6.

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À leur retour, Rem leur ouvrit la porte et attrapa le sac que tenait son amant. Il alla le déposer dans la cuisine et revint pour libérer Alpha de son harnais.

« Tu as tout trouvé ?

  • Oui ! L’employé a failli s’arracher les cheveux pour mettre la main sur le lait de chèvre, mais il a l’habitude de mes demandes un peu étrange. J’aurais aimé voir sa tête quand je lui ai demandé un bouquet de rose avec un maximum de boutons, il a dû se dire que j’avais perdu la raison. Mais il te faut des fleurs fraîches, n’est-ce pas ?
  • Oui, des pétales fanés ne me serviraient à rien. Heureusement que tu y as pensé, je devrais recevoir l’œuf lundi ou mardi. Merci. Et l’autre idiot, il n’est pas venu de nouveau t’embêter pour Alpha ?
  • Non, il n’est déjà plus là. Il était en période d’essai, et quand elle s’est finie, il n’a pas été renouvelé. Sans doute à cause de cette histoire.
  • Qu’est-ce qui s’est passé ? l’interrogea Frédérique.
  • Il y a deux-trois semaines, un employé m’a refusé l’entrée du magasin sous prétexte qu’Alpha m’accompagnait. Je lui ai expliqué que j’étais non-voyant et que j’avais besoin de lui pour me diriger, il n’a rien voulu savoir. Il a répondu que j’avais ma canne et que c’était suffisant, que je devais laisser Alpha dehors. Les employés me connaissent là-bas, la responsable m’a vu, elle est arrivée et s’est excusée pour son comportement, j’ai pu entrer. Le type s’est barré sans un mot.
  • Quel crétin !
  • Oh, tu sais, entre ce genre de personne qui pense que je simule, et ceux qui ne font même pas attention à moi… Avant d’avoir Alpha, j’ai failli me faire renverser par une voiture. Je suis passé sur les passages pour piéton, j’avais entendu le signal sonore qui m’indiquait que je pouvais y aller, et là, ma canne s’est envolée d’un coup. Un type avait grillé le feu. Et encore, j’avais entendu un moteur, alors j’ai fait attention, mais avec les voitures électriques maintenant, c’est l’enfer ! »

Rem ne dit pas un mot. S’il allait faire ses courses lui-même, Tony n’aurait pas à subir ce genre de désagrément ou mettre sa vie en danger. Et pourtant, il n’arrivait pas à prendre la décision de sortir de la maison. Son angoisse se répandait en un éclair à travers ses veines dès qu’il osait y penser. Dans ces moments-là, ses pensées accéléraient, son cœur cognait contre sa cage thoracique et tout son corps bouillait de l’intérieur. Parfois même, les étourdissements s’en mêlaient, jamais assez fort pour qu’il s’évanouisse, mais suffisant pour le rendre confus.

« Tu sais, même au collège, quand je suis arrivé, certains ont eu des réactions surprenantes, poursuivit celui-ci. Pas les élèves, hein, des collègues, des adultes. Du genre venir me surveiller pour voir si j’arrivais à tenir ma classe sous prétexte de m’aider. Faire des commentaires dans mon dos en pensant que je n’entendrais pas du style « il a été engagé pour remplir un quota ». Je crois que le pire, c’est quand ils ont remis en cause les notes que je donnais à mes élèves. Il y en a un qui m’a dit « c’est dingue, avec toi, ils ont tous la moyenne, je ne sais pas comment tu fais. » Je les note parfois sur l’écrit, parfois sur l’oral ou leurs interprétations d’un morceau.

  • Ne me dis pas que tu leur fais jouer de la flûte ! l’interrompit Fred.
  • Eh si ! Je n’ai pas trop le choix, rit-il. Mais pas seulement ! Ils aiment toucher à d’autres instruments. Pour l’écrit, je les laisse se corriger entre eux, ensuite ils me donnent leur note que je consigne sur mon ordinateur. Et c’est là que le problème se posait pour eux. Ils pensaient qu’ils trichaient tous. Bien sûr, ils arrivent probablement qu’ils se rajoutent 0.5 ou 1 point, mais ce n’est pas grand-chose. Alors un jour, l’un de mes estimés collègues est venu après un contrôle, et les a corrigés avec moi. Il s’est trouvé bien bête en voyant qu’il n’y avait aucun écart entre leurs notes. Et tout ce qu’il a trouvé à me dire, c’est « Franchement, je ne m’attendais pas à ce que tu sois aussi compétent. », c’était sa façon de me féliciter, je suppose. Aujourd’hui, ils sont tous habitués, alors ça va mieux. »

Le sorcier observa son amant. Tony, toujours si solide, si inébranlable – le dernier soldat sur un champ de bataille. Peu importait la tempête, il tenait bon. Rem, lui, vacillait. Il subissait, attendait qu’on le sauve. Il se savait incapable de faire preuve de la même assurance, et ce, même si la vie de Tony devait en dépendre. Et il s’en voulait.

Tony ne méritait-il pas mieux ? Quelqu’un d’aussi fort que lui, aussi lumineux ? Un compagnon capable de marcher à ses côtés, non pas de s’y accrocher comme un naufragé. L’idée lui serra la gorge, et tout de suite, la petite voix dans sa tête s’en mêla : « Tu as trop besoin de lui pour le laisser partir, égoïse ! ». Et il ne put qu’être d’accord. Sans Tony, il ne lui restait rien. Juste lui-même, et ce n’était pas suffisant. Juste cette peur tenace et irrépressible du monde extérieur.

Il pensa à Varnith. « Avec moi, tu sais ce qui t’attend ». Oui, avec lui, pas de place au doute. Seulement l’obéissance, et la sécurité. Mais à quel prix ? Ses rêves, ses envies, ses désirs, tout cela n’était qu’un luxe dérisoire aux yeux du démon.

Pourtant, avec Tony… ils devenaient réels.

C’était sur son impulsion qu’il avait trouvé le courage d’ouvrir sa boutique de décoctions. Mais c’était sa volonté qui lui avait permis de faire aboutir le projet. Tony avait cru en lui, lui offrant alors la confiance qui lui manquait tant. Il avait eu peur, il avait craint que cela ne fonctionne jamais, mais aujourd’hui, Rem était heureux de pouvoir aider les autres à travers ses élixirs.

Et si Tony lui avait amené Fred, c’était parce que cette confiance en lui ne l’avait pas quitté. Une phrase que prononçait souvent son petit-ami vint faire taire la voix :

« Je suis fier de toi. »

Aux oreilles de Rem, ces mots sonnaient comme la plus belle déclaration d’amour. Comme si marche après marche, il s’élevait au même rang que son amant. Peut-être était-il profondément imparfait, un type bourré de défauts, mais Tony savait voir au-delà. Il ne se berçait pas d’illusions : rien ne garantissait qu’il y ait une perle, là, cachée dans sa coquille. Et pourtant, il persistait. Parce qu’il savait qu’avec un peu de patience, parfois, elle s’entrouvre, et laisse apercevoir son plus précieux trésor.

« J’ai pris quelques trucs en plus, fit Tony en l’entendant se diriger vers la cuisine. Je me disais que mon Remichou pourrait nous faire sa célèbre quiche pour le dîner ? »

Aussitôt, les joues de celui-ci virèrent aux rouges.

« Tony ! Ne m’appelle pas comme ça !

  • Quoi ? T’es gêné parce que je l’ai dit devant Fred ? »

Voyant que le pauvre Rem se détournait, la jeune femme s’approcha et tapota son épaule d’une main compatissante :

« Ne t’en fais pas, je vais t’apprendre à te défendre contre cet énergumène !

  • Tu crois ? Ça ne relève pas de la prouesse ?
  • Il faut un héros pour abattre un tyran, par chance, ton héroïne est juste devant toi !
  • J’ai hâte de voir ça, pouffa Tony en croisant les bras.
  • Il se trouve que j’ai remis la main sur la vidéo du gorille. Elle est restée sur ma carte SD depuis tout ce temps !
  • Je n’en crois pas un mot », assura-t-il.

Frédérique prit son téléphone, chercha un instant, puis ajouta :

« Voilà, retrouvée !

  • Oui, bien sûr, je vais te croire ! »

Elle fit un clin d’œil à Remington qui se retint de rire et lança la vidéo. Des cris de gorilles énervés s’élevèrent de l’appareil et firent sursauter Tony dont le visage sceptique prit les traits de la gêne.

« Arrête, non ! Ne lui montre pas ça, j’étais jeune ! » fit-il en s’approchant dans l’espoir de lui arracher son téléphone.

Rem et Frédérique éclatèrent de rire et échangèrent un regard complice.

« Allez, vous vous êtes bien marrer, arrête la vidéo ! soupira-t-il, vaincu.

  • Et c’est ainsi que prit fin la tyrannie de Tony 1er ! s’esclaffa Frédérique. Je plaisante, je ne l’ai pas retrouvée, c’est une vidéo de gorille au zoo.
  • Ah, c’est marrant de se moquer d’un aveugle ?
  • Tu veux qu’on te plaigne deux minutes ? fit-elle en lui pinçant affectueusement la joue.
  • Oui ! Mon petit cœur en a pris un coup ! » se plaignit-il en feignant de bouder.

Aussitôt, Frédérique le prit dans ses bras et colla un baiser sur sa joue. Puis Tony attendit, mais Rem ne bougea pas. Un sourire étirant ses lèvres, celui-ci le regardait d’un air amusé. Quoi qu’il fasse, Tony transformait tout en instant de bonheur.

« J’attends ! » ajouta-t-il en relevant le menton, le regard faussement fier, et agitant mollement ses bras le long de son corps.

Rem céda et alla l’embrasser – comment aurait-il résisté à un tel numéro ?

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