Septième ingrédient : la cohérence

20 minutes de lecture

Ce recueil touche à sa fin puisque voici le dernier ingrédient de la grande Alchimie.

Commençons par définir la cohérence. Il s’agit, bien sûr, d’écrire une histoire plausible, à laquelle le lecteur est susceptible de croire et d’adhérer, même si le postulat de départ est très éloigné de la réalité. Mais il ne s’agit pas uniquement de ça, je rangerais dans la cohérence tout ce qui concourt à cimenter le tout, à créer l’harmonie.

Pour traiter cet ultime ingrédient, je me propose de procéder un peu différemment de ce qui a été fait jusqu’ici. En effet, début 2017, j’entreprenais de lire ici sur Wattpad « Les héritiers d’Enera », un récit d’Epice01. Son intention était de transposer les personnages et intrigues de sa fiction « HotChili », les tribulations de groupes de rock contemporains, dans un univers fantasy haut en couleur. Un objectif original et rafraîchissant, mais dont certains aspects demandaient un travail de cohérence assez fastidieux. Ma lecture et mes commentaires ont donné lieu à des débats très intéressants qui m’ont conduit aujourd’hui à aborder cet élément par le biais de nos échanges d’alors, car à vrai dire, c’est cette expérience qui m’a mené aux réflexions sur la cohérence, du moins en partie.

Premièrement, j’aimerais évoquer l’aspect le plus évident de la cohérence, à savoir la crédibilité de l’histoire. Il s’agit en somme d’énoncer l’évidence. Aussi, je tenterai de ne pas y consacrer trop de mots.

Ce qui est important, c’est de garder un esprit logique. Même si une partie du récit est le fruit d’une action ou d’une pensée illogique, gardez à l’esprit que c’est illogique et traitez-la en conséquence. Mais de prime abord, vos situations, vos personnages et leurs attitudes se doivent de respecter un schéma rationnel. Une mère ne reste pas impassible et sereine si l’on s’en prend à son enfant, un roi ne laissera pas le dernier des manants le traiter comme un chien sans conséquence, un homme dont la vie est menacée ne dédaignera pas l’arme dont il dispose à portée de main… La logique de ces exemples ne requiert aucune explication. Et si vous souhaitez déroger à une telle évidence, cela, par contre, doit s’expliquer clairement. En fantastique notamment, le malaise et la peur peuvent être insufflés par un comportement inadéquat ou un événement impensable (une mère qui sourit en voyant son enfant menacé, par exemple), mais c’est parce que le genre, justement, s’appuie sur le surnaturel et l’irrationnel. Et indubitablement, le lecteur ressentira une gêne en lisant ce passage.

Pour prendre un exemple moins flagrant et directement issu de ma lecture des « Héritiers d’Enera », et afin de rester raccord avec ce qui va suivre : je m’étonnais que le monarque du royaume avait accédé au pouvoir contre le droit du sang (donc il s’agit d’un usurpateur) alors qu’il est présenté comme ayant grandi cloîtré dans le gynécée de sa mère, isolé du monde, protégé… et donc à priori sans avoir pu se faire d’amis puissants, sans avoir pu tisser un réseau d’alliés et préparer sa prise de pouvoir. C’est un détail, un détail qui fait partie du passé du personnage, mais si l’on n’en donne pas d’explication, si l’on ne justifie pas cette « contradiction » dans le récit, cette information contredit la logique et donc nuit à la cohérence. C’est le même phénomène qui survient lorsqu’un personnage présenté d’une certaine façon (généreux, par exemple), agit d’une façon opposée (égoïste et cupide). Vous vous contredisez, or vous êtes censé être le détenteur de tout le savoir qui tourne autour de votre histoire. Le lecteur veut pouvoir vous faire confiance.

Dans le cas d’un postulat de départ défiant la logique, il est important de rapidement définir la logique intrinsèque du récit. Cody est un excellent exemple, et l’on ne s’étonnera pas, dès l’abord, qu’un garde crache un monstrueux glaviot de dépit sans avoir pris soin de relever sa visière. Le récit s’imagine un peu comme un dessin animé où tout peut arriver. Et si votre désir est de bousculer les logiques préétablies en cours de route, ce chamboulement doit lui aussi répondre à quelque logique que vous aurez en tête depuis le départ.

En fin de compte, le meilleur moyen de rester logique est de songer aux situations et événements de votre histoire (et de votre background) en termes de causes/conséquences, et de développer les choix et actions de vos personnages en vous mettant à leur place, en tenant de réfléchir comme eux. J’avais prévenu, c’est l’évidence même, aussi nous allons rapidement passer à des aspects plus subtils de la cohérence.

Le parfum général de votre histoire est un ciment pour rassembler toutes les composantes que nous avons pu évoquer jusqu’à présent. Cet aspect-ci synergise (voire se confond partiellement) donc avec le ton, abordé dans l’ingrédient « style ».

On doit croire à votre histoire, cela signifie qu’un récit situé durant la révolution industrielle doit en avoir la saveur, une histoire qui se déroule dans une capsule d’acier étroite à des années-lumière perdue dans le vide spatial doit donner cette sensation, une fiction qui prétend investir les alcôves du pouvoir doit donner l’impression que l’on s’y trouve effectivement.

Bref, comme je l’ai dit, je vais me concentrer sur mes échanges avec Epice, et donc parler plus particulièrement de fantasy. Mais globalement, ce que je vais dire ici peut s’appliquer plus ou moins subtilement à tous les genres, du moins dans les grandes lignes.

Concernant la fantasy, donc, l’un des points que j’ai soulevés auprès de notre amie et auteure était le côté anachronique. La fantasy est un genre usuellement situé dans une période médiévale ou approchant, le lecteur s’attend donc à y trouver un vocabulaire et des concepts aux parfums moyenâgeux. Ceci va contribuer à l’immersion et à la cohérence générale du récit.

J’avais pris l’exemple du terme « greffer », employé en outre dans un sens commun et familier, comme on pourrait l’évoquer aujourd’hui (je ne me souviens plus exactement du contexte, mais genre « il a un radar greffé dans la tête »). Alors certes, le terme « greffe » est apparu au 13ème siècle, il n’est donc pas parfaitement anachronique par rapport au Moyen-Âge. Cependant, l'invention du terme médical lors des premiers essais et son introduction de manière imagée dans le vocabulaire quotidien sont deux choses distinctes. Et comme je l’ai dit en parlant du style, même le mot le plus juste n’est pas forcément le plus approprié.

Bien entendu, l’objectif est de donner une sensation au lecteur, pas d’être le plus authentique possible. On ne va pas écrire une histoire de fantasy en utilisant un idiome obscur du haut Moyen-Âge, mais nous allons éventuellement travailler à lui en donner l’aspect. Mieux, pour reprendre l’exemple du Chevalier Larouille, Mathieu a pris le parti de mettre des tournures modernes dans la bouche de son chevalier, mais ça ne choque aucunement, puisque le concept de base est le « western spaghetti médiéval », aussi Larouille peut bien parler comme un pistolero. L’harmonie est préservée, pour autant qu’il ne sifflote pas un air de Lady Gaga entre deux paragraphes.

Hormis « l’anachronisme », un autre point soulevé était l’apparition de l’anglais et des anglicismes dans le récit.

Voici ce que je commentais à ce sujet :

Moi

« De la même manière, le recours à l'anglais (une langue de notre monde, mais pas celle dans laquelle tu écris) rompra le processus d'immersion et ramènera le lecteur à notre monde. Autant le français t'est nécessaire pour raconter l'histoire, pour être comprise du lectorat, autant toute autre langue devrait être bannie, à mon sens. C'est valable dans la high fantasy en général, je pense. Je n'en ai jamais lu par ailleurs sans que ça crisse à mon oreille. »

Epice (sa réponse)

« Je tiens à mes Red, White et Leblanc ! Parce que je donne un symbolisme non négligeable aux couleurs dans cette fiction.

En outre, Ned, Stark, Ben, Catelyn, Lysa, Snow... On ne reproche pas leur consonance "anglosaxon" à ces prénoms.

Je n'ai pas la prétention de me comparer à G. Martin. Je n'ai pas non plus l'ambition de faire du G.R.R. Martin. Ni même l'imiter (même s'il reste indéniablement un maitre à penser).

Mais pourquoi des patronymes anglosaxons seraient une faiblesse de mon récit, quand ils passent très bien dans un best seller ? »

Et aussi :

« …quand tu avances :

"Autant le français t'est nécessaire pour raconter l'histoire, pour être comprise du lectorat, autant toute autre langue devrait être bannie, à mon sens"

Je trouve l'idée très tranchée !

J'ai lu la trilogie "Prince Captif" de C.S. PACAT. Je fais partie de ceux qui ont adoré cette saga, dont le succès n'est point usurpé. (ça reste mon avis)

Et je n'ai pas du tout été dépaysée par ses noms aux consonances grecques, et parfois françaises (Chastillon, Varaine, etc.) alors que je lisais en VO, en anglais.

Ça ne m'a jamais coupée dans mon processus d'immersion, bien au contraire, ça apportait une espèce de signature hybride à son monde.

Je ne suis pas à l'aise avec un discours tranché quant à ce qui DOIT se faire en high fantasy, et ce qui ne DOIT PAS ! Je sais qu'il y a des impondérables, mais pourquoi un nom devrait-il faire perdre de son essence à une œuvre, s'il s'immerge bien dans la "réalité" de son univers ?

Je suis sans doute une anarchiste de la fantasy... va savoir !

Si on me dit un jour qu'un tel est un Pape du High Fantasy, alors je voudrais bien prendre ses recommandations comme parole d'évangile... Et encore, je pense que je me la jouerai malgré tout sceptique et païen.

Arf, mon propos doit te sonner très négatif, ou très fermé, mais je te rassure. Je reste ouverte au débat ! »

Moi

« …Venons-en maintenant à l'anglais. Ce n'est pas une règle absolue, de nouveau, ce n'est que mon propre ressenti, mais je pense ne pas être le seul à réagir comme ça. Si j'estime qu'une autre langue que le français est à bannir, c'est parce qu'il est question d'un monde où l'anglais n'est pas censé exister. Donc si tu me fais voyager dans le monde de Arodan'Luduïna, je ne m'attends pas à entendre des trucs du style "Awesome !", des "Red" et des "White", ni même des "Snow". Là où "Snow" est admis, c'est parce qu'il a été écrit par un auteur anglophone, de culture anglophone (qui va forcément transparaître dans son univers et son style) et que "Neige" ne fonctionne pas (ou vraiment moins bien), alors qu'il faut tout de même préserver le concept. D'ailleurs, là où un terme n'est pas absolument porteur d'un concept, aussi bien que là où le français peut se substituer sans perte, le français prend la place de l'anglais. Comme tu écris en français, tu devrais t'en tenir à cette langue (Martin n'a rien glissé en français dans ses ouvrages).

Par contre il y a une énorme nuance entre l'anglais ou l'allemand, par exemple, et des termes anglicisants ou germanisants. D'ailleurs, j'y ai moi-même recours. Mais cela doit, à nouveau, s'expliquer, de manière logique. En général, ces termes aux parfums d'autres langues servent à refléter des cultures différentes. Par exemple chez moi, au royaume de Lyval, les gens portent des noms proches des noms français, les lieux ont souvent des noms évocateurs en français, avec des consonances très francisantes. A contrario, du côté du Helmdal, mes persos ont plus des noms germanicoscandinaves, les lieux également, ils ont même pu m'être inspirés par des significations en allemand ou en anglais, mais légèrement modifiés, pour ne pas être de l'allemand ou de l'anglais purs. Ainsi ils véhiculent l'idée d'une autre culture, mais sans rompre l'immersion du lecteur, qui ne s'attendra forcément pas à ce qu'on lui sorte une langue de notre monde. »

Il est intéressant de noter la limite subtile au-delà de laquelle, d’après moi, la cohérence est rompue. Et à mon sens, il est donc tout à fait primordial de distinguer « anglais/anglicisme », des notions qui collent à notre monde réel et y ramèneront donc irrémédiablement le lecteur, de « anglicisant », si votre but est plutôt de véhiculer le sens d’une autre culture, éventuellement aux saveurs anglo-saxonnes.

J’ai également soulevé la cohérence du concept lui-même. Il est important de noter que, même (voire surtout) si l’on crée un univers et un contexte tout à fait hors du commun, il faut leur donner une consistance suffisante pour être appréhendés.

Voici ce que j’en disais :

Moi

« … je vais aborder le cœur de ton concept : cette transposition de ton univers Rock'n Roll (si j'ai bien compris) à un univers de fantasy. C'est osé et audacieux, et ça valait certainement le coup d'être tenté, mais je ne suis pas certain que ça fonctionnera. Je dis que je n'en suis pas certain, parce que j'attends d'en voir plus avant de me prononcer.

Je suis un grand fan de mélanges de genres. Perso, j'ai déjà envisagé d'écrire, par exemple, dans tous les genres + post apo (fantasy post-apo, SF post-apo, steampunk post-apo, préhistorique post-apo...) et dans d'autres genres hybrides, notamment un gros mix de tous ce qui a été précité.

J'adore lorsque le cinéma (un art qui éprouve de grandes difficultés à sortir des canevas traditionnels) nous propose de semblables mélanges. Pour prendre l'exemple des films romantiques, rien ne ressemble plus à une romance qu'une autre au cinéma (ils se rencontrent, ils apprennent à s'apprécier, ils se disputent, ils se retrouvent à l'aéroport et se réconcilient, fin). Mes romances préférées sont The timetraveler's wife (amour + fantastique), Meet Joe Black (amour + fantastique), Wicker Park (amour + thriller), Dracula... bref, tu as compris.

Toutefois, c'est comme en cuisine, il y a des associations qui fonctionnent mieux que d'autres. Et je n'ai pas encore été convaincu par celle-ci. Mais ça peut changer et tu as un grand mérite d'avoir ne fut-ce qu'essayé. Mais pour l'instant, je crois que tu aurais dû plus t'orienter sur une voie ou sur l'autre, plutôt que d'osciller : proposer un univers plus ancré dans le Moyen-Âge, moins moderne, moins attaché à tes ouvrages précédents, ou alors carrément faire un truc plus manga, carrément moderne, avec univers, technologie, mode de vie proches de notre monde (voire dans notre monde), mais avec des oppositions entre guerriers, magie et tout ce que la fantasy peut offrir. »

Epice

« … vu que je pars sur un style très hybride, il arrivera que je prenne le parti d'assumer certains anachronismes. Pas tous, bien entendu. Ceux que je peux justifier.

Je n'ai pas envie de figer la réalité de mon récit à une époque trop définie par des codes et des diktats.

Quitte à essayer de rendre le "saugrenu" crédible, pourquoi pas ? C'est un de mes challenges. Faire dire "why not ?" au lecteur, lorsqu'il tombera sur un aspect très peu "conformiste", ou pas du tout conventionnel, dans le registre de la fantasy. Je m'efforce de rendre l'inhabituel acceptable, à défaut de "réaliste". #BigChallenge !!!

Je ne sais pas si tu connais l'anime SAMURAI CHAMPLOO. J'ai été marquée par son côté hybride. Ses auteurs ont eu l'audace de mêler shoguns, samurai et breakdance et hip-hop. Juste un mélange improbable, et pourtant le résultat est superbement tripant. C'est dans cet esprit déjanté que je veux m'inscrire. »

Moi

« … Tu te poses en "anarchiste de la fantasy", tu désires rompre avec les codes, les diktats. Ok. Mais je pense qu'avant de briser les règles, il faut néanmoins les maîtriser, afin de "briser à bon escient". Les codes sont là pour servir de base, pour guider un lecteur à travers des mondes nouveaux et étrangers qu'au départ il n'appréhende pas. La fantasy est souvent très ancrée dans des sociétés de type médiéval occidental, car c'est ce que le lecteur est en droit d'attendre. Lorsqu'on entame ce type de récit, pas besoin de nous dire que c'est un roi qui règne, qu'il a des seigneurs et chevaliers sous son autorité, qu'on se bat à l'épée et qu'on se déplace à cheval... tout ça est préintégré, précisément parce que ce sont des codes du genre, on ne noircit pas de pages là-dessus.

Donc si tu envisages de rompre avec certains de ces codes (rompre avec tous te rangera forcément dans un autre genre), tu dois surtout te soucier de remplir tes responsabilités : permettre au lecteur de comprendre, d'appréhender, de discerner comment ça fonctionne, en quoi c'est différent, ce via des explications. Et ça ne doit pas être totalement arbitraire, au risque de voir ton lecteur ne pas y adhérer malgré tout, l'idéal est que ça repose sur des postulats logiques. Donc si tu te proposes d'intégrer une technologie différente, un gouvernement différent, un mode de vie différent, il faut que cela repose sur des raisons, que ça découle de causes identifiables, qu'il faut dès lors fournir au lecteur. Simplement dire : chez moi c'est un roi qui gouverne, c'est de la fantasy, mais on se promène en baskets et on fait du hip hop, ça me paraît un peu facile. Faire confiance au lecteur pour "faire le travail" via ses méninges, c'est une chose, mais ne pas faire son boulot d'auteur en ne préparant pas ce qui doit l'être, c'en est une autre. Il faut fournir des clés au lecteur.

Sans tout ce travail autour de la cohérence et de la crédibilité, sans en passer par des explications, des descriptions (attention, pas forcément de longs passages descriptifs, ça peut passer par l'exemple, par des scènes qui expliciteront les "pourquoi" et les "comment"), le lecteur va se retrouver noyé au milieu d'une série de concepts légers, sans ancrage de remplacement à ceux qui auront été sacrifiés sur "l'autel des codes". En somme, il risque d'être perdu et de lâcher le bouquin avant même d'avoir eu le temps d'y entrer. »

« … Pour en revenir aux codes et aux genres nouveaux, tu as cité un manga qui mariait les shoguns et la musique moderne. Mais ce qu'un manga peut faire, un livre de littérature ne le peut pas forcément, ou avec d'extrêmes difficultés supplémentaires. Là où le manga peut rafraîchir en proposant des visuels novateurs et des musiques à couper le souffle, là où l'image et le son donnent au public les points d'ancrage dont il a besoin pour s'immerger, l'auteur, lui, doit se contenter de mots.

Les mots doivent lui permettre de créer des images, éventuellement des sons, mais là où l'imagination démente d'un dessinateur permettra tout de suite à celui qui consomme son art d'adhérer, car il verra ce que l'artiste avait dans la tête, toi, tu dois donner les cartes pour comprendre au lecteur où tu veux en venir. »

Donc les bases d’un concept doivent être solides. Pas question de développer un univers original et rafraîchissant sans l’avoir mûrement réfléchi et surtout, sans travailler la manière dont on le servira au lecteur, afin qu’il puisse l’appréhender au mieux. Et plus le concept sera original, en dehors des sentiers battus, plus il faudra le justifier, créer du sens, cimenter la cohérence.

Finalement, j’ai abordé le type de narrateur. Je pourrais placer cet aspect dans le sous-ingrédient « ton » du « style », ou encore dans « l’organisation », car il concourt à façonner les effets narratifs. J’ai toutefois préféré le placer ici pour deux raisons. La première, comme cet échange fait partie de ceux que j’ai eus avec Epice concernant son ouvrage, cela fait sens de les regrouper. La seconde, c’est que le choix du narrateur, finalement, peut avoir un impact sur la cohérence générale du récit.

Voici ce qui s’est dit :

Moi

« Enfin, comme souvent, je suis perplexe face au choix d'une narration omnisciente. Pour moi, ça tient plus de l'exposé, du coup, et surtout ça empêche une profonde identification, une immersion optimale. Ici, tu abordes l'état d'esprit de différents persos, certains vraiment secondaires et d'autres carrément figurants (le public...). En tant que lecteur, j'ai eu du mal à me placer, à cadrer la scène... »

Epice

« Et enfin, pour le style de narration omniscient... on revient à l'éternel débat du "on ne doit pas faire ci/on doit faire ça en high fantasy".

Le fait est que je suis à l'aise dans une narration omnisciente. Bien entendu, j'ai essayé les autres styles. Mais le feeling est venu comme ça. Je ne me vois pas imposer un autre style à mes Muses, parce qu'elles vont me le faire payer en coupant le débit de l'inspiration.

J'essayerai de gommer le plus possible le côté "exposé". Je n'aime pas l'idée qu'il soit IMPOSSIBLE de permettre une identification/immersion du lecteur, en narrant à la 3ème personne, et de façon omnisciente.

Alors je le prends comme un défi. ^^ »

Moi

« Pour ce qui est du narrateur omniscient, encore une fois, qui serais-je pour t'imposer un changement ? Le choix du type de narrateur est en principe mûri par l'auteur en amont de l'écriture et doit servir des objectifs précis.

Pour prendre mon cas, je cherche avant tout à faire vivre des drames, à susciter des émotions fortes, comme j'ai pu en ressentir à la lecture du TdF. Pour ce faire, rien ne surpasse les narrateurs acteurs, pour des raisons très simples. Si l'on raconte l'histoire du point de vue des persos qui la peuplent, on s'identifie, on apprend à savoir comment ils réfléchissent, on adhère ou on rejette, mais on ne reste pas un spectateur "indifférent".

Si un prof nous raconte la deuxième guerre mondiale ou si un vétéran nous la raconte, on n'obtiendra pas le même résultat. Pourtant, le prof sera peut-être plus calé sur le sujet, il aura peut-être plus d'infos à fournir, une vision plus globale... mais le témoignage poignant d'un mec qui a connu Omaha Beach ou qui a libéré les Juifs des camps, rien ne peut rivaliser avec ça, niveau émotion.

Donc tout dépend de tes objectifs personnels. Mais nous dire comment réagit le public à l'apparition d'Andy dans l'arène, ça ne contribue pas à l'immersion et en plus, c'est assez réducteur. Comme si les milliers de gens avaient tous la même et exacte réaction, quand tu voudrais, je suppose, véhiculer l'idée de foule et d'immensité.

Le narrateur acteur te permet en outre de ne pas gérer trop d'aspects à la fois, car le perso peut ignorer des choses et même, par ce billet, générer de l'ironie dramatique, lorsqu'il ignore quelque chose que le lecteur sait déjà, par exemple. »

Epice

« Je tenais tout de même à faire le point sur mon style de narration.

Tu penses que je suis une narratrice omnisciente...

Disons qu'il y a des subtilités qui font qu'on ne peut pas à 100% me qualifier comme tel.

Nombreux font l'amalgame quand il est question de ce type de narrateur. Quand on a lu un peu plus de mon récit, on réalise que je suis dans cette catégorie de narrateurs qui jouent avec l'alternance de points de vue, sans pour autant être omniscient.

C'est une "pseudo-omniscience" si tu veux.

Le récit étant à la 3ème personne, je module les perceptions, ou plutôt la focalisation du lectorat, puisque j'organise mon intrigue pour ne donner qu'une quantité des informations définies, en fonction du point de vue interne du personnage à qui je donne le tour de parole.

Je ne sais pas si c'est compréhensible, ce que j'écris. ^^

Le narrateur omniscient sait tout, jusque dans les choses que les personnages ignorent eux-mêmes.

Or moi je base ma focalisation sur le personnage, et non en étant une entité omnisciente capable de révéler jusqu'à l'avenir ce personnage. (Ce qui est la définition même du narrateur omniscient, puisqu'il voit jusqu'au devenir des protagonistes.) »

Moi

« Pour le point de vue, ne t'inquiète pas, j'avais bien compris comment il fonctionnait. J'ai tout de suite perçu que tu passais d'un perso à un autre, comme Légendière avec son Légendier d'ivoire (sauf quand tu te mets à partager le ressenti de milliers de gens. Par contre là, tu pourrais passer par l'hypothèse qu'un seul perso se forge à partir des réactions plus ou moins majoritaires de la foule...).

Mon opinion sur ce type de narration ? (Nooon, de grâce ! vas-tu me dire ^^) C'est un peu de la triche. Bon, d'accord, on peut faire ce qu'on veut avec les mots, c'est vrai. Mais je vais m'expliquer.

Je comprendrais mieux si ça fonctionnait comme Robin Hobb pour les Aventuriers de la mer, avec des séparations étoilées entre les changements, même au sein d'un même chapitre (ce que j'ai d'ailleurs suggéré à Légendière aussi). Mais ici, avec un switch imprévisible qui peut surprendre le lecteur, tu vas créer des attentes qui risquent d'être frustrées (Ah, on suit ce perso, on va enfin savoir ce qu'il fait là / l'auteur décide d'entretenir le suspens et de passer à un autre point de vue, juste le temps que le truc mystérieux soit réglé / retour au perso et frustration...). C'est un peu tricher, car tu peux faire ce que tu veux, sans limites établies (à part l'avenir, éventuellement), plus ou moins comme un omniscient.

Le second désavantage de ce type de narration, c'est que c'est un peu comme un dégradé qui irait de l'omniscient pur à l'acteur pur. Ce que tu gagnes en liberté à la narration, tu le perds en identification et en émotion. Si tu restes dans une tête tout un chapitre (ou morceau de chapitre), le lecteur a le temps de s'identifier, de comprendre le perso. Mais chaque "saut" est une rupture d'immersion, il faut de nouveau du temps pour se glisser dans le perso, du temps que tu ne prends pas puisque tu prépares déjà un autre "saut".

Et le lecteur sait qu'il finira par changer de point de vue, mais sans pouvoir anticiper quand, ce qui risque de le mettre dans une position "semi-engagée", il ne se glissera pas complètement voire pas du tout dans la peau du perso, craignant de faire l'effort "pour rien". Bref, ça rompt l'immersion, c'est une certitude. Et c'est, dans mon vocabulaire, c'est vrai, associé à de l'omniscience. :s

Encore une fois, tout dépend de tes objectifs et des éléments que tu as mis en place et que tu désires développer. »

Donc même si l’on opte pour un narrateur omniscient (et même si ce n’est pas un omniscient absolu), on ne peut pas tout se permettre. Ici, par exemple, donner l’impression du public (des centaines ou des milliers de gens) est un emploi abusif.

Autre détail intéressant, les auteurs wattpadiens optent régulièrement pour ce type de narration que j’ai envie d’appeler « narrateur sautant », qui consiste à changer de personnage point de vue au gré de leurs envies. C’est un type de narrateur très confortable pour l’auteur, il ne peut pratiquement pas faire d’erreur de point de vue, peut ignorer des informations qu’il ne veut pas donner et garder pour plus tard sans « tricher » (il suffit de sauter à un autre personnage), il peut éviter de traiter une émotion difficile à traiter « de l’intérieur »… Mais si la méthode n’est pas interdite (non non, je ne travaille pas pour les gouvernements), je pense qu’elle nuit à un récit qui désirerait développer l’immersion et l’empathie, c’est-à-dire la plus grande part des récits, il me semble.

J’ai choisi de reprendre point par point les débats nés de mes échanges avec Epice, car ils montrent à quel point la cohérence se glisse un peu partout. J’imagine qu’on pourrait trouver d’autres exemples valides et d’autres « applications » de la cohérence en tant qu’ingrédient et j’espère que cet assortiment étaye suffisamment mon propos.

Eh oui, je sais, il y a déjà pas mal de matière. Quand deux bavards se rencontrent, ça donne tout à fait logiquement de longues conversations, ce qui fait finalement de cet ingrédient celui qui est le plus longuement traité. Mais je trouve que ces débats illustrent avec une certaine clarté l’impact que peut avoir une notion aussi volatile que la cohérence de l’histoire, et si vous avez tenu jusqu’ici, c’est que, sans doute, cette relation avait un minimum d’intérêt.

C’est ici que je me dois de remercier (et avec enthousiasme !) une Epice courageuse, ouverte et aimable. Dix fois, elle aurait pu me claquer la porte au nez, me maudire et me damner, mais elle a accepté toutes mes remarques et observations avec sérénité. Mieux, elle a réagi, s’est insurgée à bon escient, a argumenté avec pertinence et m’a ainsi permis d’étendre le champ de mes réflexions, de comprendre ce qui me troublait, de mettre des mots là-dessus. Et finalement, c’est peut-être en partie grâce à elle que j’ai fini par me pencher sur la grande Alchimie, du moins sur ce septième ingrédient qu’est la cohérence.

En conclusion : merci !

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