfin non, plusieurs en fait. Le souci avec elle, c’est que lorsqu’elle commence avec les textos, elle en envoie jusqu’à ce que nous lui répondions, ce qui parfois, peut prendre quelques heures. Alors, je me retrouve régulièrement avec plusieurs dizaines de messages en attente, elle a même réussi plusieurs fois à me faire beuguer ma messagerie. Elle est indécrottable !

15 h 36 : « Soirée DVD ? Je prévois tout, pas d’inquiétude, on se retrouve chez toi ! »

15 h 38 : « Réponds-moi vite, au cas où tu ne serais pas dispo, même si je ne vois pas ce que tu pourrais avoir d’autre à faire ! »

15 h 40 : « Je pars faire les courses et louer un film, c’est ta dernière chance »

15 h 47 : « J’arrive au supermarché »

16 h 12 : « J’ai pris l’apéro, du vin et plein de choses à grignoter, sans oublier le pop-corn. Je file chercher le film ! »

16 h 31 : « Tu dois avoir finis et tu ne m’as toujours pas répondue, t’es où ? »

16 h 34 : « J’envoie un message à Joy »

16 h 35 : « À tout à l’heure »

16 h 37 : « C’est bon, tout est OK ! »

16 h 42 : « Je m’avance chez toi et je vous attends, ne tardez pas trop ! »

Je m’apprête à lui répondre quand un autre message arrive, me faisant sursauter quand l’appareil se met à vibrer dans mes mains et je passe à deux doigts de le faire tomber.

17 h 16 : « Je suis chez toi, je nourris ton chat »

Je pousse un gros soupire, sous le regard amusé de Joy. Adieu, bain moussant, farniente et sommeil !

Je veux mourir !

Léonie m’a obligée à lui donner un double de mes clefs, lorsque je me suis installée dans mon nouvel appartement, il y a environ trois mois, après avoir passé un peu plus de deux mois sur son canapé. Elle m’a vue passer par toute les étapes du deuil ; le déni, la colère, le marchandage et la dépression. Je viens d’entrer dans la dernière qui est l’acceptation et apparemment, elle l’a parfaitement compris. Depuis que je me suis installée seule, elle passe de temps en temps à l’improviste, pour un petit remontage de morale en bonne et due forme, mais elle ne s’est jamais servie de son trousseau.

Note à moi-même, penser à le récupérer, sinon c’est la porte ouverte à n’importe quoi !

Je relève les yeux vers Joy qui sourit d’un air contrit, mais qui au fil des secondes qui passent, semble se transformer en un fou rire contenu. Ça l’amuse, j’en suis certaine, mais elle est bien trop gentille pour le montrer.

Elle éclate de rire. Elle se marre tellement, que des larmes commencent à se former au coin de ses yeux. Rectification, en fait, elle ne vaut pas mieux que Léo et moi réunit. Je crois qu’au fil des années, nous avons fini par la contaminer avec nos conneries.

Quand nous franchissons le seuil de mon petit appartement, nous sommes accueillis par les miaulements d’agonie de mojito.

— Léo ? T’es où ? Demandé-je.

— Dans la salle de bain.

— Et on peut savoir ce que tu fabriques ?

— J’essaie de donner un bain à ton chat !

Dites-moi qu’elle plaisante, elle n’est pas sérieuse j’espère. J’entre dans la salle de bain, Joy sur mes talons et la première chose que je vois c’est le regard terrorisé de mon chat qui semble me demander de le sauver.

— Mais fiche la paix à ce chat, qu’est-ce qu’il a bien pu te faire pour mériter ça ?

J’attrape Mojito et je le libère. Ni une ni deux, il file se réfugier sous la baignoire. Une chose est sûre, je ne suis pas prête de le revoir de sitôt, du moins, tant que Léo sera dans les parages.

— Rien du tout, mais il put, c’est une horreur, déclare-t-elle en se pinçant le nez, histoire de bien appuyer ses propos.

— Je sais, il adore se réfugier sous cette maudite baignoire. Je ne sais pas ce qu’il y trafique, mais il peut y rester des journées entières. Mais il n’empêche qu’un chat, ça ne se lave pas !

— Et qui dit ça ? Il y a une loi contre le lavage des chats ?

Elle me fixe en haussant ses sourcils parfaitement dessinés. Elle me cherche, j’en suis convaincue, mais ce soir, je ne suis vraiment pas d’humeur. J’ai toujours mal de tronche et la seule chose que je veux, c’est me mettre au lit. Alors, je laisse tomber.

— Non, il n’y en a pas, c’est simplement que les chats n’aiment pas l’eau. Et puis, de toute façon, ça ne sert à rien, cinq minutes après, il sentira encore la poussière et le renfermé, alors autant économiser ton énergie pour la soirée.

Elle soupire, mais finit par poser la serviette qu’elle tenait entre ses mains, avant de sourire.

— Bon, ben passons à l’apéro alors !

Léonie passe entre Joy et moi et retourne dans le salon. Voilà, il faut juste savoir lui parler et en général, je ne m’en sors pas trop mal. Seul inconvénient de cette tactique, c’est que l’on peut facilement finir bourrer et en consultant ma montre, je vois qu’il n’est pas encore dix-neuf heures. Je sens que la soirée va être longue, à moins que je n’arrive à me débarrasser d’elle.

En prenant la direction de mon salon, j’ai la ferme intention de lui demander gentiment de rentrer chez elle. Mais quand je sors finalement du couloir et que je la vois en train de déballer ses emplettes, je n’en ai plus le courage. Je me pose contre le mur et je les admire, en train de tout installer pour cette soirée improvisée. Je souris, en me disant que j’ai quand même une chance inouïe de les avoir toutes les deux dans ma vie. Léo a toujours été présente dans les bons et dans les mauvais moments, elle n’a jamais failli dans son rôle de meilleure amie, depuis que nous nous sommes rencontrés. Quant à Joy, elle est la conscience, la voie de la raison, celle qui canalise notre tempérament exubérant. Elles sont très différentes, mais elles se complètent parfaitement !

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