Introduction et intronisation

7 minutes de lecture

Il y a tant de choses dans ce monde que vous ignorez. Si je devais écrire ma biographie, je crois que je commencerais par cette phrase parce qu’elle est vraie. Il y a tant de choses dans ce monde que vous ignorez. Et c’est mieux comme ça.

Je ne suis pas l’homme qui retranscrit cette histoire, mais je suis celui à qui elle est arrivée. Si vous préférez imaginer que nous ne sommes qu’une seule et même personne, libre à vous, ça ne dérange aucun de nous deux.

Mais si je ne suis pas lui, alors qui suis-je ? Je vais vous répondre.

Je suis un Prêtre de la Mort Pluriséculaire et Toute-Puissante, Force Créatrice et Architecte de la Destruction, Grande Équilibreuse des Trames de la Vie et Régleuse de Dettes devant l’Éternel, car devant Elle, tous les hommes sont égaux.

Ce titre est pompeux, n’est-ce pas ? Je pourrais le résumer en disant simplement que je suis un Prêtre de la Mort, je sais, mais je me suis dit que vous devriez connaître au moins une fois Son Nom en entier, ne serait-ce que par respect pour Elle.

Que signifie ce titre ? Je vais vous l’expliquer. Certains d’entre nous voient leur vie s’arrêter brutalement, quand normalement elle aurait dû se poursuivre. Si Elle sent en vous un potentiel qui peut lui être utile, elle vous offre de vous sauver la vie, moyennant finance. Sauf que La Faucheuse n’accepte pas les moyens de règlement habituels… En général, vous devez Lui rendre des services, et je ne vous parle pas de faire Sa déclaration d’impôts ou de tondre Son gazon… Il est des gens sur Terre qu’il faut faire partir vite, et dans ce cas Elle fait appel à vous. Mais pour pas que vous ayez de problèmes avec la justice des hommes, Elle vous donne une part de Ses pouvoirs. Car même si Elle ne reconnait pas cette justice de ceux dont Elle préside la destinée, Elle sait aussi qu’Elle ne peut pas se permettre de voir Ses hommes croupir en prison…

Et moi dans tout ça, me direz-vous ? Et bien, je vais vous le raconter. Prenez donc un siège. Soixante-douze heures avant ma naissance, dans la chambre d’une maternité, ma mère commence officiellement le travail. Oui, soixante-douze heures de travail, vous avez bien lu… La seule fois où on en a parlé, elle et moi, j’ai bien senti qu’elle m’en tenait encore un peu rigueur… Et une heure avant ma naissance, le médecin a demandé à mon père de faire un choix. La vie de sa femme, ou la vie de son fils. Un jour, mon père m’a expliqué qu’il avait choisi de sauver ma mère, parce qu’ils pouvaient toujours refaire un enfant, alors qu’une femme comme ma mère, il n’y en avait qu’une sur terre… Aujourd’hui encore, cette phrase me fait mal, parce qu’elle me montre à quel point mon père n’était pas père dans sa tête.

Sauf que, voyez-vous, mon père était lui-même un de Ses prêtres… Quand le médecin l’eut quitté, il L’appela et La supplia de nous épargner tous les deux. Elle accepta, en lui expliquant qu’elle viendrait réclamer son paiement le jour de mes dix-huit ans. Et pas une seule seconde, mon père s’est dit qu’il s’était fait enfler. Son statut de prêtre de la Mort l’arrangeait vachement. Quand on est militaire, quelques pouvoirs peuvent s’avérer très utiles…

Et moi, une heure après, je sortais des entrailles de ma mère. Je suis resté mort-né cinquante-trois secondes avant de pousser mon premier cri. Tout est resté tranquille pendant dix-huit. Enfin, quand je dis tranquille… Si j’appliquais la méthode éducative de mes parents à mes propres enfants, je ferais de la prison, mais c’est une autre histoire… Mais le jour de mes dix-huit ans… Mes parents m’ont oublié. Heureusement mes amis non. Car j’avais encore des amis à l’époque, je n’avais pas coupé les ponts avec la vie… Quand je suis rentré du lycée avec les cadeaux idiots, mais touchants de mes amis, ma mère a pété un fusible et m’a planté son couteau de cuisine dans le ventre. Trois fois.

Je ne suis pas tombé comme une grosse merde, non… J’ai plaqué mes mains contre mon ventre, j’ai senti un truc chaud dessus alors que subitement j’étais mort de froid, je les ai regardées toutes rouges et gluantes, et je suis parti en courant aussi vite que mon état le permettait. Est-ce que j’espérais trouver des secours dans la rue ? Non, j’essayais juste de sauver ma vie comme je le pouvais. Sauf que j’ai traversé sans regarder ni à droite ni à gauche, ni même sur le passage piéton ou avec le petit bonhomme vert. J’ai juste couru. Avez-vous une petite idée de qui gagne entre le pare-chocs avant d’un camion chargé à quarante tonnes et lancé à cinquante kilomètre-heure et le corps d’un adulescent de dix-huit ans au top de sa forme même s’il s’est fait planté trois fois ? Je vais vous aider, ce n’est pas celui fait de chair et d’os… Le camion m’est littéralement passé dessus. Les trois roues droites du porteur et les deux doubles roues droites de la semi-remorque… Est-ce que ça fait mal ? Je ne sais pas, je ne ressentais plus rien, à part le froid et la peur… J’étais même terrifié, prisonnier de ce corps en miette, ne pouvant même pas respirer ou fermer les yeux… Je savais que j’allais mourir comme une merde sur le bitume comme un chien écrasé le jour de mes dix-huit ans, et par-dessus tout, encore puceau…

Les gens ont accouru pour m’aider… Qu’auraient-ils pu faire ? Puis Elle est apparue… Jeune, pâle, menue et blonde comme les blés, un sourire chaleureux aux lèvres et une légère robe d’été sur le dos, alors qu’il pleuvait à verse. Sauf que l’eau ne semblait pas avoir de prise sur Elle. J’ai cru que j’hallucinais par manque d’oxygénation du cerveau, mais Elle m’a embrassé tout doucement avant de me parler.

— Tout va bien se passer, rassure-toi… Bientôt, tout ira mieux. Oui, plus de douleur, plus de peine, plus d’humiliation, de rejet, de violence ou de solitude…

Un homme me faisait un massage cardiaque et des insufflations, alors que je me noyais dans mon sang en en recrachant un peu.

— N’ais pas peur. Fais-moi confiance.

— Vous êtes La Mort ?

Je ne sais pas comment j’ai pu parler, mais subitement j’étais debout, avec mon propre corps à mes pieds, et le temps avançant très lentement… Souriante, Elle me répondit.

— Tu es perspicace. Tu me trouves comment ? Je me suis faite belle exprès pour toi.

— Vous êtes ravissante.

Si j’avais su que La Mort pouvait rougir, je ne sais pas si j’y aurais cru…

— Je… Vous allez m’emmener avec vous ?

Son visage devint triste.

— Non, pas pour l’instant…

J’étais effaré.

— Mais je ne peux pas survivre à ça ! Je vais être un légume !

— Je sais… Mais ton père m’a demandé de te sauver la vie à ta naissance… Je ne faisais que passer voir comment tu t’en sortais. Celui qui devait s’acquitter de sa dette aujourd’hui, c’était lui, pas toi.

Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais j’étais encore jeune et immature… Je suis tombé dans le panneau.

— Vous ne pouvez pas m’emporter ? Ça payerai pour lui ! Dans l’état où je suis, c’est gagnant-gagnant, vous avez votre vie, et moi je ne subirais pas des années horribles piégé dans mon propre corps… Et puis, je sais que ma mère ne s’occupera pas de moi. De base, elle ne l’aurait pas fait, mais si vous mettez la mort de mon père par-dessus, c’est foutu… C’est tellement injuste…

Des larmes glissent sur mes joues alors qu’Elle se penche vers moi.

— Qu’est-ce qui est injuste ? Qu’elle vive tout ceci en une journée ? Ou ce qui t’arrive ?

Je fais non de la tête.

— Que je n’ai jamais été accepté par ma propre famille ! Que je n’ai jamais réussi à leur montrer ce que je vaux !

Elle se redresse, surprise.

— C’est le seul regret que tu ais ?

— Non… Mais c’est le plus gros…

— Tu… Est-ce que tu voudrais une seconde chance ?

Je La regarde, plein d’espoirs fous.

— Vous pouvez me réincarner ?

— Non, mais je peux faire que tu te remettes totalement de tes blessures…

– Vraiment ?

— Oui… Mais ce n’est pas gratuit…

— Oh… Je… J’ai un tout petit revenu… Soixante-cinq euros par mois…

Elle me sourit comme à un enfant qui aurait dit une connerie touchante.

— Je ne me fais pas payer comme ça…

Je la dévisage quelques secondes, une lueur de lubricité dans les yeux, et elle brise mes espoirs.

— Pas comme ça non plus… Quoique pour toi, je pourrais faire une exception… Si je te sauve, tu deviendras un de mes émissaires, investi de mes pouvoirs et chargé de prendre les vies que je te dirais.

— Combien ?

— Ça dépend. Tu veux toujours payer la dette de ton père ?

Je hoche frénétiquement la tête et elle me sourit avec une certaine compassion.

— Comment peuvent-ils ne pas aimer un enfant aussi gentil envers eux ? Tu me devras mille sept cent quinze vies, dont cinquante que je te désignerais.

— Combien ? Mais ça fera de moi un as assassin !

— Non… Un Prêtre de la Mort. Alors ?

Je tourne la tête vers mon corps à l’agonie. Je ne peux pas accepter de tuer pour vivre, c’est si égoïste. Puis je vois mon père accourir et découvrir son fils sur le pavé. Je vois sa détresse, sa douleur, son incompréhension et ses larmes. Je ne La regarde même pas quand je réponds.

— Marché conclu.

Puis c’est le néant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sebastien CARRÉ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0