Chapitre 4 : Hors des ténèbres (1/2)

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ORANNE


Il était une fois, une marchande qui rêvait de devenir impératrice.

Elle avait suivi le plan de son beau et fort fiancé. Renverser une tyrane en organisant une rébellion, des ambitions réalisables, en somme ! Alors la jeune femme avait des étoiles dans les yeux rien qu’à l’idée de s’asseoir sur le trône conquis, aux côtés de l’héritier légitime devenu héros. Infiltrée au milieu de ses ennemis, le poison comme meilleure arme, elle les affaiblirait de l’intérieur, pour qu’assez tôt le coup final soit porté !

Ce ne serait pas un véritable conte si la fin n’était pas tragique. Bien sûr que la jeune femme espérait une victoire lorsque son bien-aimé a surgi dans la salle du trône. Il avait beau être submergé, il a défié la despote en combat singulier. Il s’est battu avec bravoure, mais la fourbe se battait avec deux lames au lieu d’une, et elle a pris le dessus jusqu’à l’achever.

Est-ce que le mal vaincra toujours ? Et qui sera condamné à y assister en permanence ?

Oh, je divague…

Un soupir brisa le mutisme au sein de l’obscurité. Ses ongles ripèrent sur les murs effrités de sa cage. Amaigrie, flottant dans des haillons malpropres, Oranne Abdi se souvenait parfois de l’époque de faste et de béatitude. Lorsqu’un beau mariage l’attendait, et qu’elle se délectait des plaisirs simples de la vie en compagnie des gens qu’elle aimait. Autrefois, oui… Elle s’étendit lamentablement sur le sol, seulement éclairée par le faible éclat de la torche par-devers les barreaux.

Même remuer un doigt engendrait de la géhenne. Il lui serait si aisé d’abandonner, de se laisser péricliter de faim ou de soif. Hélas ses geôliers lui réservaient une destinée toute différente, aussi l’astreignaient-elles à survivre dans les pires conditions.

Que reste-t-il de moi, au juste ? Oranne coiffait jadis ses cheveux bruns en nattes, désormais ils s’emmêlaient disgracieusement à la moitié de son dos. Et sa peau si lisse, au teint si basané, reluisait sous le soleil de l’ouest myrrhéen. On lui avait arraché son médaillon, on l’avait réduite à l’état de miséreuse.

Quelque chose la retenait cependant de sombrer pour de bon. Un murmure qui la berçait chaque fois que ses paupières se fermaient. Recroquevillée, le sol lui râpait le torse et son nez retroussé, et pourtant elle esquissait un sourire grâce au crâne contenu au creux de sa main.

— Mon Phedeas, souffla-t-elle en le caressant. Quoi qu’il arrive, tu resteras toujours à mes côtés.

Elle frotta sa joue contre les dents et frissonna ce faisant. Tu me réponds, j’en suis certaine. En échos que moi seule puisse comprendre. Déposant le crâne, Oranne ne cessa de la contempler, quitte à sentir ses lèvres se replier et sa mine s’affadir. Insuffle-moi du courage pour les épreuves. Donne-moi la force de surmonter l’adversité. Toi à mes côtés, rien ne peut m’arrêter, n’est-ce pas ? Peut-être qu’un sommeil dépourvu de repos la tenaillerait encore. Les journées se répèteraient inlassablement, le tourment la guetterait jusqu’à son dernier souffle.

Ses iris smaragdines, enfoncés dans leurs orbites, reflétèrent la clarté gagnant la salle. D’irritantes voix transpercèrent ses tympans, broyèrent le peu d’équanimité qui l’habitait encore.

— Écoute, elle parle encore au crâne !

— La pauvre n’a plus beaucoup dans le ciboulot.

— Une raison de venir la voir. C’est très distrayant.

— Quelle manque de sollicitude ! Quand le bétail souffre, on ne s’amuse pas de sa condition, on l’achève en bonne et due forme.

— Peut-être, mais le bétail n’a pas tenté de renverser l’impératrice.

— Toujours le dernier mot, hein ?

Où sont les limites de leur sadisme ? Oranne avait beau détourner le regard, elle trémulait d’instinct à l’approche du couple. Nul refuge ne l’hébergerait, aucune défense ne la préserverait. Tout juste se contenta-t-elle de leur adresser son regard le plus hostile : en vain, puisqu’ils s’en gaussèrent. Par leur lance en fer, ainsi que leur brigandine rouge et noire, les miliciens marquaient leur empreinte partout où ils allaient. Une femme musclée, au teint ébène et aux épaisses tresses devançait un homme bien bâti, au teint ivoirin et aux cheveux blonds longs et lâchés. Djerna et Xeniak. Le parfait duo en toutes circonstances. Surtout pour me torturer.

Chaque foulée alarma davantage Oranne. À quoi bon trembloter ? J’y suis accoutumée. Phedeas, donne-moi la force de résister ! Couchée, elle planta ses phalanges sur le sol, lesquelles accumulèrent poussière et salissures comme elle restait rivée sur le plafond. Toutefois l’approche des miliciens la contraignit à les regarder. Un grognement s’intercala alors dans leurs moqueries. Xeniak inséra la clé dans la serrure de la cellule, et sitôt entré flanqua un coup de pied sur les côtes de la prisonnière. D’abord Oranne rejeta la douleur, mais quand Djerna s’y joignit, elle se courba d’autant plus.

Ses gémissements amusèrent ses tortionnaires.

— Exprime-toi plus distinctement ! dédaigna Djerna en lui glaviotant dessus. Où est ta verve d’autrefois, traîtresse ?

— Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, jugea Xeniak. Enfin, ça impliquerait qu’elle ait été digne un jour !

Sous les ombres pernicieuses survivait la captive. Fermer les paupières et se détourner d’eux paraissaient futiles tant ils se portèrent garants de sa géhenne. Comme à chaque fois, ils m’invectivent tout en me rouant de coups. Ne s’en lassent-ils jamais ? Au lieu de quoi elle fixa âprement les miliciens.

— La petite a encore de la colère à revendre ! brocarda Xeniak. Tu en as eu assez de te lamenter à nos genoux, je présume ?

— Peu importe comment tu te conduiras, se gaussa Djerna, tu nous divertiras toujours. Te rends-tu compte seulement de combien tu es pathétique ?

— Venez-en au fait ! s’écria Oranne, se surprenant elle-même par la portée de sa voix. Pourriez-vous au moins me molester en silence ? Mes oreilles bourdonnent.

— Tu voudrais entendre plus nettement l’inexistante voix de ton chéri ? Pas de chance, nous faisons les règles, pas toi.

Djerna écrasa l’abdomen d’Oranne de sa lourde botte. Ce fut comme si ses organes furent comprimés, d’une attaque si puissant que la jeune femme crut cracher du sang. Telle une onde l’affliction se répandit en elle, la garda sous le joug de la milicienne.

— Et puis, reprit cette dernière, tu n’as que ce que tu mérites. Une société survit grâce à la dévotion de personnes fortes comme notre glorieuse Bennenike. Qui était Phedeas, sinon un gamin gâté, admirant un père qu’il n’a jamais connu ? Notre impératrice a eu raison de l’occire. Elle a eu raison de laisser son cadavre pourrir dans ta cellule, pour que cette vue s’imprime dans ta tête. Elle s’est même demandée ce qu’il se passerait si tu n’avais que son crâne ! Même si ça n’en avait pas l’air, ça a été difficile de le dépecer ! Et voilà le résultat : tu t’adresses à ce tas d’os, en espérant que ça te délivrera de ta condition !

Ne l’écoute pas, Phedeas. Jamais quiconque ne brisera mon esprit. Elle eut beau se remuer, le crâne comme rassurant repère, Oranne était inapte à riposter. Triompher de l’assèchement de sa gorge. Sa force me surpasse, mais je peux me rattraper sur l’éloquence ! S’insufflant une déclinante énergie, au-delà des râles et des lamentations, elle se dressa du mieux qu’elle pût.

— J’ai essayé de vous comprendre ! lança-t-elle. De savoir ce qui vous motivait à tuer des innocents. Cette quête était creuse. Bennenike vous a tout promis pour son bel empire : seule une minorité s’y complait, et vous vouliez y appartenir. Elle vous a lavés le cerveau et vous en redemandez, car cela vous conforte dans votre étroite vision du monde. Comment pouvez-vous avoir la conscience tranquille après tous vos crimes ? Je ne suis pas pathétique, vous l’êtes.

Du sang monta au visage de Djerna. Un poing crispé pour sonner le glas. Mais ce fut Xeniak qui agrippa sa tête, la releva, et la fracassa sur le mur derrière elle. À la collision fendit une décharge de douleur arrachant un hurlement à Oranne. Bien que l’attaque l’assommât presque, sa nuque et son crâne résistèrent à toute déchirure. Il est moins forte que sa carrure le suggère.

Oranne inspira en se frottant la figure du revers de la main. Bras relâchés, jambes pliées, sa posture ne plaidait guère en sa faveur. Pourtant elle n’en eut cure : elle se tordit de rire, manquant de toussoter par l’excès. Encore et encore, faisant fi de l’impatience des miliciens, et de toute fâcheuse rétribution qu’elle pourrait subir.

— Pourquoi te marres-tu ainsi ? demanda Xeniak. Tu t’es aperçue de la stupidité de tes mots ? Épargne-nous tes sermons sur les précieux innocents citoyens. Ton fiancé brûlait des villages, tu te rappelles !

— La mort l’a expié de ses fautes ! cria-t-elle. Il est pur comme il vit encore à travers moi ! Pouvez-vous en dire autant ?

— Inutile de nous confirmer que tu es cinglée.

— Faites-moi donc qu’à souffrir, puisque vous êtes incompétents ailleurs ! Accomplissez la volonté de votre chère impératrice ? Hors de l’extérieur, hors du temps, je survis au bon gré des ambitions impériales. Est-ce que cela fait sens ? Que se passe-t-il ailleurs ? À vous de me répondre !

— Oranne… Tu nous retardes. Au départ, nous devions juste te conduire auprès de Bennenike. Toi qui parlais de mettre fin à ton supplice, c’est justement de ça dont il est question. Lève-toi ! Et prends ton crâne avec toi si ça t’enchante.

De part et d’autre le couple se plaça : agrippant chacun une épaule d’Oranne, ils la jetèrent sèchement à terre. Goûter au contact de la froide pierre l’exhorta à se mouvoir, à voir par-dessus le crâne dont elle entendait encore la voix. Ta présence suffira-t-elle ? Aide-moi, aide-moi ! Djerna le saisit avec fermeté tandis que Xeniak ligotait la prisonnière. Le crâne à la ceinture, entre la taille et la corde, assurait un indéfectible lien. Nous serons ensemble pour les épreuves à venir.

— Et maintenant, avance ! somma Djerna.

Oranne n’eut nul autre choix que d’obtempérer. Contrainte d’avancer hors des ténèbres, transitionnant à travers de glissants escaliers. Traînée dans les artères du Palais Impériale, où chaque immense meuble, chaque tapisserie jaspée, chaque mosaïque déployant de chaudes nuances la cernaient d’une splendeur devenue inatteignable. Emmenée dans des couloirs paraissant infini, dans lesquels nobles, servants et gardes la toisaient telle une gueuse.

Jadis la marchande tentait de s’intégrer ici. Perdue entre ces vastes jardins et ces chambres cossues, ourdissant un complot destiné à s’échouer. Pensait-elle faire de ces ennemis des alliés ? Ce qui est certain, c’est qu’ils la regardaient autrement. Au crépuscule de sa quête, nul doute qu’elle pourra les entendre susurrer les pires atrocités à son égard.

Lorsqu’apparurent les portes massives dans sa vision, Oranne déglutit plutôt deux fois qu’une. Il lui était inconcevable de rebrousser chemin. Des semaines sans l’apercevoir, mais à redouter ses venues, l’avaient enveloppée à l’intérieur d’un cocon protecteur qui bientôt cèderait.

La prisonnière pénétra malgré elle dans la salle du trône.

Djerna et Xeniak la mirent à genoux, et alors réalisa-t-elle une fois encore son insignifiance. Par-delà les marches en argent, face au trône doré muni d’accoudoirs en lapis et émeraude, en argent, en-dessous des ornementations d’acacias, de rapaces et d’armes myrrhéennes peints le long du plafond voûté. C’était un lieu auquel Oranne n’était que trop familière. À l’époque où je marchais aux côtés de l’impératrice. En parlant d’elle, justement…

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