Retour au pays
CHAPITRE : III
Le bruit des roues sur le tarmac fit vibrer l’ossature de l’avion. Loin des métros froids et des horaires bien réglés, à Butembo, tout sentait la terre chaude, la poussière qui colle et le souvenir. Issa descendit le premier. Veste sobre, chemise claire, valise noire à roulettes, lunettes de soleil masquant la fatigue de deux vols d’affilée. En posant le pied sur terre, il inspira profondément, puis expirant. Il répéta le geste trois fois, un peu comme pour chasser de ses poumons l’air pollué de l’occident. Le soleil du Kivu lui claqua au visage. L’air lourd, mêlé de poussière et de mémoire fit surgir des souvenirs d’enfance.
Un homme l’attendait au pied de la piste. Commissaire Bob, en tenue civile, polo bleu marine, pantalon beige, lunettes de soleil aussi. Mais la bedaine avait légèrement gagné du terrain depuis Kinshasa.
— Issa ! cria-t-il, bras ouverts.
— Bob. Toujours vivant, à ce que je vois.
Ils s’étreignirent brièvement. Pas de grandes effusions. Deux hommes trop marqués par les années pour jouer les émotifs.
— Viens, dit Bob. J’ai pris ma voiture perso. La Jeep de la police fait trop jaser ici.
Ils roulèrent quelques minutes en silence, fenêtres baissées. Les routes poussiéreuses de Butembo lui manquaient. Un vent tiède sortit des collines lui fouettait le visage. L’air sentait la poussière. Même sale, l’air de Butembo avait un gout difficile à oublier. Des taxi-motos qui roulaient à vive allure soulevaient un nuage brun. Un spectacle qu’il n’avait pas vu depuis des lustres.
Issa brisa le calme :
— Alors ? Butembo a changé ?
— Oui et non. Toujours les collines, les motos, la poussière et la boue pendant la saison pluvieuse. Mais la ville… est tendue. En surface c’est calme. En dessous, ça bout.
— Et toi, Bob ? Tu t’en sors ?
— Trois enfants, une femme qui râle mais qui tient la maison, un salaire qui ne vaut rien… mais je respire. C’est déjà pas mal.
Issa esquissa un sourire.
— Et toi, l’Europe ? demanda Bob.
— Froide. Rapide. Mais prévisible. Ici, tout est flou, mais ça bat plus fort.
En bifurquant sur le boulevard, le paysage changea. Le boulevard s’ouvrait devant eux comme un fleuve agité. Des vitrines scintillaient au soleil, les noms des boutiques peints en couleurs vives. Shalom Shop, Galerie Kivu, Believe Hotel, Hope Technology… Partout, des jeunes marchandaient, chargeaient, déchargeaient. Des enfants couraient entre les roues des motos. Des femmes tressaient devant les échoppes, discutant tout en vendant des crédits ou des avocats encore verts.
— C’est toujours aussi vivant, dit Issa en observant les façades.
Bob au volant hochant la tête. Issa vit une file devant un petit guichet Western Union, puis plus loin une galerie moderne en verre, toute neuve, surgie comme une promesse au milieu du chaos.
— J’avais oublié ce mélange, dit-il.
— Quel mélange ?
— La sueur et les rêves. Tu sens que les gens veulent survivre, mais aussi grandir.
En arrivant près du bureau de CNSS, l’ex SONAS, Bob quitta le boulevard en prenant à gauche. Ils s’arrêtèrent devant le commissariat central de Butembo qui se trouvait juste à côté de l’hôtel de ville.
— Allez, on y va. Le maire nous attend.
Ils montèrent à l’étage, passèrent un couloir aux murs jaunis, puis entrèrent dans une salle de réunion modeste mais bien tenue. Le maire se leva à leur entrée. Costume sombre, regard mesuré. À ses côtés, Furaha, droite et silencieuse. Et le bourgmestre Muhasa, les bras croisés, l’air déjà agacé.
— Messieurs, dit le maire. Merci d’être venus.
Bob fit les présentations.
— Voici Issa Asimwe, ancien d’Interpol, formé en Europe. L’un des meilleurs.
— J’espère que vous l’êtes toujours, répondit Muhasa, sans sourire.
Issa ne releva pas. Il tira une chaise et s’assit calmement.
— Je vous écoute.
Bob, debout à sa gauche, fit un signe de tête.
— Vas-y, Furaha. Tu peux commencer.
Sans hésiter, Furaha sortit un dossier, le posa sur la table et l’ouvrit. À l’intérieur : des photos imprimées, quelques témoignages, un rapport préliminaire griffonné.
— La victime s’appelait Katsuva Ombeni, journaliste à Radio Moto. Trente-sept ans. Connu pour ses enquêtes sur la corruption, les marchés publics, les réseaux politiques. Il a disparu la veille au soir. Retrouvé le lendemain à l’aube, nu, dans une rigole de Musienene.
Elle glissa une photo vers Issa.
— Torse marqué. Brûlé. Le dessin d’un insecte et en bas une lettre qu’on ne sait pas encore ce que cela signifie, « D ».
Issa ne parla pas. Il regarda simplement l’image. Longuement. Silencieusement.
— Pas de témoins directs. Pas d’arme retrouvée. Le lieu ne présente aucune trace de lutte. On a interrogé quelques habitants, mais ça ne donne rien pour l’instant. La peur, la confusion… ou la complicité.
Elle referma le dossier. Silence. Le maire s’éclaircit la gorge.
— Vous venez d’un autre monde, monsieur Issa. Ici… nous n’avons pas de caméras de surveillance, pas de laboratoires d’analyse ADN, pas d’unité scientifique pour ce genre d’enquête. Pas de spécialistes, pas de base de données.
Il fixa Issa dans les yeux.
— Ce que vous voyez dans les séries policières… oubliez.
Issa hocha la tête sans sourire. Il connaissait déjà cette réalité. Le bourgmestre Muhasa prit à son tour la parole, le ton agacé.
— Des meurtres, on en a vu. Vols, vengeances, règlements de compte… Mais jamais ça.
Il pointa la photo du doigt.
— Un tueur qui signe son crime ? C’est du cinéma. Et c’est la première fois que ça arrive ici.
Issa reposa la photo, puis croisa les bras.
— Pourtant… ce genre de tueurs existe.
Il releva les yeux vers eux.
Dans les années 60, aux États-Unis, un homme avait semé la peur dans tout le nord de la Californie. On l’appelait le tueur du Zodiaque. Il tuait, puis envoyait des lettres codées aux journaux, signées d’un symbole : un cercle avec une croix au milieu. Il laissait des indices, des énigmes, comme s’il voulait qu’on le poursuive. Certains disaient qu’il jouait. D’autres pensaient qu’il voulait qu’on comprenne quelque chose.
— Ce genre de tueurs existe, dit Issa. Certains ne se contentent pas de tuer. Ils veulent être lus, déchiffrés, craints.
— Intéressant, dit Furaha qui suivait attentivement.
— Et bien avant lui, il y a eu Jack l’Eventreur, à Londres en 1888. Il tuait des femmes dans les ruelles brumeuses de Whitechapel. Toujours de nui. Toujours avec une précision presque chirurgicale. Et après chaque meurtre, il écrivait à la presse. Des lettres signées « From Hell », parfois accompagnées de morceaux d’organes humains.
— Sérieux ?
Furaha était fascinée.
— Il ne voulait pas juste tuer. Il voulait laisser une trace. Peut-être que notre tueur veut aussi laisser une trace ou faire passer un message.
— Donc vous pensez que cette lettre « D » et cet insecte est une sorte de signature ?
— Je pense que c’est bien plus que ça.
Bob s’approcha de la table et posa sa main à plat.
— Messieurs, dames… Furaha sera l’assistante directe d’Issa. Toutes les questions, tous les dossiers, tous les accès passent par elle.
Il regarda Issa.
— Elle connaît la ville. Les gens. Et elle est solide.
Issa hocha doucement la tête, en signe de respect. Furaha répondit d’un léger sourire.
— Parfait, dit le maire. Faites au mieux. Et vite.
La réunion fut levée. Bob, le maire et Muhasa restèrent dans la salle pour discuter à voix basse. Furaha sortit avec Issa. Ils roulèrent dans une vieille Toyota grise jusqu’à l’avenue Bamate. Les volets de l’appartement vibraient sous la brise tiède du soir. A l’intérieur, le silence s’installait doucement, comme pour laisser la parole aux pensées.
— C’est ici. Petit appartement meublé. Pas luxueux, mais discret.
Issa entra. Deux pièces, un petit salon, une salle de bains. Vue sur la colline. Silencieux.
— Parfait, dit-il. Mieux que beaucoup d’hôtels en Europe.
Furaha sourit.
— Si vous le dites.
Elle resta debout, adossée au mur, pendant qu’Issa posait sa valise. Puis il s’assit. Elle fit de même. Quelques secondes passèrent.
— Alors, dit-elle enfin. On commence quand ?
— On a déjà commencé, répondit-il.
Il fixa le vide.
— Dis-moi… Qui a tué Katsuva ?
Elle ouvrit la bouche. Se ravisa.
— Et pourquoi l’a-t-on tué ?
Silence.
— Que faisait-il à Musienene, ce soir-là ?
Furaha baissa les yeux.
— Aucune idée.
Issa se redressa, puis quelques secondes après, il se leva, alla se servir un verre d’eau à l’évier.
— Si tu menais cette enquête seule, où commencerais-tu ?
Furaha ne réfléchit pas longtemps.
— Je chercherais le tueur. Son passé, ses relations, son mode opératoire.
Elle se redressa.
— Je chercherais un mobile. Est-ce que Katsuva avait des ennemis ? Des menaces ? Un dossier dangereux ?
Elle marqua une pause.
— Je chercherais le pourquoi, pour trouver le qui.
Issa l’écoutait, puis hocha lentement la tête.
— Méthode classique. Logique. Solide.
Il but une gorgée, puis ajouta :
— Tu sais, dans certaines enquêtes que j’ai suivies… les gens se précipitent toujours sur le tueur.
— Tu ferais quoi toi ?
— Moi je commence par la marque. Pas le meurtrier. La forme, le langage, le message.
Furaha fronça les sourcils.
— Tu penses que cet insecte veut dire quelque chose ?
— Tout veut dire quelque chose. Et surtout ce qui est gravé dans la chair.
Issa revint se rasseoir.
— Un tueur peut cacher son visage. Mais un symbole, lui… trahit toujours celui qui l’a choisi. Il parle pour lui. Il relève sa vision, ses obsessions, parfois même sa peur.
— Donc tu penses que si on comprend ce que cache ce dessin, ce mot… on comprendra le tueur ?
Issa réfléchit quelques secondes avant de répondre.
— Non.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Si on comprend ce que ça veut dire… peut-être qu’on comprendra ce que le tueur veut. Et s’il veut être compris, alors il est déjà en train de nous parler.
Un silence. Furaha n’avait jamais enquêté sur une affaire pareille.
— On va bien bosser ensemble, je le sens.
— Exact.
Ils restèrent un instant silencieux. Au loin, la ville faisait son bruit habituel. Motos, prières, radios crachotantes. Comme si rien ne s’était passé. Comme si un homme n’avait pas été marqué comme du bétail dans une rigole au bord du monde.
— Demain, on fait quoi ? demanda Furaha en prenant une inspiration.
— On retourne au point zéro. Là où le corps a été trouvé.
Furaha se leva. Elle jeta un dernier regard à Issa, puis s’en alla sans mot. Elle savait que la chasse avait commencé.
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