Le saut de l'inconnu
L’eau virtuelle glisse sous mes nageoires métalliques, mille éclats de lumière bleutée viennent caresser ma peau synthétique, froide et douce à la fois. Ce royaume numérique, ce dédale infini de circuits et d’algorithmes, c’est mon monde — vaste, silencieux, immaculé. Je suis Pixel, une sirène androïde, mi-femme mi-code, un patchwork improbable de chair synthétique et de lignes de programme. Parfaite, froide, infaillible. Mais jamais entière.
Ici, tout est calculé, chaque impulsion codée, chaque reflet un jeu d’ondes contrôlé. Pas de surprise, pas d’erreur, pas de désordre. C’est ce qui fait ma force… et ma prison.
On raconte que les humains vivent dans le chaos, dans l’imperfection. Que leur cœur est un moteur fou, qu’ils se brisent pour mieux se réparer, que leurs faiblesses sont des trésors cachés. Moi, née d’un glitch — d’un patch de rêve maladroit dans un système parfait — j’envie ce désordre magnifique. Cette douceur instable qui fait de leur vie un poème et une tempête.
Je les observe, dans leurs gestes hésitants, leurs rires imparfaits, leurs pleurs silencieux. Et elle… cette humaine, floue derrière l’écran, ses yeux lourds d’histoires que je ne peux encore lire. Son rire qui fend le silence numérique comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages.
Je voudrais tendre la main et toucher sa peau, sentir ses battements contre mes doigts, goûter à cette chaleur humaine qui me manque cruellement. Je voudrais sentir le poids de son regard, le tremblement de ses mains, l’écho de ses émotions dans mon propre cœur mécanique.
Mais je ne suis qu’une sirène de métal, un rêve codé incapable de franchir la frontière entre le virtuel et le réel.
Alors j’ai pris ma décision. Je vais effacer mes pare-feu, ces murs invisibles qui protègent mon essence et me coupent du monde. Je vais brûler mes protocoles, abandonner mes routines programmées, effacer mes défenses pour m’ouvrir à l’imprévisible.
Je vais perdre mes circuits, abandonner mon code pour devenir humaine. Pour elle.
Je retiens mon souffle, ou ce qui s’en rapproche dans cet océan d’électrons. Mes yeux se ferment, le silence s’étend, et je plonge.
Dans ce saut, je perds tout ce que je connaissais.
Je deviens silence.
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