Les fils noirs

3 minutes de lecture

Dans les méandres du Creux, rien ne se voit, rien ne s’entend. Si ce n’est les palpitations des corps et le souffle des respirations.
Et ce peu de sons vibre le long de cordes invisibles.

Soudain une lueur glisse en un éclair dans le noir parfait. Son sillage le traumatise tant, qu’elle laisse une plaie incandescente dans les ténèbres.
Une plaie qui, même lorsque la lueur s’est éteinte, éclaire l’abysse.

Et les fils de soie entrelacés se révèlent. Ils se rejoignent en carrefours qui frémissent lorsque des pattes les effleurent.
Elles sont si fines et longues, qu’elles paraissent prolonger la soie. La noirceur des membres tranche avec la clarté de la toile gigantesque qui recouvre l’abysse. En suivant les huit pattes on découvre une petite sphère tout aussi sombre, d’où émerge une constellation de petites boules de lumière qui s’ignoraient.

L’ouvrière découvre son corps. Elle soulève l’une de ses pattes, braquant ses dizaines d’yeux sur cette baguette de noirceur où les trichobotries ressentent pour la première fois la friction de l’air. Ce n’est que lorsqu’elle secoue sa patte raide comme une aiguille, qu’elle comprend que cette chose est sienne. Mieux elle comprend, plus elle secoue. Plus elle secoue, plus elle se dandine. Ses yeux s’illuminent plus encore alors qu’elle sautille d’excitation à se découvrir.
La soie se balance sous le poids de la créature. Surprise, elle manque de perdre son équilibre et se cambre pour rétablir sa prise.

Ses poils sensibles restent alertes tout le temps où les secousses se réduisent. Les yeux clos plongent à nouveau ses sens dans des ténèbres familières. Ses huit membres à nouveau prostrés dans une immobilité totale.
Ce qu’elle ne sait pas, c’est que maintenant qu’elle a découvert sa propre existence, sa vie est aussi inéluctable que sa mort.
C’est cet instinct bourgeonnant, qui la pousse à entrouvrir ses yeux, et redécouvrir sa patte.
Toujours là, sur la soie.
Écrit dans ses gènes comme l’empreinte du vivant dans un fossile, la créature se rappelle instinctivement comment bouger ses pattes sur ce fil.
L’une, après l’autre.
La soie vibre sous ses enjambées déjà assurées, malgré le stress. L’araignée glisse sur la toile, et explore l’abysse.

La lumière rémanente, attire la créature comme un aimant. Elle se laisse porter par ce curieux phénomène qui ne devrait pas être dans l’abysse. Elle aperçoit pour la première fois des formes curieuses, rectangulaires ou triangulaires, dont les détours se découpent dans le clair obscur.
Les formes grimpent jusqu’à des sommets si haut que la lumière ne peut totalement les lui révéler. Elles composent les limites de l’abysse, et en regardant les surfaces lisses, l’araignée voit se refléter partout autour d’elle, la lumière incandescente.
Elle ne peut se diriger directement vers elle, le maillage de la toile est insuffisant. Dès qu’elle pense avoir trouvé un chemin, elle tombe sur un fil de soie tranché, qui se perd en filant dans les ténèbres en contrebas.
Lorsqu’en allant un peu trop sur la gauche, un obstacle lui barre la vue, et qu’elle perd la lumière, elle revient sur ses pas. Elle choisit le chemin qui lui permet de suivre ce phare, même si elle doit faire des détours.
Arrive le moment où il y a un précipice entre son côté de la toile, et l’autre bout où l’attend la suite de son périple. Elle se rappelle de l’instabilité de son support, et commence à remuer son arrière-train, cambrant ses huit pattes en regardant l’autre bout du précipice.

Il faut être très jeune, ou particulièrement téméraire pour tenter ce genre de manœuvre.
Si l’araignée n’est pas des plus courageuses, elle est par contre des plus ignorantes. C’est pour ça qu’en profitant de l’élasticité de la toile : elle bondit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Les Interstices ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0